En dépit de la longue bataille menée par les mouvements sociaux urbains pour la consolidation de nouveaux droits, satisfaits en partie par la Constitution de 1988 et la loi du Statut de la ville de 2001, seul un petit nombre d’initiatives fédérales ont été concrétisées en ce qui concerne la régularisation foncière et la réhabilitation des favelas. Les mesures concernant ces questions ont été limitées à certaines municipalités plus progressistes et ont souvent dépendu des ressources de la Banque mondiale. Il a fallu attendre l’arrivée du PT (Parti des travailleurs) au pouvoir en 2003 pour noter une inflexion importante des politiques de réhabilitation et de régularisation. Près de 15 ans plus tard, il est possible de procéder à un examen critique des progrès et des limites des actions engagées.
Cet article se concentre, plus spécifiquement, sur les initiatives de régularisation foncière et les retombées de celles-ci sur la ville de Rio de Janeiro. La question centrale qui se pose est de chercher à comprendre pourquoi le processus d’attribution de titres de propriété n’a pas suivi le rythme des réhabilitations. Dans beaucoup de cas, les projets de régularisation n’ont pas été finalisés et n’ont que rarement atteint la phase d’attribution des titres de propriété et, moins encore, la phase de leur enregistrement dans le cadastre - une étape qui assure, au Brésil, la propriété formelle et définitive du bien. De nombreux obstacles juridiques entravent ce processus mais, comme nous allons le voir, le problème est moins technique que politique.
Le ministère des Villes, créé au début du gouvernement Lula, en 2003, a pris en main les politiques urbaines du pays. Dans un premier temps, fort du concours de grands penseurs de la question urbaine comme Raquel Rolnik (2015), Erminia Maricato (2015) et Edésio Fernandes (1998), ce ministère a mis en œuvre des politiques innovantes : soutien aux municipalités pour la promulgation des schémas directeurs participatifs, création du Système national de logement d’intérêt social, mise en œuvre du programme national de régularisation foncière… Cependant, comme de coutume dans la politique brésilienne, ce ministère a fini par se transformer en une monnaie d’échange pour recomposer la base alliée au sein du Congrès national [1]. Il a perdu progressivement sa vocation d’agent de formulation de politiques et a fini par s’embourber dans d’obscures affaires de corruption avec les grandes entreprises de construction du pays.
© Rafael Soares Gonçalves, 2007.
Papel Passado : un programme national de régularisation foncière
La politique de régularisation foncière a pris une amplitude nationale à partir de la création en 2003 d’un programme spécifique, le programme « Papel Passado ». Jusqu’alors, la régularisation foncière était considérée comme l’une des composantes des actions de réhabilitation des quartiers populaires. Elle relevait seulement de l’initiative des municipalités, sans dimension nationale. Trois mesures ont été mises en œuvre par ce nouveau programme : (1) le soutien financier à divers projets, des États féderés ou des municipalités, de régularisation foncière, y compris en cédant aux projets des immeubles squattés du vaste patrimoine immobilier fédéral ; (2) la formation des agents qui opèrent les processus de régularisation foncière urbaine, en perfectionnant et diffusant la législation et les procédures relatives à la régularisation ; et (3) l’appui aux équipes locales dans les villes, les États et les organisations civiles, y compris en intervenant, en qualité de médiateur, dans les cas de conflits fonciers (Ministro das Cidades, 2004).
Le bilan du projet Papel Passado est relativement encourageant, tout au moins au niveau national : 623 quartiers dans 188 municipalités ont été directement appuyés par le ministère des Villes entre 2003 et 2011, favorisant 381 255 familles. Parmi celles-ci, 54 514 ont déjà reçu leurs titres de propriété, et 26 194 sont même arrivées à les inscrire au cadastre. En ce qui concerne l’appui indirect du ministère aux États et aux municipalités, 2 000 quartiers ont été aidés dans 372 municipalités et le programme a bénéficié jusqu’à présent à 1 562 506 familles, dont 327 854 ont reçu leurs titres et 111 695 ont réussi à enregistrer ceux-ci. Selon le dernier recensement, le pays posséde 6 329 quartiers infra-normés (aglomerados subnormais, selon la qualification officielle du recensement désignant les favelas, squats et des lotissements informels périphériques [2]).
