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Essais

Revenge travel : aéromobilités et industrie aérienne après la pandémie

Après sa chute vertigineuse aux débuts de la pandémie, le trafic aérien connaît une reprise très soutenue, alimentée par le revenge travel des passagers. Weiqiang Lin montre qu’il s’agit aussi d’une revanche de l’industrie aérienne, dont il décrypte les enjeux, de très large portée.


Dossier : Les mobilités post-Covid : un monde d’après plus écologique ?

La reprise du transport aérien dans la seconde moitié de l’année 2022 a été spectaculaire. Par rapport aux projections de l’Association du transport aérien international (IATA) au pic de la pandémie de Covid-19, le secteur a retrouvé son niveau d’activité une année plus tôt que prévu, une fois les restrictions frontalières abolies au printemps 2022 (Cornwell 2022). C’est à ce moment qu’est apparue l’expression « revenge travel » (« voyage de revanche ») pour désigner un monde avide d’aviation, après plus de deux ans de demande refoulée et de frustration face aux privations imposées par la pandémie.

Dans ce contexte, il semble que le recul de la pandémie ait laissé la place moins à un retour à la situation de 2019 qu’à un rebond menant à un nouveau sommet pour l’aviation. On pourrait même dire, dans une certaine mesure, que la réouverture du monde a ouvert un nouveau chapitre pour le voyage aérien, alors même que le secteur est aux prises non seulement avec des préoccupations de rentabilité, mais aussi avec une pénurie de main-d’œuvre sans précédent, une série de nouvelles procédures sanitaires et le spectre toujours présent d’une autre crise mondiale possible.

Par ses impacts, le Covid-19 a accéléré les tendances existantes de l’aviation et a transformé le secteur, en faisant de l’aéromobilité une activité plus délicate et plus problématique. En retraçant les évolutions récentes des principaux marchés de l’aérien et de la gouvernance mondiale de l’aviation, j’organiserai cette analyse autour de trois thématiques : premièrement, l’automatisation croissante du travail dans les aéroports ; deuxièmement, la hausse des pratiques d’exclusion et de surbooking ; troisièmement, la dilution des efforts d’atténuation du changement climatique pour garantir la reprise du trafic aérien. En bref, la pandémie a fait de l’industrie aérienne une créature plus insatiable qu’auparavant, alors même – ou peut-être parce que – bien des voyageurs plébiscitent son retour.

Revanche 1 : Pénurie de main-d’œuvre et automatisation

Il n’est pas étonnant que les aéroports, partie prenante d’un secteur longtemps pionnier dans les avancées technologiques, se soient récemment tournés vers les robots et les technologies numériques pour automatiser leurs activités les plus élémentaires. Des bornes d’enregistrement aux dépose-bagages automatiques, en passant par les services d’information, toute une armée de machines – parfois équipées de bras automatiques, de capteurs et de dispositifs d’intelligence artificielle – accomplissent aujourd’hui un grand nombre de tâches de vérification, autrefois considérées comme fastidieuses mais demandant un degré de réflexion alors conçu comme trop élevé pour être confiées à des robots. Le recours aux robots était déjà une tendance en cours avant la pandémie, mais la difficulté à trouver de la main-d’œuvre lors de la récente reprise de l’aviation a créé des conditions optimales d’investissement dans de telles machines. En d’autres termes, alors que ces technologies étaient redoutées par les travailleurs à cause du risque de les voir remplacer les humains, elles sont maintenant jugées indispensables.

Figure 1. Nouvelles bornes d’enregistrement de la compagnie Emirates à l’aéroport international de Dubaï

Ces nouvelles bornes peuvent être connectées aux smartphones et tablettes.
Photographie : W. Lin.

Figure 2. Un robot de nettoyage au terminal 1 de l’aéroport Singapour Changi

Photographie : W. Lin.

La situation actuelle trouve également son origine dans le licenciement en masse des travailleurs de l’aviation au début de l’année 2020. Contrairement aux employés de bureau, aux traders ou aux journalistes, leur métier ne se prêtait pas au télétravail. Pour ne rien arranger, en raison de la longue baisse d’activité, nombre de ces travailleurs ont tourné la page professionnellement, ce qui rend très improbable leur retour dans le secteur aérien, même dans le contexte d’une reprise du trafic.

