En France comme ailleurs, les conséquences dramatiques des inondations ponctuent régulièrement l’actualité. Pourtant, l’oubli ou l’ignorance du risque par les habitants et leur absence de préparation (Picon et al. 2006) est décrié par les gestionnaires comme étant la principale cause des dégâts. Le développement d’une « culture du risque » a été identifié par les autorités comme un des leviers principaux pour réduire les conséquences de catastrophes comme les inondations. La loi « Risques » de juillet 2003 [1] a notamment mis l’accent sur la promotion de l’information. Elle suppose que des habitants mieux informés prendront des précautions pour réduire les conséquences générées par l’occurrence d’une inondation et réagiront avec efficacité au moment de sa survenue. Cette orientation récente des politiques de gestion du risque vers la préparation aux catastrophes fait le constat de la limite des politiques de protection basées sur la technique et la maîtrise du risque par les experts ou la puissance publique. Elle annonce le besoin de donner un rôle à la population dans de nouveaux modes de gestion adaptés aux spécificités locales (Dourlens 2004).
Si le bien-fondé du principe d’information des risques ne peut être remis en cause, son efficacité en tant que politique publique mérite d’être évaluée. Cette question a motivé ma recherche sur la culture du risque d’inondation dans une ville du sud-est de la France, plus précisément à Lattes dans le département de l’Hérault [2]. En investiguant la vie ordinaire des habitants d’une zone inondable, cet article interroge les écarts qu’il peut y avoir entre l’intention à l’origine de l’obligation d’information (le développement d’une conscience du risque) et les effets de cette information sur les habitants.
L’attractivité des terrains vulnérables aux inondations
La zone d’étude considérée est une ville périurbaine appelée Lattes dans le sud-est de la France, entre Montpellier et la mer, dans l’ancien delta du fleuve Lez. À proximité d’étangs et à fleur de marais, la zone est totalement plane, à peu près au niveau de la mer. Le régime du fleuve, très court (40 kilomètres), est caractérisé par l’alternance entre des périodes d’aridité et des périodes de très fortes pluies, ou « épisodes cévenols » [3], menant à la formation de crues éclair [4] au potentiel dévastateur. Ce risque est d’autant plus élevé que la ville de Lattes a connu une explosion démographique rapide. De 1 500 habitants au début des années 1960, elle est passée à environ 18 000 aujourd’hui. Lattes est devenue une ville résidentielle attractive située en première couronne de l’agglomération montpelliéraine. Son cadre de vie confortable fait monter les prix du foncier indépendamment du caractère inondable de la zone [5].
Pourtant, la zone a connu plusieurs inondations, dont sept événements majeurs au cours du siècle dernier. L’histoire contemporaine locale retient surtout la crue de 1933, qui dévasta Montpellier en amont mais dont les effets sur Lattes, alors plaine agricole, avaient été limités. La crue de 1976 a fait d’importants dégâts dans les premiers quartiers résidentiels construits à Lattes sur les terres agricoles. À la suite de cet événement, entre 1979 et 1981, le fleuve a été endigué. Plus récemment, en 2003, et alors que la population avait été multipliée par 3,5 entre 1980 et 2000 [6], une nouvelle crue a fait craindre la rupture de la digue. Une forte mobilisation des acteurs locaux, soutenue par le nouveau contexte législatif énoncé ci-dessus, mena à de grands travaux de renforcement des ouvrages de protection (2008‑2012) [7].
© Séverine Durand, 2009.