À Rio de Janeiro, cependant, même si ce projet a bénéficié, entre actions directes et indirectes, à 54 133 familles, il a seulement accordé 5 466 titres et parmi ceux-ci seuls 1 779 ont été dûment enregistrés au cadastre. Dans le cas des actions directes, les chiffres sont encore pires : le programme n’a accordé que 31 titres, dont aucun n’a encore été notarié (Soares Gonçalves 2013). Nous ne sommes pas arrivés à obtenir des données plus récentes du ministère des Villes, mais il semble que le programme a très peu avancé au cours de ces dernières années, et le contexte actuel de crise économique et politique ne semble pas apporter beaucoup d’espoir de reprise.
De nouvelles lois mais des entraves à la régularisation foncière
De son côté, le chapitre III de la Loi 11977 de 2009 a finalement établi les lignes directrices qui devront guider la régularisation foncière de l’espace urbain dans l’ensemble du pays. L’article 46 de la loi de régularisation de la propriété foncière définit la régularisation foncière urbaine comme l’ensemble des mesures juridiques, urbanistiques, environnementales et sociales destinées à la régularisation des lotissements irréguliers et à la concession de titres de propriété à leurs occupants pour assurer le droit social au logement, le développement intégral des fonctions sociales de la propriété urbaine et le droit à un environnement écologiquement équilibré. La loi stipule que, bien que la régularisation foncière puisse être promue par l’Union fédérale, des États ou le District fédéral (sous réserve des dispositions du Statut de la ville), c’est la municipalité qui fixe les normes de régularisation sur son territoire.
Nous aimerions mentionner, ici, certaines entraves à la régularisation. Tout d’abord, comme nous l’avons souligné ci-dessus, l’acteur principal de la régularisation est la municipalité. La compétence des politiques urbaines revient à celle-ci et, même si par la suite d’autres sphères du pouvoir seront en mesure de participer à un projet particulier de régularisation, la municipalité devra prendre part à cette démarche. Certaines capitales et quelques-unes des grandes villes du pays possèdent les ressources financières, le personnel et les instruments juridiques nécessaires pour mettre en œuvre, de façon permanente, la régularisation sur leur territoire. Mais ce n’est pas la réalité pour la plupart des 5 570 municipalités brésiliennes.
© Rafael Soares Gonçalves, 2007.
Un deuxième élément à souligner est la priorité donnée ces dernières années à la construction de logements sociaux. En plus d’établir les paramètres pour la régularisation foncière comme mentionné ci-dessus, la loi 11977 a aussi créé le projet Minha Casa, Minha Vida, qui, à partir du modèle du programme mexicain, a injecté des ressources considérables pour permettre l’accès à la propriété aux classes populaires. Le projet fournit des ressources au marché immobilier et assure les financements nécessaires, largement subventionnés. Cependant, ce projet est plus qu’un projet de logement ; c’est un projet d’esprit keynésien, tourné vers la reprise et stimulation du secteur de la construction et du bâtiment dans le contexte de la crise économique mondiale de 2008. Si le nombre de logements construits est surprenant [3], le résultat urbanistique est catastrophique : des habitations aux qualités douteuses, construites en grande périphérie et souvent déconnectés des infrastructures. Le projet a canalisé des ressources et des efforts considérables du gouvernement, en décourageant, de ce fait, les investissements dans la réhabilitation et la régularisation des favelas. Et pire encore, il a contribué indirectement à la destruction de favelas dans le cadre de la préparation de la ville de Rio de Janeiro aux Jeux olympiques. Cet événement a en effet servi de prétexte pour reloger des milliers de personnes en violant, dans bien des cas, et de façon manifeste, les droits de ces personnes. Les relogés ont souvent été transférés vers des ensembles de logements construits via le projet « Minha Casa, Minha Vida » (Cardoso et al. 2015 ; Faulhaber et Azevedo 2015).
Penser la régularisation foncière pour repenser la question de l’informalité urbaine
Plus largement, la question de la régularisation repose celle centrale de l’informalité urbaine qu’il convient de repenser. La plus grande partie des projets de régularisation foncière se propose de « résoudre un problème ». On considère la formation des quartiers informels comme une simple étape du développement urbain. Il serait important de comprendre que l’informalité est un calcul politique fin des acteurs impliqués. L’informalité, à certains égards, représente une ressource vitale pour accéder à la ville, qui serait impossible par la voie des stratégies de marché ou de logements publics. Les mouvements sociaux urbains des favelas ne donnent plus la priorité à cette question, ils se préoccupent surtout de la violence policière et de la qualité et des coûts des services urbains. Sans la pression populaire, la régularisation foncière est progressivement mise en arrière-plan.