Face à la pénurie de travailleurs disponibles, de nombreux aéroports internationaux ont donné un grand coup d’accélérateur à leurs plans d’automatisation (voir Zeng et al. 2020), même si ceux-ci existaient parfois depuis longtemps. Les solutions des deux dernières années comprennent notamment de nouvelles bornes d’enregistrement biométriques pour les passagers à l’aéroport de Perth, des dépose-bagages automatiques et des technologies d’authentification des documents d’identité pour les contrôles de sécurité à Los Angeles ; un accès numérique aux salons à Dubaï et l’automatisation du passage de l’immigration à Singapour Changi.

Revanche 2 : refus de sièges, surbooking et éthique des affaires

Autre sujet litigieux, les compagnies aériennes rendent plus éclatées et précaires qu’auparavant les expériences aéromobiles des clients « de moindre importance ». Armées d’un nouvel arsenal numérique, elles distinguent les différents niveaux de (non-)fidélité de leur clientèle avec une rigidité particulière. De telles différentiations ne sont certes pas nouvelles dans le secteur. Comme l’ont écrit de nombreux spécialistes des mobilités, l’aviation a créé des segmentations spatiales et sociales fortement inégalitaires, permettant à certains (des élites) de traverser l’aéroport rapidement, alors que d’autres doivent subir l’attente, les contrôles et la surveillance constante au nom de la sécurité (Adey 2006).

La pandémie de Covid-19 et ses conséquences ont, semble-t-il, poussé ces différentiations à l’extrême. En particulier, alors que les affaires reprennent, une partie des compagnies pinaillent sur le droit des passagers à réserver certains sièges, ou groupes de sièges, au sein d’une même classe de voyage. Sans pouvoir se tourner vers les centres d’appels internationaux, qui ont été sous-traités, délocalisés et réduits à une poignée de sites – généralement en Inde ou aux Philippines – pour faire des économies, les passagers qui ont des demandes particulières n’ont souvent d’autre recours que de s’auto-enregistrer sur les sites internet des compagnies ou aux guichets automatiques des aéroports. Dans le même temps, les algorithmes conditionnent l’accès aux sièges les plus prisés à la fidélité et à la régularité des voyages d’un passager sur une compagnie ou à la classe tarifaire.

Le summum de ces iniquités est peut-être la pratique du surbooking, c’est-à-dire le fait de vendre plus de sièges qu’il n’en existe réellement. Si l’ampleur de cette pratique varie en fonction des compagnies, le magazine Time a révélé qu’au premier trimestre 2022, 7 143 personnes s’étaient vu refuser l’accès à bord – contre 742 pour la même période en 2021 et 1 576 en 2020 (Popli 2022). Destiné à maximiser les profits des compagnies, le surbooking a aujourd’hui un impact disproportionné sur les voyageurs qui ne font pas partie de l’élite et prennent des billets à moindre prix, car les algorithmes des systèmes de réservation les identifient automatiquement et les excluent en priorité lorsque la situation le demande.

Alors que de nombreux pays ne disposent pas d’une législation adaptée en la matière, ces pratiques soulèvent des problèmes qui dépassent la seule différenciation des segments de marché et renvoient à l’éthique des affaires. Lorsque la demande de transports dépasse largement l’offre, les compagnies peuvent dans les faits se soustraire à leurs responsabilités concernant des contrats de vente impossibles à honorer. De plus, les billets aux tarifs plus bas, achetés plus tôt (non modifiables et non remboursables, donc très contraignants pour les acheteurs) sont généralement évincés en premier, afin d’honorer les tarifs plus élevés que les compagnies parviennent à obtenir dans les réservations plus tardives. Un tel calcul va à l’encontre de la bienveillance montrée à l’industrie aérienne durant la pandémie, alors que des fonds publics [1] ont été utilisés pour soutenir des entreprises privées en difficulté.

Revanche 3 : Une atténuation insuffisante des effets de l’aviation sur le changement climatique

On ne saurait clore cette analyse sans évoquer l’impact persistant des aéromobilités sur le changement climatique. Le sujet est sensible depuis les années 1980, au moins, et l’aviation internationale est de plus en plus mise en cause pour sa contribution aux émissions de gaz à effet de serre – comme pour l’impunité dont elle semble jouir dans ce domaine. Pourtant, la législation internationale sur le sujet reste modeste et évolue lentement. De fait, l’instrument principal d’atténuation climatique pour l’aviation internationale est aujourd’hui le Régime de compensation et de réduction de carbone pour l’aviation internationale (CORSIA), supervisé par l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI, ICAO en anglais), qui reste limité, car il s’agit d’une mesure d’atténuation à court terme pour du carbone bel et bien émis dans l’atmosphère sur le long terme. Dans sa phase pilote, le CORSIA est un mécanisme fondé sur une logique de marché, qui pousse les compagnies aériennes et les exploitants à compenser annuellement leurs émissions de CO2 supérieures au niveau de 2019-2020 en achetant des crédits-carbone.

