Entretien réalisé par Eleonora Elguezabal et Clément Rivière.
Ramiro Segura a conduit de nombreuses enquêtes de terrain portant sur les dynamiques de ségrégation, les mobilités et les expériences urbaines dans les agglomérations de Buenos Aires et de La Plata [1], en Argentine (voir notamment Segura 2015 ; Chaves et Segura 2021). Nous avons profité du passage de cet anthropologue argentin en France [2] pour l’inviter à présenter ses recherches et partager ses réflexions relatives au caractère situé dans le temps et dans l’espace des théories qui structurent le champ des études urbaines (Segura 2021).
Pouvez-vous décrire à grands traits la façon dont différentes formes d’inégalités s’articulent dans la région métropolitaine de Buenos Aires ?
La région métropolitaine de Buenos Aires est un univers très large, qui compte environ 14 millions d’habitants en associant la ville de Buenos Aires et quarante communes (NdT : partidos), que l’on regroupe habituellement en trois couronnes qui entourent la ville de Buenos Aires. Cette forme urbaine est le fruit de processus historiques distincts, avec d’abord l’urbanisation de Buenos Aires, puis l’urbanisation et l’industrialisation des deux premières couronnes, et par la suite le développement d’une troisième couronne au cours des deux ou trois dernières décennies, liée à l’expansion de la trame métropolitaine et à certaines transformations des manières d’habiter. Ces évolutions sont liées en particulier à la migration de ménages des classes moyennes et supérieures vers cette troisième couronne, dans un espace qui historiquement était destiné aux classes populaires : à partir des années 1970 et jusqu’à maintenant, cette zone a été la cible de nombreuses opérations de construction de quartiers fermés (NdT : barrios cerrados), qui y constituent désormais une part importante du paysage.
Parallèlement à ce portrait géographique, il y a la question politique. Dans la région métropolitaine de Buenos Aires, la multiplicité des échelons de gouvernement a notamment pour conséquence des dotations très inégales entre localités selon le statut de chaque collectivité. La ville de Buenos Aires a quasiment le statut d’une province (NdT : état fédéré) et elle dispose ainsi de compétences et de ressources fiscales bien plus importantes qu’une municipalité comme celle de La Matanza, alors même que chacune de ces deux instances est responsable d’une vaste agglomération de plusieurs millions d’habitants. La ville de Buenos Aires est par ailleurs le siège du gouvernement national argentin. Il y a également la province de Buenos Aires, qui gère entre autres les trois couronnes que j’évoquais précédemment. Et il y a les quarante municipalités qui composent ces trois couronnes. Pour penser les inégalités, il faut donc penser la question politique, avec l’enchevêtrement de ces unités administratives, et la tension entre les échelles municipale, provinciale et nationale, dotées de ressources très inégales : La Matanza, par exemple, compte près de 2 millions d’habitants et c’est une municipalité, alors que la ville de Buenos Aires, qui compte 3 millions d’habitants et dont la population n’a pas augmenté depuis 1947, est une quasi-province.
Il y a par ailleurs la structure de classe et les inégalités qui sont transversales à l’ensemble de la région métropolitaine, que l’image de la ville duale ne retranscrit pas convenablement. On se représente souvent les villes latino-américaines dans le cadre d’une opposition entre la ville et ses quartiers les plus pauvres (NdT : les villas dans le cas argentin). Mais si ces deux catégories sont en effet importantes pour penser la vie urbaine à Buenos Aires, elles sont loin d’épuiser l’expérience urbaine. Il me semble que le plus intéressant est de regarder du côté de l’immense majorité de ceux qui ne vivent dans aucun des deux extrêmes que sont les quartiers les plus sélectifs socialement d’un côté et les quartiers les plus pauvres de l’autre. À l’interface de la classe ouvrière et de la classe moyenne, ce sont très largement eux qui ont contribué à urbaniser une grande partie de la région métropolitaine de Buenos Aires, dans de nombreux cas de manière littérale en participant à la production matérielle, physique, de la ville en tant qu’ouvriers du bâtiment ou dans le cadre de pratiques d’autoconstruction.
