De 1984 à 2011, le parc immobilier croît de 36 %, le parc social de 58 % [1], la population seulement de 15 %. Le taux de propriétaires passe de 52 % à 58 %. Aujourd’hui, sept propriétaires sur dix ne remboursent plus de prêts [2]. Au cours des années 2000, la surface moyenne des maisons passe de 97 à 102 m², la surface des appartements reste constante et le nombre de personnes par logement passe de 2,5 à 2,35 [3]. Sur cette même période, pour les locataires restant en place, le loyer n’augmente que de 1,8 % par an [4]. Nous ne rentrerons pas plus avant dans l’analyse de ces chiffres, ils sont assez parlants : l’idée d’une crise du logement n’est pas fondée.
Incohérences et fonction du discours sur « la crise du logement ! »
Mais alors pourquoi cette croyance existe-t-elle ? Regardons ce qu’indique la fondation Emmaüs (2013, p. 239) quand elle tente de définir ce qu’est le mal-logement. Différentes rubriques sont élaborées, les deux plus importantes étant la privation de confort (2,1 millions de personnes) et le surpeuplement (4 millions de personnes). Ces situations concernent 10 % de la population française et représentent un enjeu majeur de politique publique. Précisons ici explicitement que, aussi pénibles et éprouvantes soient ces situations, elles ne sont pas le sujet du présent article. Son sujet est de comprendre pourquoi le slogan de « la crise du logement ! » a une portée si générale. Car, hormis les situations recensées par la fondation Emmaüs, les Français sont plutôt bien logés, et dans des situations patrimoniales très confortables pour 41 % d’entre eux [5] (INSEE 2012, p. 273). Comment se fait-il que ce malaise perdure ? Les situations de misère, non systématiques comme l’indique Jean-Pierre Lévy et al. (2012), ne peuvent certainement pas à elles seules suffire pour expliquer la force de cette croyance ; l’empathie et la compassion culpabilisées non plus.
Dans ce discours sur « la crise du logement ! » est convoquée principalement une observation, un unique chiffre, absolu, qui a pour effet très notable d’occulter les autres éléments statistiques. On ne voit plus que lui quand il arrive, il est l’objet du scandale : les prix immobiliers ont crû depuis 1996 de 158 % [6]. Nommons les trois facteurs principaux qui à notre sens expliquent ce mouvement : l’augmentation de l’espérance de vie, la baisse régulière des taux depuis 1990, mais surtout la décision des « baby-boomers » de mettre en œuvre une stratégie du : « Je deviens propriétaire à tout prix, au cas où ma retraite ne serait plus assurée, pour ainsi, au moins, ne plus avoir de loyer ni de prêt à payer à ce moment-là » [7]. Et sur ce dernier point, la mission est accomplie pour 41 % des français (INSEE 2012, p.273).
Quelles en sont les conséquences économiques ? Essentiellement, la fermeture de l’accession à la propriété aux jeunes générations, sauf à avoir un appui familial (Yates 2011). Un clivage générationnel, insistons-y. Formulons alors l’hypothèse que l’une des fonctions politiques du discours sur « la crise du logement ! » serait d’empêcher de poser le problème en termes d’égalité générationnelle. Les deux éléments discursifs qui manifesteraient cette résistance seraient :
- la réduction trop systématique du débat aux problèmes, réels mais partiels, du mal‑logement ;
- l’ignorance des statistiques immobilières autres que le prix du mètre carré, car il faut bien constater qu’un certain obscurantisme règne dans ce domaine.
Occultation, réduction, obscurantisme… On n’y voit décidément pas très clair alors que, simultanément, beaucoup de rhétoriques sont bruyantes et tout à fait univoques. En effet, l’idée qu’il pourrait ne pas y avoir de crise du logement est rarement défendue, il n’y aurait aucun doute ; curieuse chose qu’une crise sans fin comme le pointe Myriam Revault d’Allonnes (2012). Notons, de plus, que le concept de crise ne possède pas de définition (Roux-Dufort et Lalonde 2013). Voilà bien des éléments qui ont un air d’inconscient.
