Jeunesses françaises est publié dans une nouvelle collection des éditions La Découverte, dirigée par Stéphane Beaud et deux de ses anciens doctorants, Paul Pasquali et l’auteur lui-même, Fabien Truong. Comme le nom de cette collection le suggère, celle-ci entend « penser l’envers des faits », c’est-à-dire « remettre à l’endroit des réalités sociales trop souvent pensées à l’envers », « revisiter ces faits qui semblent déjà “tout faits”, pour aller à rebours des représentations ordinaires », et ainsi faire jouer aux sciences sociales le rôle de « poil à gratter » qu’elles doivent jouer « plus que jamais » et « qui les rend si fécondes » (p. 2).
L’originalité de l’ouvrage de Fabien Truong ne réside pas tant dans son objet – le rapport aux études et les trajectoires scolaires de jeunes des milieux populaires [1] – que dans l’échantillon choisi pour le traiter. En effet, l’auteur, ancien enseignant du secondaire en sciences économiques et sociales en Seine-Saint-Denis, a observé et suivi une vingtaine de ses anciens élèves depuis leurs années de lycée jusqu’à leur entrée dans la vie active. Ce sont donc les résultats d’une enquête au long cours – dix ans – qui sont présentés ici : un premier temps au lycée, de 2005 à 2010, où l’enseignant observe ses élèves de l’intérieur de la salle de classe, avec ses catégories d’analyse de « prof » (ce premier temps n’est relaté succinctement que dans le premier chapitre : « Entre les murs du lycée »), et un second temps, de 2010 à 2015, dans lequel les élèves sont devenus étudiants et où l’auteur est désormais en poste dans l’enseignement supérieur (à l’université Paris‑8, à Sciences Po Paris et à l’IUT [2] de Bobigny). L’enseignant-chercheur peut ainsi observer leurs trajectoires et devenirs, et s’interroger sur le « coût, le prix et le sens » (p. 12) de leurs pratiques, marquant le « passage de l’adolescence à l’état de jeune adulte » (p. 13). La question centrale posée dans l’ouvrage est celle des conditions de possibilité d’une amélioration de leur condition sociale par l’école (p. 13).
Un regard riche sur les trajectoires et les expériences
Davantage qu’une réflexion sur les « territoires de banlieue » et leur hétérogénéité, l’auteur se concentre, en fait, sur les expériences d’élèves d’une même classe, appartenant souvent (mais non exclusivement) aux milieux populaires, pour poser la question de leur espace des possibles et de la traversée des frontières de la société française : « Quels sont les territoires acquis, conquis et interdits ? » (p. 51). L’ouvrage suit les trajectoires de bacheliers répartis entre ce que l’auteur appelle « la voie normale », c’est-à-dire l’université (chapitre 2 : « La voie normale : passer par la fac »), « la voie médiane », à savoir IUT et STS [3] (chapitre 3 : « La voie médiane : assurer un bac + 2 »), et « la voie royale », comprenant classes préparatoires aux grandes écoles, Sciences Po via la convention éducation prioritaire, écoles privées (chapitre 4 : « La voie royale : se frotter à l’élite »). Les chapitres 5 (« Master classes : confirmer à la fac ») et 6 (« Voies privées, voies de salut ? ») décrivent les épreuves jalonnant l’obtention du bac + 5, tandis que le chapitre 7 (« Vies actives ») donne à voir des diplômés s’interrogeant face à leur entrée dans la vie active.
À travers la diversité des trajectoires présentées, Fabien Truong réussit à mettre en avant certaines expériences communes comme des différences. D’abord, la nécessité de se constituer un « collectif d’alliés », qui donne des repères à des situations qui en manquent, et réduit les dissonances. Ces petits groupes d’entraide rassemblant des membres socialement proches permettent l’apprentissage de l’ascèse universitaire, de la gestion rationalisée de l’emploi du temps et l’activation des dispositions à la mise au travail. Ces collectifs se constituent bien plus facilement dans la voie « médiane » qu’à l’université grâce à l’existence de classes. C’est aussi le cas dans la voie « royale », où ils sont plus nécessaires encore, l’amplitude du déplacement social et géographique étant plus grande. Ensuite, de nombreux ajustements dans les attentes et aspirations, où chacun tente de réduire les dissonances de sa propre trajectoire, en « confront[ant] son passé à son présent et à son futur, dans un jeu de réhabilitation du passé, de confirmation du présent et d’anticipation du futur » (p. 165). Ces « histoires que se racontent les étudiants pour établir la cohérence de leur trajectoire » sont nécessaires pour donner un sens à leur vie (p. 211‑212), ce que l’auteur appelle un « sens du chemin » qu’il faut d’abord trouver puis consolider pour pouvoir affronter les épreuves menant à l’obtention du diplôme.