Une communication sur le risque dominée par le registre de la maîtrise
À Lattes, conformément à la loi, l’injonction d’implication des populations dans la gestion locale des inondations a été cadrée par un premier programme d’action et de prévention des inondations (PAPI 1) sur le bassin versant du Lez (convention-cadre pour les années 2007‑2014). Le premier des six axes de ce programme est ainsi dédié à « l’amélioration de la connaissance et au renforcement de la conscience du risque par des actions de formation ou d’information du public ». La commune de Lattes répond à l’exigence réglementaire d’information, notamment par la mise à disposition du dossier d’information communal sur les risques majeurs (DICRIM). Ce document est disponible sur le site internet de la ville, et cité plusieurs fois par des habitants comme ayant permis de les renseigner lors de leur installation. Pendant la réalisation du travail de terrain (2009‑2012), l’onglet « Risque » du site internet de la ville ouvrait sur une page descriptive de l’ensemble des risques établis pour la commune, dont le risque inondation. Si l’obligation de la mise à disposition de l’information au public était remplie, sa forme la cantonnait à une information technique du zonage du risque et des consignes de sécurité, sans que cette information ne soit ancrée dans la vie communale. Les consignes génériques étaient applicables en tous lieux et l’information prenait une allure réglementaire et technique. Aucune histoire ou image des inondations passées ne présentait cette possibilité. Aujourd’hui, en 2016, le contenu de la page est plus explicite sur le risque local d’inondation, il présente la nature des épisodes cévenols et rappelle les dates des inondations passées. Toutefois, la page « Risques majeurs : lutte contre les inondations » consiste surtout en la présentation des différents dispositifs de protection existants (ou à venir) sur le bassin versant pour « protéger les habitations et les entreprises ».
Lors de leur réalisation, les travaux de protection à Lattes ont fait l’objet d’un important travail de communication par toutes les institutions territoriales, de la commune à la région en passant par l’agglomération, par l’intermédiaire des journaux officiels ainsi que dans la presse locale. La communication soulignait le caractère exceptionnel des dispositifs : « Les travaux de protection contre les inondations de la basse vallée du Lez menés à Lattes par Montpellier Agglomération sont d’une ampleur exceptionnelle en France. Ce nouveau dispositif sera efficace même en cas de crues exceptionnelles. » [8] La prégnance physique de la digue était renforcée par sa visibilité médiatique.
Source : Harmonie, journal de Montpellier Agglomération (aujourd’hui Montpellier Méditerranée Métropole), n° 251, mai 2008.
La communication officielle et journalistique se voulait rassurante. Les Lattois sont « [e]nfin protégés ! » (journal communal n° 37 de décembre 2008) et pourront passer le « [p]remier automne à l’abri » (journal communal n° 36 d’octobre 2008). La protection fournie par les ouvrages d’art se présentait toujours comme une explication très technique : « Ce principe, associé au déversoir de la Lironde [9], permettra de supprimer tout risque de débordement par-dessus les digues du Lez situées en aval du déversoir, et ce jusqu’à une crue de 1 500 m³/s » (journal communal n° 39 de mai 2009). La présentation des travaux était toujours similaire : les chiffrages du projet étaient repris dans le détail et le déroulement du chantier y était précisément expliqué et daté. Les illustrations étaient surtout des photos aériennes qui accentuaient l’importance des travaux. Un titre comme « Le grand chantier vu du ciel » (journal communal n° 34 d’avril 2008) donnait une impression de domination des éléments qui encourage la mise à distance des inondations.
Source : Midi Libre, édition du 20 août 2008.
Vers une culture de la protection ?
L’importante médiatisation des travaux de protection a porté ses fruits. Pendant mon enquête, aux questionnements sur les inondations venaient souvent des réponses sur les travaux. Les ouvrages de protection constituaient le principal sujet lié aux inondations, essentiellement en écartant leur possibilité. « Et puis maintenant avec les travaux qu’ils ont fait […] les digues, elles ne doivent pas casser : elles sont faites pour ça ! » me disait un habitant lors d’une visite pour la location d’un appartement. « Avec les travaux qu’ils ont fait, ce n’est plus inondable maintenant », me disait un autre habitant, partageant l’idée la plus répandue localement sur le risque. L’enquête sur la culture du risque a essentiellement trouvé une absence : à Lattes on ne parle pas d’inondation mais de sa protection. L’enquête a montré, à côté de la mémoire des catastrophes passées ou des mécanismes de déni du risque – souvent mis en exergue dans les études – la construction collective d’une confiance en la protection qui empêche la constitution d’une culture locale du risque (Durand 2014). Ainsi que le résumait un habitant : « Mais moi, je crois que c’est pour cela que l’on n’en parle pas du tout, c’est que le danger, on ne le sent pas du tout ! ».
