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Au pied des Mallos de Riglos, dans l’Aragon, en Espagne (© Matthieu Munoz)
Essais

Réinterroger nos pratiques de développement urbain à travers les modes de vie nomades

Le nomadisme, subi ou choisi, demeure à la marge des projets de développement urbains. Nina Lemahieu interroge la façon dont ce mode de vie en pleine expansion pousse les communes de toutes tailles à repenser leurs aménagements.

Relégué dans le champ de la marginalité, associé à la précarité, le nomadisme est plus souvent qu’on ne le pense un mode de vie choisi, en phase avec les valeurs de certains, adapté à la profession des autres. Plusieurs ingrédients sont réunis pour que le nomadisme 2.0 puisse faire recette : essor du télétravail, accessibilité grandissante aux réseaux de communications internet et mobiles, adhésion à un certain nombre de principes écologiques comme le minimalisme et la sobriété. La profondeur du changement vécu par ceux qui font le choix de la vie nomade a de quoi donner le vertige, car c’est tout un écosystème qui se transforme en même temps qu’eux, du rapport au travail à la façon d’habiter les lieux, en passant par les choix de consommation. Que peuvent donc nous apprendre les particularités du mode de vie nomade, à l’heure où les politiques d’aménagement du territoire cherchent à se réinventer ? Le fait nomade interroge nos pratiques de développement urbain à double titre, en tant que processus global d’aménagement et de gestion du territoire. Sur le fond, il questionne l’intégration d’enjeux politiques et sociaux spécifiques, et sur la forme, les méthodes procédurales qui sont aujourd’hui prédominantes dans nos façons de faire la ville.

La pluralité des configurations de vie nomade

En France, la loi du 3 janvier 1969 relative à l’exercice des activités ambulantes et au régime applicable aux personnes circulant en France sans domicile ni résidence fixe, a créé une vaste catégorie administrative pour les populations nomades, celle des « gens du voyage », définis comme les « personnes sans domicile ni résidence fixe (SDRF) circulant en France ou exerçant des activités ambulantes ». Historiquement et culturellement, ceux qu’on appelle les « nomades » renvoient à des populations bien précises, assimilées aux cultures tsiganes, roms ou yenniches. Mais, au sens littéral, la définition des gens du voyage implique une diversité de profils. Pour Saskia Cousin, cette catégorie fait ainsi référence à un « bricolage conceptuel qui fait coexister le nomade, le vagabond, le tsigane et l’artiste, le bohème, le bidonville et la Cour des Miracles, le bricoleur locavore et recycleur, le dangereux apatride, le migrant inintégrable et le citoyen européen et cosmopolite » (Cousin 2016).

Autrefois réservé à quelques pionniers, le phénomène nomade contemporain trouve ses sources d’inspiration dans les vagues saisonnières des snowbirds d’Amérique du Nord, une population de retraités qui, chaque hiver, voyage vers les États du Sud, à bord de leur caravane, en quête de températures plus clémentes. Aujourd’hui, le mode de vie nomade ou semi-sédentaire s’est étendu à de nouvelles catégories de population. La première revendique un habitat choisi : jeunes, aventuriers, en quête de sens ou révoltés, ces nomades prônent une nouvelle philosophie de vie, centrée sur l’autonomie et la débrouille, le tout englobé d’une forte valorisation de la nature. La seconde correspond à ceux que l’économie de marché et la spéculation immobilière ont jetés sur les routes. Ils sont saisonniers, précaires, anciens squatteurs, jeunes en décrochage scolaire, familial ou professionnel… Ces deux catégories ont un point commun : dans une société articulée autour de la propriété privée, tous, à plus ou moins haut degré, vivent en marge de la société contemporaine (Jeanjean 2011).