La grille de lecture dominante concernant la région métropolitaine de Buenos Aires repose donc sur une double opposition : entre quartiers très riches et quartiers très pauvres, et entre Buenos Aires et le conurbano [3]. Cette dichotomie oppose dans le même mouvement une ville de Buenos Aires riche et blanche et un conurbano pauvre et racialisé, alors même que la ville de Buenos Aires est éminemment inégalitaire et que le conurbano est très hétérogène. Et la même chose se passe à une échelle plus localisée, avec l’opposition entre le barrio (NdT : le quartier), où l’on retrouverait des travailleurs de la classe moyenne, et la villa, toujours racialisée et ainsi altérisée. Ces catégories fonctionnent comme un système d’oppositions qui ne décrit pas bien le réel, mais qui pourtant en fait partie, tant il façonne la manière dont on se représente ces espaces.
Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de regarder la ville de Buenos Aires comme le reflet des inégalités sociales, mais plutôt d’explorer comment l’espace urbain lui-même participe à la production et à la reproduction d’inégalités. Les inégalités éducatives, les inégalités environnementales et de santé, la capacité différenciée à se déplacer dans la ville s’entremêlent, et l’espace fonctionne comme un producteur de frontières qui contraignent l’accès à un ensemble de ressources et d’opportunités.
Dans des métropoles comme Buenos Aires, certaines personnes parcourent au quotidien des itinéraires qui traversent villas, barrios, conurbano et villes. Ce qui m’intéresse, c’est justement d’essayer de voir quelles cartographies et frontières ces itinéraires construisent. Des frontières géographiques évidemment, mais aussi des frontières symboliques. Des frontières cognitives également, parce que pour pouvoir se déplacer dans un espace aussi grand, il faut en avoir la capacité – ce qu’on appelle la motility dans les études de mobilité anglo-saxonnes : savoir comment fonctionne la carte de transports en commun, avoir l’argent pour la payer, pouvoir s’orienter dans la ville. Tout un ensemble de barrières opèrent à ce niveau.
Dans quelle mesure la crise sanitaire liée à la Covid-19 a-t-elle réactivé des frontières symboliques au sein de cette métropole ?
Je crois qu’il y a ici quelque chose de très paradoxal. Dans la pratique, très peu de gens utilisent la catégorie de « région métropolitaine de Buenos Aires ». Buenos Aires est un cas paradigmatique d’espace où se superposent des catégories spatiales qui ne sont pas synonymes : Buenos Aires, le Grand Buenos Aires, l’agglomération du Grand Buenos Aires, l’aire métropolitaine de Buenos Aires, la région métropolitaine de Buenos Aires. J’ai une préférence pour cette dernière catégorie, parce qu’elle inclut les mobilités pendulaires.
Le paradoxe de la Covid, c’est que les politiques étatiques visant à contenir la pandémie ont de facto produit la métropole en prenant comme échelle d’intervention l’aire métropolitaine. Et, au moins pendant un moment, des personnes vivant dans des endroits très différents de l’aire métropolitaine ont fait l’objet d’une même régulation, qui avant cela n’avait jamais pu se construire du fait des clivages politiques notamment. Il n’y a pas d’autorité métropolitaine, il n’y en a jamais eu, mais pendant les premiers mois de la pandémie, le gouvernement national a décrété un confinement préventif pour toute l’aire métropolitaine. La pandémie a mis au jour les interdépendances, les échanges et les circulations. Les premières cartes de la pandémie montrent que ce sont d’abord les classes supérieures qui ont été contaminées, puis que le virus s’est peu à peu propagé vers le sud, puis l’ouest de l’aire métropolitaine de Buenos Aires. En suivant le processus de contamination, on peut remonter le fil des interactions et des mobilités. Et c’est la raison pour laquelle le gouvernement n’a pas pu s’appuyer sur les entités administratives préexistantes, comme la municipalité de Buenos Aires, et a dû agir au niveau de la métropole. Celle-ci a été mise sous quarantaine du 20 mars jusqu’au 7 novembre, alors que la quarantaine a été levée en juin dans le reste du pays. Les habitants de la métropole ont pendant un temps partagé un destin commun. Le grand paradoxe, c’est donc que la pandémie a produit la métropole, à travers un ensemble de dispositifs socio-techniques mis en œuvre pour essayer de faire ralentir cette même métropole.