Ce besoin de continuité passe notamment par l’apprentissage de l’art du « cheval à bascule », permettant un ajustement social à des configurations toujours changeantes, une trajectoire n’étant, par définition, jamais figée (p. 160). La maîtrise de cet art permet de concilier les dissonances et de passer d’un monde à l’autre, sans avoir à taire à chaque fois sa double identité, donc « non seulement de trouver socialement sa place, mais aussi de rester moralement serein » (p. 157). Elle repose en particulier sur l’activation d’un principe de coupure, qui permet d’atténuer le malaise de la confrontation par le cloisonnement des pratiques et la séparation des enjeux entre deux univers culturels distincts, en « coupant », c’est-à-dire en compartimentant et cloisonnant les façons d’être, de sentir et de parler selon les contextes. D’après Fabien Truong, cela permet de « dépasser l’opposition première entre fidélité aux origines et esprit d’aventure qui “clive” ceux que Pierre Bourdieu appelle les “transfuges de classe” [4], ouvrant la voie à un possible chemin de la conciliation » (p. 153). Ce principe de coupure rend l’ascension à la fois plus acceptable par les proches et plus méritoire, en renforçant un sentiment d’exceptionnalité de sa trajectoire, et en autorisant à se percevoir non plus comme un simple porteur de stigmate mais comme un être singulier, irréductible aux déterminismes (p. 153‑155). L’auteur pointe aussi l’importance des séjours à l’étranger (qui concernent en particulier tous ceux passés par la « voie royale »), qui autorisent à se voir autrement, parce que perçus différemment par d’autres « autres » : non plus comme « banlieusards » mais bien comme Français.
L’ouvrage met par ailleurs en lumière l’importance des jobs étudiants, dont la multiplication ne doit pas être simplement perçue comme une contrainte, mais également comme pourvoyeuse de ressources, à la fois financières (en permettant de participer à la vie étudiante, et ainsi de renforcer les collectifs d’alliés et d’activer le « cheval à bascule ») et comme compléments à la formation initiale, en assurant l’apprentissage de manières d’être. Ils peuvent autant être la preuve que les études « paient » – lorsqu’ils sont obtenus grâce à elles – que jouer un rôle tampon en cas d’échec scolaire. D’un autre côté, ils ne sont valorisés que lorsqu’ils ne font qu’accompagner les études, et non lorsqu’ils perdurent, puisqu’ils perdent alors leur « raison d’être qui est justement de disparaître » (p. 218‑219).
Fabien Truong montre enfin la déception et le dépit qui guettent « une jeunesse qui a pleinement joué le jeu national de l’ascension sociale et de la réussite par l’école », face à une fin de parcours qui peut avoir un goût amer. Confrontée à la limitation des choix professionnels, elle doit faire l’énième et ultime apprentissage – probablement le plus difficile – que « les attentes ne seront jamais complètement satisfaites ». L’auteur insiste ici sur le fait que les épreuves les plus déterminantes ne sont pas académiques : « apprendre à prendre sur soi » ne devient possible que par « un lent travail de conversion des dispositions sociales sur la scène étudiante », donnant la « capacité à affronter le stigmate territorial, le mépris de classe, l’illégitimité culturelle, le racisme et les phobies engendrées par la pratique de la religion musulmane » (p. 241‑243).
Une vision réductrice de « la » banlieue ?
Cette dernière citation est une illustration parmi d’autres du fait que l’auteur semble partir du présupposé que ses élèves formeraient un groupe social uniforme, à la « condition banlieusarde » identique, et qu’ils partageraient « une expérience collective de la stigmatisation suffisamment forte et répétée pour engendrer un sentiment d’appartenance » au fondement d’une « identité […] à l’intersection de la classe sociale, du lieu de résidence, de la couleur de peau, de l’origine migratoire, de la pratique de la religion musulmane et de l’éloignement de la culture légitime » (p. 12). Or, cette condition et cette identité homogénéisées ne semblent pas tant s’appuyer sur l’observation que sur des prénotions à l’égard des habitants « de banlieue ».
Dès la lecture du titre de l’introduction (« À l’école de la banlieue ») prédomine un point de vue réducteur, reprenant les catégories stigmatisantes du sens commun sur « la » banlieue, qui ne serait composée que de quartiers populaires. C’est ce qui ressort de l’usage du singulier pour rendre compte de conditions de vie, de pratiques et de populations aux caractéristiques bien différentes selon les territoires de « la » banlieue. Vivre en banlieue ne signifie pas seulement vivre dans les quartiers les plus déshérités [5] : l’école de Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine) se trouve tout autant en banlieue parisienne que l’école de Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) ou celle de Bouray-sur-Juine (Essonne). La réciproque est également vraie, certains quartiers populaires de Paris (et d’autres grandes villes) étant socialement très proches de certains quartiers populaires de banlieue.
L’auteur ne donne pas d’autres éléments sur les lycées dans lesquels il a enseigné que le fait qu’ils soient situés dans le département de la Seine-Saint-Denis ; or, cette information ne suffit pas à contextualiser la situation d’enseignement.