Les habitats nomades sont, eux aussi, pluriels. En 2014, l’habitat mobile et/ou léger est classé en trois catégories : la caravane, la « résidence mobile de loisir » (RML), construite sur roues et tractable, et les « habitations légères de loisirs » (HLL), démontables, comme les tiny houses, des micro-maisons pensées de façon à minimiser la taille de l’espace de vie, et dont la construction ne nécessite l’installation d’aucune infrastructure (Viala 2016). Ces modèles témoignent d’une diversité de situations qui vont de la famille occupant une simple yourte par conviction écologique aux travailleurs précaires qui vivent à l’année en mobile-home dans les campings municipaux, faute de solutions plus adaptées (Mésini 2011).

L’installation sur un terrain est le principal obstacle auquel se heurtent les personnes nomades. Depuis la loi Besson de 2000, des aires d’accueil leur sont dédiées, obligatoires dans les communes de plus de 5 000 habitants. Les camping-caristes au long cours font souvent le choix des aires pour véhicules de loisir, initialement réservées aux touristes (Viala 2016). Quelles qu’elles soient, ces aires d’accueil se font souvent discrètes. Reléguées aux marges de la ville, elles peinent parfois à fournir les services nécessaires au quotidien de ceux qui les fréquentent. Les défauts de gestion y sont plus fréquents qu’ailleurs, ce qui, dans le cadre d’un lieu vécu collectivement, peut entraîner de sérieuses problématiques d’hygiène et de confort.

Figure 1. Une aire de camping-cars en Vendée

© Matthieu Munoz.

Alternant entre mobilité et résidentialisations plus ou moins temporaires, les personnes ayant choisi ou qui subissent l’itinérance investissent des espaces de vie mais ne sont pour autant, aux yeux des élus et habitants, jamais chez elles. Dans ce cadre, un rapport de négociations permanent s’installe entre les catégories sédentaires et les nomades et « semi-nomades », allant jusqu’à entraîner des conflits et des expulsions (Loiseau 2016).

Quand le politique fixe les conditions du nomadisme

La législation française peine à réguler les modes de vie nomades du fait de la multiplicité des droits à mobiliser pour encadrer une pluralité de situations. Habitat, sécurité, politiques d’aménagement, droit du travail, accès aux services publics… c’est tout un ensemble de réglementations qu’il s’agit de revoir et d’adapter à ce statut.

À commencer par les champs de l’urbanisme et de l’architecture, qui ont traditionnellement cloisonné l’habitat à des formes de bâti en dur, et qui encore aujourd’hui peinent à intégrer des typologies de construction plus souples et légères (Viala 2016). Les normes de construction contemporaines sont peu adaptées aux formes éphémères et mobiles que revêt l’habitat nomade. En outre, jusqu’au vote de la loi ALUR en 2014, les PLU ne comportaient aucune disposition à ce sujet dans leurs réglementations. Avec cette loi, les autorisations se sont élargies, mais restent contraignantes : il est possible de stationner ou d’investir un terrain privé, dans les zones autorisées par le règlement d’urbanisme, pour une durée supérieure à trois mois, à condition de déposer une déclaration préalable, voire un permis d’aménager, et de conserver les moyens de mobilité de sa résidence. Pour le porteur de projet, ces réglementations impliquent notamment d’établir un certificat d’hygiène et de sécurité, en cas de non-raccordement aux réseaux de la commune. Au-delà, il se doit de renseigner, par exemple, la durée annuelle d’installation et la superficie du terrain consacré à l’habitation, qui sert à calculer le montant de la taxe d’aménagement, à laquelle il est redevable. Le défrichement d’un terrain naturel comme les situations de sous-densité, susceptibles de concerner un certain nombre de configurations d’habitat nomade, nécessitent de s’acquitter de taxes supplémentaires, de se rapprocher de la préfecture, voire, dans certains cas, d’organiser une procédure d’enquête publique.