Un autre point important à souligner est le fait que la pandémie est un processus dont il convient de distinguer différentes étapes. Au cours de la deuxième étape, elle a été davantage associée aux classes populaires, alors qu’elle apparaissait d’abord comme quelque chose d’extérieur, on parlait de « cas importés » (NdT : casos importados). Le fait qu’elle devienne « autochtone » a complètement changé les politiques mises en œuvre, avec l’apparition de mesures comme l’isolement de quartiers populaires comptant un nombre élevé de cas. Plusieurs quartiers populaires ont été littéralement encerclés, puis cette mesure a été abandonnée car elle était très compliquée à mettre en œuvre. Dans un étrange mélange de répression et de soin, le quartier était bouclé, avec comme seules allées et venues celles des équipes missionnées pour tester et approvisionner la population. Tout cela n’a fait que renforcer des barrières urbaines préexistantes. Aucun quartier fermé des classes supérieures n’a été la cible de telles mesures d’encerclement.
Votre expérience de chercheur de terrain à Buenos Aires et La Plata vous conduit-elle à adopter un positionnement spécifique dans les débats théoriques des études urbaines ?
Je crois que la position et le lieu d’où l’on produit de la connaissance imprègnent fortement le type de connaissances que l’on produit. Lévi-Strauss, s’il avait conduit ses recherches en Afrique, n’aurait peut-être pas été structuraliste, ou du moins pas de la même manière. De manière générale, je pense que les endroits d’où l’on se pose des questions et d’où l’on essaye d’apporter des réponses comptent, pour tous les types de travaux de recherche. L’anthropologie urbaine conduite dans les pays du Sud est en quelque sorte doublement dominée, d’une part car l’anthropologie urbaine occupe une position dominée au sein de l’anthropologie, d’autre part parce qu’elle est conduite dans le Sud. Si les débats de la discipline anthropologique impactent fortement nos pratiques, par exemple les débats relatifs à la réflexivité ou à l’écriture, nos propres débats en anthropologie urbaine dans les villes du Sud n’empruntent que très exceptionnellement le chemin inverse. Et dans le cas des études urbaines de manière plus large, où l’anthropologie occupe une place de second rang, je trouve intéressant de souligner l’existence d’une géographie des théories qui, comme l’indique Jennifer Robinson (2011), se concentre autour d’une petite dizaine de villes comme Berlin, Paris, New York, Los Angeles ou Chicago. Une bonne partie des théories ont été élaborées dans le cadre de cette géographie restreinte, et en général les phénomènes observés dans d’autres villes qui n’entrent pas dans le cadre de ces théories – en réalité donc la plus grande partie des villes du monde – tendent à être interprétés en termes de carences ou d’excès. Que manque-t-il à telle ville pour connaître une expérience moderne correspondant à celle de Paris au XIXe siècle ? Ou qu’a-t-elle en trop ? Trop d’habitants, trop de pauvreté, trop de conflits… Il s’agit là d’une lecture ethnocentrique du phénomène urbain. Les paradigmes en études urbaines s’appuient sur des expériences très singulières, et on regarde le reste à l’aune de ces paradigmes, sans que nous en soyons nécessairement conscients.
Je pense toutefois que de notre côté aussi, et je parle ici en tant que chercheur argentin, nous avons un effort important à fournir. Parce qu’il est également vrai qu’en Argentine on pourrait passer sa vie à discuter de Buenos Aires sans jamais sortir de Buenos Aires, en lien avec un provincialisme enraciné qui nous situe dans un espace où la seule chose dont nous discutons est ce qui se trouve près de nous.