Un air d’inconscient
a. Un caractère généralisé
Alors même que pour beaucoup de particuliers leur situation immobilière est tout à fait convenable, ceux-ci vont porter, vont interpréter – comme on le dit des acteurs (Freud 1921) – le discours de « la crise du logement ! ». Un locataire considérera que s’il n’est pas propriétaire, c’est à cause de « la crise ! ». Un propriétaire considérera que si son bien n’est pas assez grand, c’est à cause de « la crise ! », pris dans une illusion biographique (Bourdieu 1986). Ainsi, bien que la pénibilité des conditions de vie soit loin d’être universelle, cela est néanmoins vécu comme systématique et universelle.
b. Un caractère indubitable
Tout se passe comme s’il n’y avait pas le moindre doute. Sur un thème important et sensible comme le logement, on est en droit d’attendre des réflexions détaillées, contradictoires, précises et argumentées, et il s’en produit effectivement. Mais une constante de ces réflexions est qu’elles ne remettent en général pas en doute la possibilité d’une crise du logement. Si elles peuvent avoir sur d’autres points des oppositions et des contradictions, profondes et légitimes (Burckel 2014 ; Mouillart 2007 ; Fijalkow 2013), pour autant à propos du signifiant « la crise du logement ! », rien ne va contre et le chœur est souvent à l’unisson. Or, dans une situation où il n’y a pas en moyenne sept habitants par logement, la question peut se poser, elle n’a rien d’incongrue. Mais ce n’est pas le cas : la rationalité objective semble comme ignorer cette possibilité.
c. Un caractère investi et de manque
Il ne s’agit pas d’un sujet indifférent. L’investissement de la question est grand. Il peut échauffer les esprits, il concerne, il attire l’attention. « On manque de logement » est la présentation la plus habituelle de ce que serait la crise :
- « Il manque un million de logements » (La Croix, le 28 août 2014) ;
- « Logement : la grande pénurie » (L’Expansion, le 8 octobre 2010) ;
- « Logement : les lois se succèdent et la pénurie continue » (Capital, le 26 mars 2014).
On pourrait même dire que la plainte se présente sous une forme encore plus indéterminée : « On m’en prive » [8]. Son caractère inconscient semble croître avec l’implication subjective ; il semble en aller comme dans le texte, « On bat un enfant » (Freud 1919).
d. Un caractère bâtonnier
Le slogan « la crise du logement ! » est un discours qui tend à se focaliser sur une seule donnée, le prix.
- « Pourquoi le logement est-il trop cher ? » (La Dépêche, le 5 mai 2010) ;
- « L’immobilier reste trop cher pour les jeunes » (Le Figaro, le 14 octobre 2007).
S’il évoque d’autres éléments, ceux-ci n’ont souvent qu’un rôle complémentaire. Il semble y exister un trait unaire, un indicateur principal : l’indicateur par lequel on est flagellé. La jouissance par l’indicateur unique est sans doute l’un des facteurs les plus importants qui explique cette tendance à la réduction du discours. Que l’on sache bien au moins par quoi l’on est battu, à défaut de qui (Freud 1919).
e. Un caractère insaisissable
En première impression, la revendication de crise semble claire : « On manque de logement, le prix est trop cher ». Mais lorsque l’on commence à analyser économiquement cette revendication, certains éléments semblent disparaître. La revendication s’informule, la cause en devient inconnue et l’objet insaisissable. L’exercice de pensée produit une déception : le furet semble comme fuir sous la torche de la rationalité. Un tel phénomène est remarquable. Il est assez fréquent lorsqu’il s’agit de traiter de sujets économiques « sensibles ». Il constitue bien souvent une signature fiable, une indication pertinente qu’un élément inconscient est à l’œuvre.
f. Un caractère empathique
Dans ce discours, qui pourrait tout à fait être individuel et où chacun serait centré sur lui-même, on trouve presque toujours la mention d’autres qui seraient, ou qui sont, dans des situations bien pires. Mais cette altérité n’a rien d’un altruisme, elle a une fonction bien précise. Puisque la situation immobilière est acceptable pour beaucoup, leur plainte est donc fragile, délicate à soutenir. Il importe donc de pouvoir l’argumenter un minimum pour tenter de l’établir, de la faire apparaître comme légitime. Les 10 % de la misère sont alors très utiles. Ils peuvent se penser avec le schéma L de Lacan (1955) et le mécanisme de l’identification hystérique de Freud (1921). L’exercice de rationalisation est en quelque sorte a posteriori de la plainte ; la plainte préexiste à son objet. Tout se passe comme si la plainte, fondée, des 10 % était réinterprétée par les 90 %.
g. Un caractère langagier et de demande
Le dire du slogan « la crise du logement ! » semble beaucoup plus important que le logement lui-même. Cette crise se déroule dans le langage. Mais cette parole est très particulière : elle comporte des éléments d’occultation et de réduction, elle se fait dans un certain obscurantisme. De plus, elle est tout à fait véhémente :
- « Crise du logement : toujours pire ! » (Marianne, le 11 mai 2010) ;
- « Crise du logement : le combat sans fin » (Les Échos, le 29 janvier 2014) ;
- « La France en face : le scandale du logement » (France 3, le 20 janvier 2014).