D’autres règles de droit français se sont succédé pour tracer les contours de la spécificité nomade. On peut notamment citer deux registres de droit qui ont tenté d’encadrer ce phénomène. D’une part, au nom de la protection du paysage et du respect de l’environnement, l’installation des camping-cars en site classé et sur les rivages de mer est interdite dès 1930. D’autre part, l’arsenal sécuritaire propose un certain nombre d’outils aux maires pour contrôler les installations sur le territoire de leur commune. En parallèle à l’obligation pour les communes de plus de 5 000 habitants de mettre en place des aires d’accueil pour les gens du voyage, la loi Besson acte la possibilité pour les maires d’interdire par arrêté le stationnement des résidences mobiles sur le reste de leur commune. En cas de non-respect de cette décision, ou si l’occupation du domaine public porte atteinte à l’hygiène, à la sécurité ou à la tranquillité publique, le préfet, voire le juge administratif ou le juge des référés, peuvent être saisis et procéder à une expulsion après un délai de carence de deux jours. En 2003, avec la loi sur la sécurité intérieure, le législateur durcit les conditions d’installation des gens du voyage hors aire réservée, en ajoutant aux expulsions des sanctions pénales, notamment la possibilité pour les forces de polices locales d’amender, voire de réquisitionner, le ou les véhicules concernés par l’infraction. Enfin, la loi relative à l’accueil des gens du voyage et à la lutte contre les installations illicites votée en 2018 a doublé le montant des peines que peuvent encourir les propriétaires de résidences mobiles en situation d’infraction, celles-ci pouvant désormais aller jusqu’à un an d’emprisonnement et 7 500 euros d’amende [1]. Si elles permettent de réguler les parkings sauvages, ces mesures questionnent, voire menacent le droit pour les populations nomades d’avoir accès à des conditions de logements stables et sûres.

S’inspirer du nomadisme pour renouveler nos pratiques de développement urbain

Le nomadisme est souvent vu d’un mauvais œil, et de ce fait, considéré comme un fait social qu’il convient de réguler. Pourtant, les pratiques que ce mode de vie génère peuvent constituer une source d’inspiration pour nos pratiques de développement urbain.

La souplesse dans les modes d’occupation du territoire est la première des caractéristiques du nomadisme. En effet, la préoccupation majeure des voyageurs au long cours est de pouvoir circuler et occuper librement le territoire, habiter le « non-lieu », les interstices, les marges de la ville et de la société (Marsault 2010). Les van-lifers et autres néo-nomades investissent en particulier les friches, ces terrains peu identifiables et non identifiés, privés ou publics, qui paraissent libres de droits. Pour ce faire, et parfois malgré eux, les itinérants innovent, alternent entre des pratiques ancestrales comme le bivouac, autorisé mais réglementé en France, et des outils de communication contemporains comme l’application numérique park4night, qui recense et partage un ensemble de possibilités d’installations et de services. Travailler sur le sujet de l’accueil des populations nomades pourrait nous permettre de repenser le rapport entre espace public et espace privé, et d’approfondir le sujet des communs. Des réflexions de ce type sont aujourd’hui émergentes en France : le projet des îles prairies, un réseau de lieux de vie collaboratifs construits sur pilotis, va dans ce sens [2].

De même que l’urbanisme transitoire valorise l’occupation d’espaces de vie informels pour y développer de nouvelles pratiques, plus écologiques et participatives, l’urbanisme nomade pourrait aussi être un moyen d’expérimenter de nouveaux modes d’être à la vie et aux territoires (Bonnafoux et Mésini 2016). Ces deux courants portent un message commun auprès de la puissance publique et de ses aménageurs : accepter le temporaire, la débrouille, le recyclage, et construire – ou ne pas construire –, du moins penser la ville par l’expérimentation et la participation habitante. L’habitat léger en est un bon exemple, dans la mesure où ses procédés de construction remettent en valeur des apprentissages vernaculaires (Mésini 2011). Au-delà de la question de l’habitat, c’est tout le rapport aux ressources et aux biens qui est transformé avec le nomadisme. Pilier du mode de vie nomade, la sobriété fait naître des formes particulières d’échange et de don, qui se développent dans les communautés des snowbirds aux États-Unis notamment. En termes de développement économique, c’est un exemple dont les collectivités locales pourraient s’inspirer.