Certains phénomènes sont d’ailleurs vraiment paradoxaux. Les théoriciens postcoloniaux attirent notre attention sur le fait que les théories en études urbaines sont issues d’un espace géographique restreint et sur les rapports de pouvoir qui découlent de cette concentration : une théorie basée sur peu de cas qui fait d’eux la norme à l’aune de laquelle lire le reste du monde. Mais quand ils proposent de s’ouvrir sur le monde, ils ont tendance à étudier l’Amérique latine, ou l’Asie, comme si aucune recherche n’y avait été réalisée jusqu’ici, ce qui me paraît vraiment très problématique. Un certain nombre d’auteurs qui s’inscrivent dans la mouvance postcoloniale ou décoloniale contribuent alors à effacer leurs propres traditions de pensée ! Pourtant, en Amérique latine, dans un certain nombre de villes comme Buenos Aires, Lima ou Mexico, il y a eu dans les années 1950, 1960 et 1970 un réseau d’échanges latino-américain qui a produit un ensemble de connaissances particulièrement intéressant autour des questions de marginalité, de dépendance, d’informalité, de développement inégal, etc. Ce réseau a produit une grande quantité de savoirs sur ce qui est apparu ensuite dans les études urbaines nord-américaines comme relatif à la « ville globale », notamment aux interdépendances entre villes. Je trouve complètement fou de vouloir dépasser l’ethnocentrisme des études urbaines en considérant qu’on part d’une page blanche. Et j’imagine que des dynamiques de ce type se retrouvent en Afrique et en Asie.
En ce qui concerne l’Argentine, le fait que cette tradition de recherche soit mal enseignée et peu discutée est lié à l’histoire du pays et notamment à la période des dictatures militaires (NdT : 1976-1983 pour la dernière dictature dans le cas argentin), qui a détruit de manière brutale cette production transnationale de connaissances qui connectait Buenos Aires, Lima et Santiago du Chili. Dans beaucoup de pays, les sciences sociales ont été largement détruites, et au retour de la démocratie elles ont redémarré avec un agenda complètement différent, lié à la question de la transition démocratique. Cette mise en perspective historique aide à mieux comprendre pourquoi un ensemble de recherches ont été oubliées. En tant que chercheurs latino-américains, nous devrions relire ces travaux de manière sérieuse, parce que cela rendrait plus robustes nos travaux d’aujourd’hui. Et je pense même que cela pourrait conduire à relativiser le caractère novateur de certaines théories mainstream contemporaines.
Vous vous intéressez à de très grandes villes, mais aussi aux espaces situés en périphérie de ces grandes villes. En quoi ce décentrement contribue-t-il à nourrir la réflexion sur le phénomène urbain ?
Il a toujours été clair pour moi que je ne voulais pas réaliser un travail sur la périphérie en soi. Ce qui m’intéresse fondamentalement, c’est le point de vue périphérique, comprendre comment on habite la ville, l’espace urbain, depuis la périphérie. Quand j’ai débuté mes recherches, j’étais dérangé par les hypothèses qui mettaient l’accent, à tort à mon sens, sur un isolement croissant des membres des classes populaires dans leurs lieux de résidence. Quand j’ai commencé le travail de terrain, il y a une quinzaine d’années maintenant, dans une villa très éloignée et très pauvre du Grand Buenos Aires, puis dans des quartiers populaires de La Plata, ce qui m’est tout de suite apparu évident est le fait que l’expérience sociale de ces personnes était loin de se limiter à leur quartier de résidence. Cela m’a conduit à m’intéresser à la question de la mobilité, à essayer de comprendre la façon dont une personne qui vit dans un quartier périphérique se déplace, quels sont ses circuits et ses représentations de l’espace. C’est ce qui permet dans un second temps d’apporter des éléments de réponse à la question suivante : dans quelle ville habitent ces personnes qui vivent dans des lieux non pensés, non planifiés ? Tout cela conduisant bien sûr à discuter l’idée même de périphérie, ou plutôt les représentations unidimensionnelles de la périphérie en tant qu’espaces sociaux homogènes. Même les périphéries pauvres sont très hétérogènes d’un point de vue socio-culturel. Et c’est en cela qu’elles sont des lieux utiles pour penser la ville autrement.
Bibliographie
- Chaves, M. et Segura, R. 2021. Experiencias metropolitanas : Clase, movilidad y modos de habitar en el sur de la Región Metropolitana de Buenos Aires, Buenos Aires : Teseo.
- Robinson, J. 2011. « Cities in a world of cities : the comparative gesture », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 35, n° 1, p. 1-23.
- Segura, R. 2015. Vivir afuera : Antropología de la experiencia urbana, San Martin : UNSAM Edita, « Ciencias sociales ».
- Segura, R. 2021. Las ciudades y las teorias. Estudios sociales urbanos, San Martin : UNSAM Edita, « Cuadernos de catedra ».