À Lattes, le risque n’a été ni caché, ni nié. Les obligations réglementaires en matière d’information sur les risques ont été respectées. Cette étude de cas invite à questionner l’écart entre l’objectif qui a mené à la mise en place d’une obligation d’information, autrement dit la promotion d’une culture du risque, et les effets réels de cette information sur le terrain. Les travaux de protection qui transforment fortement l’environnement, associés à leur importante valorisation médiatique, contribuent à encadrer socialement la mémoire locale (Leborgne 2006). La communication politique locale en valorisant les dispositifs de protection participe ainsi d’une certaine invisibilisation du danger.
De fait, cette manière de faire s’inscrit dans la longue histoire locale de la conquête du milieu par l’homme (Durand 2015), couplée à une culture régionale ingénieriste forte. Cette tradition méditerranéenne de maîtrise de la ressource en eau et de ses risques [10] s’accompagne de « représentations collectives privilégiant la maîtrise de l’aléa » (Vinet 2007, p. 133), ce qui fait perdurer ici peut-être plus qu’ailleurs la foi dans le bien-fondé des mesures structurelles.
Une évolution récente notable dans la communication locale sur les risques nous invite à modérer notre propos. Portées par le Syndicat du bassin versant du Lez (SYBLE) dans le cadre du second programme d’action et de prévention des inondations (le précédent ayant principalement permis la réalisation des travaux de protection), de nouvelles mesures pour la sensibilisation des habitants ont été prises. Ainsi, une exposition itinérante mettant en images les inondations des 15 dernières années sur le bassin versant du Lez a été mise à disposition des communes concernées. Lattes l’a accueillie en octobre 2016. Peut-être que cette nouvelle action participera davantage à susciter une culture de l’inondation. Mais les réflexes sont tenaces. Lors de la promotion de l’exposition le maire a conclu son propos en soulignant de nouveau l’ampleur des travaux exceptionnels réalisés sur sa commune. [11]
Un conflit difficile entre culture du risque et promotion territoriale
Cette étude de cas met finalement en évidence une difficulté dans la gestion française des risques en matière de prévention : celle de la communication sur le risque résiduel dans le cas de travaux de protection. Est-il raisonnable de mettre dans les mains des collectivités locales le devoir de sensibilisation aux risques quand ce sont ces mêmes administrations qui doivent par ailleurs défendre la compétitivité de leur territoire ? Comment les villes pourrait-elle communiquer sur la possibilité de l’inondation alors que la promotion du développement les pousse, au contraire, à communiquer sur les dispositifs de protection ?
Bibliographie
- Dourlens, C. 2004. La Question des inondations au prisme des sciences sociales. Un panorama de la recherche publique, Paris : Centre de prospective et de veille scientifique.
- Durand, S. 2015. « Du marécage à la résidence. Trajectoire d’une zone inondable », Annales de la recherche urbaine, n° 110, « Villes et vulnérabilités », octobre.
- Durand, S. 2014. « Vivre avec la possibilité d’une inondation » ? Ethnographie de l’habiter en milieu exposé… et prisé, thèse de doctorat en sociologie, Aix‑Marseille Université.
- Leborgne, M. 2006. « Le rôle des mémoires collectives dans la construction du sentiment d’appartenance territoriale. Le cas du Parc naturel régional du Verdon », Faire Savoirs, n° 6, « L’ethnicisation et la racisation des rapports sociaux en question », printemps, p. 85‑90.
- Picon, B., Allard, P., Claeys-Mekdade, C. et Killian, S. 2006. Gestion du risque inondation et changement social dans le delta du Rhône. Les catastrophes de 1856 et 1993‑1994, Versailles : Quæ/Cemagref (co‑éditeurs : CIRAD, Ifremer, INRA).
- Vinet, F. 2007. Approche institutionnelle et contraintes locales de la gestion du risque. Recherches sur le risque inondation en Languedoc-Roussillon, mémoire d’habilitation à diriger des recherches en géographie, université Montpellier‑3 Paul-Valéry, 270 p.