Enfin, le nomadisme est un bon exemple de réinvention des expériences de lien social et de solidarité. De nouveaux services sont portés par de petites entreprises, start-ups ou associations, pour encourager le lien entre habitants et voyageurs. France Passion, par exemple, propose une solution d’accueil gratuit pour camping-cars ou autres véhicules de loisir chez des agriculteurs, vignerons et artisans. L’ambition est de miser sur la promotion des savoir-faire locaux pour redonner de l’attractivité aux territoires ruraux. Certains vont plus loin et voient dans ces modes de vie alternatifs une solution pour redonner vie et sens aux campagnes (Bonnafoux et Mésini 2016). Les maires des communes rurales sont de plus en plus nombreux à jouer avec les règles pour encourager l’installation de nomades « choisis », notamment les saisonniers et jeunes actifs. Ils utilisent pour ce faire des outils juridiques « dévoyés », comme le permis de construire à titre précaire (Mésini 2011). En allant plus loin, on peut imaginer la mise en place de services publics mobiles et la création de plateformes d’échange de services ou de biens entre voyageurs et communautés locales.

Figure 2. Sur le terrain d’un agriculteur

© Matthieu Munoz.

Encore aujourd’hui, les conditions de vie des personnes nomades sont extrêmement variables et dépendent notamment du regard porté par les autorités et les riverains sur un phénomène mal compris. Si les discriminations dont ils font l’objet freinent l’émergence de réflexions plus approfondies à leur sujet, il existe des modèles réussis de campements autogérés, à l’instar des Wagenburgen à Berlin. Installés sur des espaces en friches laissés libres suite à la chute du mur de Berlin, les Wagenburgen se constituent en micro-démocraties et fonctionnent en vase clos, sur la base de l’échange de compétences et de l’hybridation des savoirs (Marsault 2010). Ces lieux de vie collectifs invitent à de nouvelles expériences de consommation, de lien aux autres et à soi-même, voire constituent des espaces inédits pour la création d’une identité citoyenne et européenne Dès lors, pourquoi ne pas envisager le nomadisme comme un laboratoire pour les pratiques urbaines, sociales, culturelles, écologiques de demain ?

Figure 3. Au pied des Mallos de Riglos, dans l’Aragon, en Espagne

© Matthieu Munoz.

Bibliographie

  • Bonnafoux, F. et Mésini, B. 2016. « Habitat léger et mobile de résidence : éCo-Habiter en Ardèche méridionale », Actualité de l’habitat temporaire. De l’habitat rêvé à l’habitat contraint, Terra HN Éditions, « SHS ».
  • Cousin, S. 2016. « L’éternel temporaire dure-t-il ? Imaginaires bobos, roms et bohème », Actualité de l’habitat temporaire. De l’habitat rêvé à l’habitat contraint, Terra HN Éditions, « SHS ».
  • Jeanjean, A. 2011. « Des équilibres humains », Techniques et culture, n° 56, p. 16-29.
  • Loiseau, G. 2016. « Matérialiser l’expérience “voyageuse” dans un système de co-présence entre nomades et sédentaires », Actualité de l’habitat temporaire. De l’habitat rêvé à l’habitat contraint, Terra HN Éditions, « SHS ».
  • Marsault, R. 2010. « “On the road again !” Nomadisme de l’appartenance et citoyenneté européenne : les Wagenburgen de Berlin », Le Sujet dans la cité, vol. 1, n° 1, p. 192-213.
  • Mésini, B. 2011. « Quelle reconnaissance de l’habitat léger, mobile et éphémère », Techniques et culture, n° 56, p. 150-167.
  • Viala L. 2016. « Figures ironiques de l’habitat temporaire », Actualité de l’habitat temporaire. De l’habitat rêvé à l’habitat contraint, Terra HN Éditions, « SHS ».

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Pour citer cet article :

Nina Lemahieu, « Réinterroger nos pratiques de développement urbain à travers les modes de vie nomades », Métropolitiques, 26 avril 2021. URL : https://metropolitiques.eu/Reinterroger-nos-pratiques-de-developpement-urbain-a-travers-les-modes-de-vie.html

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