Notons également que la forme de cette demande, c’est la plainte, la revendication.
h. Un caractère générationnel
Dans l’optique d’une analyse des cycles de vie, poser la question du logement en termes d’égalité générationnelle ne semble pas illégitime (Yates 2011). Il est aussi utile de rappeler qu’il existe une idée bien curieuse, qui circule depuis une dizaine d’années, et qui affirme que : « Les enfants vivront moins bien que leurs parents, que pour eux la vie sera plus dure ». Comment peut-on en être si sûr ? La fonction de cette phrase ne serait-elle pas plutôt de mettre en œuvre cette situation ? De la faire accepter, tout en la déplorant ? Quelque chose de difficile, en rapport avec la filiation, ne se jouerait-il pas à l’occasion du discours sur « la crise du logement ! » ?
Perspectives interprétatives
Ces différents caractères renvoient à des concepts freudiens ou lacaniens bien identifiés (l’Autre, la fixation, la répétition, l’investissement, le triplet privation-frustration-castration, l’angoisse…). Ils laissent penser qu’une interprétation psychanalytique est pertinente et utile. Lorsque l’on approfondit la question, le thème du malaise arrive rapidement : « la crise ! » serait la modernité du malaise dans la culture (Freud 1929). L’identification hystérique aux personnes dépourvues y agit et la fustigation s’y manifeste en faisant du chiffre économique l’instrument d’une raclée désirée (Freud 1919). Enfin, la question de filiation semble s’y rattacher. La mise en place et l’organisation d’une inégalité générationnelle s’y conjoint.
En résumé, le discours du « la crise ! » et les 10 % de la population qui subissent la misère, subjectivement, fournissent un symptôme prêt-à-porter, socialement, permettent la dissimulation d’une inégalité intergénérationnelle, économiquement, justifient des subventionnements.
Bibliographie
- Bourdieu, P. 1986. « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62‑63, p. 69‑72.
- Burckel, D. 2014. « Logement : pourquoi et comment faut-il relancer la construction ? », L’Observateur de l’immobilier, n° 89, p. 14‑20.
- Fijalkow, Y. 2013. « La “crise du logement” n’est pas (seulement) celle qu’on croit », Métropolitiques, 17 juin.
- Fondation Emmaüs. 2013. L’État du mal-logement en France. 18e rapport annuel, Paris : Fondation Abbé Pierre pour le logement des défavorisés.
- Freud, S. 2011 [1919]. « Un enfant est battu », in Du masochisme, Paris : Payot et Rivages.
- Freud, S. 2011 [1921]. Psychologie des foules et analyse du Moi, Paris : Payot et Rivages.
- Freud, S. 2015 [1929]. Le Malaise dans la culture, Paris : Presses universitaires de France.
- INSEE. 2012. « Comptes du logement 2011 », RéférenceS, Paris : Commissariat général au développement durable.
- Lacan, J. 1955. « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », in Écrits, Paris : Éditions du Seuil.
- Lévy, J.-P., Bourdeau-Lepage, L. et Roudil, N. 2012. « Une solution à la crise du logement : ouvrir le parc privé au secteur social », Métropolitiques, 21 décembre.
- Mouillart, M. 2007. « Des besoins durablement élevés », Constructif, n° 18.
- Revault d’Allonnes, M. 2012. La Crise sans fin, Paris : Seuil.
- Roux-Dufort, C. et Lalonde, C. 2013. « Editorial : Exploring the Theoretical Foundations of Crisis Management », Journal of Contingencies and Crisis Management, vol. 21, n°. 1, p. 1‑3.
- Yates, J. 2011, « Cyclical Versus Structural Sustainability of Homeownership : Is Counter-Cyclical Intervention in Housing Markets Enough ? », Housing Studies, vol. 26, n° 7‑8, p. 1059‑1080.