De même, il décrit ce qu’il appelle « le profil statistique moyen du lycéen de banlieue » (« issu des classes populaires », « “d’origine immigrée” » et « en proie aux “difficultés” scolaires »), qui « se dégage[rait] avec netteté » à partir des « données du seul établissement dans lequel [il est] resté deux années de suite » (p. 11). Ces approximations nourrissent potentiellement la stigmatisation de ces territoires et de leurs habitants, comme le suggère, d’ailleurs, immédiatement la couverture du livre (probablement une contrainte imposée par l’éditeur), qui représente un jeune homme portant un sweat à capuche en train d’étudier dans une bibliothèque universitaire. On aurait aimé plus de considération pour cette remarque d’un des enquêtés (p. 149) : « C’est pas parce qu’on vient du 93 qu’on porte obligatoirement un sweat à capuche… ». Enfin, l’intention de Fabien Truong de porter l’attention non plus sur la jeunesse « en rupture » mais sur celle qui « joue le jeu » et qu’il appelle, en reprenant une expression de Norbert Elias et John Scotson (1997), la « minorité du meilleur » que représentent les « bacheliers du général de banlieue », soit « la fraction honorable d’un groupe social marginalisé » (p. 11), semble formulée maladroitement. Est-ce à dire que seule une minorité des habitants des banlieues ne seraient pas « en rupture » ? Quid alors de « l’inventivité des questionnements » qui serait privilégiée par cette nouvelle collection dans laquelle est publié l’ouvrage ? En consacrant son étude à des trajectoires de réussite décrites comme improbables pour des « jeunes de banlieue », l’auteur reproduit paradoxalement les stigmates présents dans les représentations communes percevant la banlieue comme territoire homogène et déviant [6].
La persistance malgré l’enquête de ce qui semble être des prénotions provient peut-être du fossé sociologique observé dans le premier chapitre entre les « élèves de banlieue » et les « profs en banlieue » qui y travaillent, mais n’y résident pas [7]. L’auteur compare son expérience à celle d’un « touriste » et décrit sa présence parmi les élèves comme « socialement anormale » (p. 16), ce qui pourrait expliquer certaines extrapolations autour des pratiques de quelques-uns de ses élèves, trop rapidement généralisées à leur ensemble [8].
L’un des points forts du livre est donc de s’intéresser en détail à un maximum d’éléments biographiques des enquêtés (et pas seulement à la profession ou au niveau d’études de leurs parents) – lieux de résidence, propriétés sociales des amis et des partenaires amoureux et/ou sexuels, expériences professionnelles, rapports à la religion, pratiques de loisirs et sorties, styles vestimentaires, voyages, consommations ou non d’alcool – tout en décrivant leur évolution à travers le temps (ainsi que l’évolution des rapports des enquêtés à l’enquêteur).
Toutefois, alors même que la richesse de l’ouvrage réside dans ces portraits d’étudiants, chacun des cas présentés paraît idéal-typique et relevant d’une situation singulière. Quid alors des possibilités de montée en généralité ? On aurait souhaité des efforts plus importants pour expliquer les différences de trajectoires entre étudiants, ou la manière dont ils vivent leurs expériences et le sens qu’ils leur accordent. Par exemple, pourquoi certains maîtrisent-ils l’art du « cheval à bascule », sans se sentir tiraillés, quand d’autres ont le sentiment de trahir leurs origines en se « bountysant » (p. 198), expression qui fait « référence à la célèbre barre chocolatée » : noire à l’extérieur, blanche à l’intérieur. Pourquoi, dès lors, ce qui est central pour les uns paraît-il périphérique à d’autres ?
Bibliographie
- Allouch, A. 2013. L’Ouverture sociale comme configuration éducative. Pratiques et processus de socialisation et de sélection des milieux populaires dans les établissements d’élite. Une comparaison France–Angleterre, thèse de doctorat en sociologie, Institut d’études politiques de Paris.
- Beaud, S. 2003. 80% au bac… et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris : La Découverte.
- Bourdieu, P. 1989. La Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris : Éditions de Minuit.
- Elias, N. et Scotson, J. L. 1997. Logiques de l’exclusion, Paris : Fayard.
- Lahire, B. 1995. Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Paris : Seuil/Gallimard/Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, coll. « Hautes Études ».
- Laacher, S. 2005. L’Institution scolaire et ses miracles, Paris : La Dispute.
- Mohammed, M. 2011. La Formation des bandes. Entre la famille, l’école et la rue, Paris : Presses universitaires de France.
- Naudet, J. 2012. Entrer dans l’élite. Parcours de réussite en France, aux États-Unis et en Inde, Paris : Presses universitaires de France.
- Nozarian, N. 2013. Les Mondes de la « démocratisation » des grandes écoles et la sociodicée des élites. Le cas des conventions ZEP–Sciences Po Paris, thèse de doctorat en science politique, université Paris‑1 Panthéon–Sorbonne.
- Pasquali, P. 2014. Passer les frontières sociales. Comment les « filières d’élite » entrouvrent leurs portes, Paris : Fayard.
- Périer, P. 2005. École et familles populaires : sociologie d’un différend, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
- Terrail, J.-P. 1990. Destins ouvriers : la fin d’une classe ?, Paris : Presses universitaires de France.