Si le nombre affiché d’États participants – 115 au moment de l’écriture de cet article – semble encourageant, le programme fait face à une forte opposition de certains des plus importants marchés mondiaux de l’aviation, comme la Chine et l’Inde. Durant la 41e assemblée de l’OACI (en 2022), plusieurs délégations européennes ont ainsi souligné que CORSIA n’allait pas assez loin, et ont émis le souhait de travailler avec d’autres pays pour aligner l’aviation sur les objectifs environnementaux plus généraux inscrits dans l’accord de Paris des États de la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques. À partir de 2024, CORSIA adopterait comme nouveau point de référence 85 % des niveaux de 2019. Les États chercheraient à atteindre en 2050 un objectif collectif ambitieux à long terme (LTAG) de zéro émission nette pour l’aviation (OACI 2022b), grâce à un ensemble de mesures comprenant de nouvelles technologies aéronautiques, l’amélioration des performances de vol et un recours croissant aux carburants durables. Omission flagrante, la perspective d’une réduction de la demande de transport aérien n’a pas été évoquée, alors même que l’aviation peine à atteindre ses objectifs annuels, pour ne rien dire des objectifs sur trente ans (figure 3).

Figure 3. Décalage entre les objectifs d’utilisation de carburants alternatifs pour l’aviation de l’IATA (représentant les principales compagnies aériennes dans le monde) et leur usage réel (en pourcentages du carburant total utilisé)

Source : Dan Ruthford, The International Council on Clean Transportation. Pour plus d’informations, voir le rapport de We Are Possible : « Missed Target : A Brief History of Aviation Climate Targets », mai 2022, disponible sur : https://www.wearepossible.org/our-reports-1/missed-target-a-brief-history-of-aviation-climate-targets.

Les objectifs ambitieux ne vont pas au-delà de ce que leur nom indique (une ambition) et un autre choc pourrait bien faire avorter, ou du moins retarder, les résolutions actuelles. De fait, CORSIA a déjà connu une forme de déplacement des objectifs pour les ajuster au programme de reprise des compagnies après la pandémie. Le LTAG lui-même comprend des clauses qui « n’attribuent pas d’obligation spécifique à chacun des États », mais permettent « à chaque État de contribuer volontairement à la réussite des objectifs ambitieux généraux » (OACI 2022b, A-6). Jusqu’à meilleure visibilité sur les actions entreprises par le secteur dans les années à venir, on ne peut que se demander si la pandémie de Covid-19 a freiné ou stimulé la soif de trafic aérien des compagnies.

Une nouvelle ère pour l’aviation ?

Le revenge travel suscite beaucoup de discussions sous l’angle des consommateurs. On a sans doute prêté moins d’attention aux tendances revanchardes nourries par le secteur aérien lui-même. Sur des questions aussi diverses que l’automatisation du travail, l’éthique des affaires dans la vente et le refus de sièges, ou la propension à surfer sur les difficultés liées à la pandémie pour échapper à ses (non-)obligations environnementales, l’aviation est actuellement engagée dans une inquiétante campagne pour regagner ce qu’elle a perdu.

D’une certaine manière, cette réaction est compréhensible ; après tout, les transports aériens ont subi des pertes sans précédent. Pourtant, si elles ne sont pas maîtrisées, les décisions actuelles pourraient s’avérer dangereuses car elles concentrent un peu plus encore le pouvoir entre les mains de certaines entreprises, avec le soutien entier d’une population avide de voyage et du système de gouvernance international. Dans ce contexte, il appartient aux citoyens ordinaires des pays du Nord, qui sont les principaux bénéficiaires de l’aviation, de dépasser le choc des deux dernières années et d’encourager une aéromobilité plus respectueuse des générations futures.

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Pour citer cet article :

Weiqiang Lin, « Revenge travel : aéromobilités et industrie aérienne après la pandémie », Métropolitiques, 29 juin 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Revenge-travel-aeromobilites-et-industrie-aerienne-apres-la-pandemie.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1930

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