© Rafael Soares Gonçalves, 2007.
La lutte des habitants de la favela Vila Autódromo est un cas emblématique de la question des titres de propriété des habitants des favelas (Vainer et al. 2015). Située à côté du parc olympique, où sont installés la plupart des équipements des Jeux olympiques de 2016, cette favela a été victime de tentatives successives de relogement par la municipalité. Celle-ci a utilisé à plusieurs reprises des justificatives différentes, depuis les risques environnementaux jusqu’à la nécessité de la construction de nouvelles voies routières sur le terrain où se trouve la favela. Cependant, dans les années 1990, bon nombre de résidents de la Vila Autódromo avaient bénéficié d’un titre de concession d’usage par le gouvernement puisque la favela est située sur un terrain public. Malgré leur titre, très peu de familles ont réussi à rester sur place. L’actuel maire, Eduardo Paes, est arrivé à affirmer que le titre de concession d’usage de ces résidents n’était qu’un « morceau de papier écrit par un démagogue politique ». À quoi servent les titres, alors, si les autorités qui les concèdent ne garantissent pas leur efficacité [4] ?
Toutefois, les résidents les plus résistants ont pu obtenir une meilleure compensation financière du fait qu’ils détenaient un titre. Ce document peut assurer, sans doute, davantage de droits en cas de conflit, mais il ne garantit pas nécessairement la pérennité de l’installation dans le quartier. Face à l’augmentation systématique des prix immobiliers et le poids des locataires dans les favelas proches des centres urbains, nous nous demandons si le processus d’embourgeoisement ne serait pas encore aggravé si les projets de régularisation foncière avaient effectivement progressé au cours de ces dernières années. La précarité juridique est, à certains égards, une limite à l’intérêt de la classe moyenne, des grands acteurs de l’immobilier et/ou des réseaux internationaux d’hôtels d’entrer dans ces favelas les mieux situées.
L’idée n’est pas ici de préconiser l’abandon de la concession de titres de propriété, mais il est nécessaire de repenser cette question en d’autres termes. La concession de titres doit associer les logiques fonctionnelles et institutionnelles perméables aux revendications sociales et susceptibles d’assurer à tous le droit à la ville, c’est-à-dire le droit de chacun de bénéficier des avantages de la métropole, et d’exercer, en tant que citoyens, un rôle actif dans la construction de la polis.
Bibliographie
- Carduso, Adauto Lucio ; Jaenisch, Samuel Thomas ; de Queiroz e Mello, Irene ; et de Grazia, Grazia. 2015. « A retomada das remoções na cidade do Rio de Janeiro e o programa Minha Casa, Minha Vida », Annales du XVI Enampur, Belo Horizonte, 2015.
- Faulhaber, Lucas et Azevedo, Lena. 2015. SMH 2016 : remoções no Rio de Janeiro Olímpico, Rio de Janeiro : Mórula Editorial.
Fernandes, Edésio et Varley, Ann. 1998. Illegal Cities : Law and Urban Change in Developing Countries, Londres : Zed Books. - Maricato, Ermínia. 2015. Para entender a Crise Urbana, Rio de Janeiro : Expressão Popular.
- Ministério das Cidades. 2004. Planejamento territorial urbano e política fundiária, Brasília : Ministério das Cidades, p. 54.
- Rolnik, Raquel. 2015. Guerra dos lugares. A colonização da terra e da moradia na era das finanças, São Paulo : Boitempo.
- Soares Gonçalves R. 2013. Favelas do Rio de Janeiro. História e Direito, Rio de Janeiro : Editora Pallas, p. 378.
- Vainer, Carlos ; Bienenstein, Regina ; Megumi Martino Tanaka, Giselle ; Leal de Oliveira, Fabricio ; et Lobino, Camilla. 2013. « O plano popular da Vila Autódromo, Uma experiência de planejamento conflitual », Encontros nacionais da Anpur, v. 15.