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Débats

Protéger la biodiversité face aux projets d’aménagement : la « raison impérative d’intérêt public majeur »

Le statut d’espèce protégée entraîne en France une protection forte mais non absolue. Des dérogations peuvent être délivrées pour mener certains projets d’aménagement au nom de la « raison impérative d’intérêt public majeur », mais s’exposent alors aux recours des associations et au contrôle du juge administratif.

La rose de France, le crapaud calamite, le crapaud commun, la grenouille agile et la rainette méridionale ont porté un coup d’arrêt définitif au projet de construction du centre commercial Val Tolosa, situé à proximité de Toulouse, en 2022. Pour comprendre ce contentieux, il convient de se replonger dans le texte de la directive « Habitats » de 1992 [1], qui a apporté beaucoup à la protection de la biodiversité sur le territoire de l’Union européenne. Largement inspirée de la Convention de Berne, relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l’Europe adoptée le 19 septembre 1979, dont l’Union européenne est signataire, la directive « Habitats » a pour ambition « de favoriser le maintien de la biodiversité, tout en tenant compte des exigences économiques, sociales, culturelles et régionales ». Cette aspiration à l’équilibre entre biodiversité et intérêts humains, affichée dès les considérants initiaux de la directive, est manifeste dans ses dispositions et est à l’origine de l’intégration de possibilités de dérogations à la protection stricte de certaines espèces animales et végétales qu’elle organise, en raison de leur particulière fragilité.

Les possibilités de dérogation à la protection des espèces : un équilibre recherché entre biodiversité et intérêts humains

L’article L. 411-2 du code de l’environnement, transposant l’article 16 de la directive « Habitats » en droit français, autorise des dérogations, dans des cas strictement définis, à condition qu’il n’existe pas une autre solution satisfaisante permettant d’atteindre l’objectif prévu et que la dérogation ne nuise pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle. Parmi les justifications prévues par l’article, figure la possibilité pour les États membres de déroger aux dispositions protectrices dans l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques, ou pour d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique.

Ce dernier cas de figure peut concerner certains projets d’aménagements ou de construction, malgré leurs impacts négatifs sur certaines espèces protégées, en raison de leur intérêt pour la société et de leur particulière nécessité. Le flou de la notion et les tentations nombreuses de faire primer l’intérêt économique d’un projet d’aménagement sur la protection des espèces sont à l’origine d’un contentieux abondant [2].

La raison impérative d’intérêt public majeur : une notion juridiquement floue

Cette notion de « raisons impératives d’intérêt public majeur » (RIIPM) a été précisée par le juge européen [3]. Cependant, il n’existe pas, à l’heure actuelle de définition, malgré les précisions du document d’orientation de la directive « Habitats » édité par la Commission européenne [4]. En France, l’interprétation de cette notion par le juge administratif relève de l’empirisme, même si le Conseil d’État est récemment intervenu pour tenter de l’uniformiser [5], et il est difficile de faire apparaître, à l’analyse, une ligne jurisprudentielle suffisamment claire pour venir lui donner de la substance [6]. Selon une étude de la DREAL (Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement), lorsqu’un recours est formé contre une dérogation, il conduit à l’annulation de 56 % de cette dernière [7], cette décision portant sur la raison impérative d’intérêt public majeur dans 79 % des cas [8].

Les conséquences de l’annulation par le juge d’un arrêté portant dérogation à la protection des espèces, acte nécessaire à la réalisation d’un projet d’aménagement si des espèces protégées ont été découvertes sur son terrain d’implantation, sont particulièrement importantes. Le contentieux Val Tolosa le démontre parfaitement. L’abandon de ce projet de centre commercial a été directement provoqué par des annulations successives d’arrêtés accordant des dérogations. Devant l’impossibilité de construire le bâtiment escompté, le porteur du projet demande maintenant une indemnisation, notamment auprès de l’État, qu’il considère comme fautif car ayant délivré des autorisations d’urbanisme illégales, à l’origine de dépenses considérables (frais d’architecte, d’études, etc.) désormais inutiles [9].

L’incertitude que fait planer cette notion sur les projets d’aménagements, notamment en matière de développement de projets d’installation d’énergie renouvelable, a conduit le gouvernement à proposer une évolution dans le projet de loi relatif à l’accélération des énergies renouvelables. Ce dernier propose de reconnaître la qualité d’opération répondant à une raison impérative d’intérêt public majeur aux projets d’installations de production d’énergie renouvelable, notamment éoliens ou solaires, et aux ouvrages de raccordement aux réseaux de transport et de distribution d’énergie, à des conditions qu’il définit et qui devront être précisées par décret en Conseil d’État [10].

Une analyse exigeante face à des projets d’aménagement à vocation commerciale ou touristique

Le juge administratif est particulièrement exigeant lorsque la dérogation a été accordée pour des projets d’aménagement ou de construction à vocation principalement commerciale. Le contentieux Val Tolosa prouve que l’argument de la création d’emplois ne permet pas toujours de démontrer l’existence d’une raison impérative majeure de déroger à la protection des espèces [11]. Cependant, lorsque le projet créateur d’emplois se situe dans une zone économiquement en difficulté, dans laquelle le taux de chômage est important, le sort de la dérogation peut être différent, comme le montrent les décisions liées au projet du Center Parcs de Roybon, en Isère. En effet, pour la Cour administrative d’appel (CAA) de Lyon, la création de plus de 600 emplois pérennes correspondant à 468 emplois équivalents temps plein, dans une zone marquée par une activité économique moindre que dans le reste de ce département et une situation dégradée de l’emploi [12], permettait de démontrer l’existence de cet intérêt. Le contentieux « Société La Provençale », concernant une carrière de marbre blanc sur le territoire des communes de Vingrau et de Tautavel, dans le Roussillon, dont l’exploitation risquait de porter atteinte à plus de vingt-cinq espèces protégées, peut également illustrer cette analyse. Le juge administratif a considéré, dans ce cas, que la création de plus de quatre-vingts emplois directs pour l’exploitation d’une carrière de marbre blanc dans une zone dont le taux de chômage dépasse de près de 50 % la moyenne nationale, contribuait à caractériser une raison impérative d’intérêt public majeur [13]. En outre, il a estimé que le fait qu’il n’existe pas en Europe un autre gisement disponible de marbre blanc de qualité comparable et en quantité suffisante pour répondre à la demande industrielle venait à l’appui du premier argument.

Intérêt pour des projets publics, énergétiques ou de transports

Le juge administratif est davantage accueillant lorsque le projet dont il est question ne possède pas de dimension commerciale ou qu’elle paraît mineure au regard de l’intérêt général qu’il présente. C’est le cas, par exemple, de la production d’énergie renouvelable. Le Conseil d’État a pu juger que l’approvisionnement en électricité de plus de 50 000 personnes en Bretagne, couplée au caractère fragile de l’approvisionnement électrique de la région, résultant d’une faible production locale ne couvrant que 8 % des besoins, pouvait justifier de la raison impérative d’intérêt public majeur d’un projet d’implantation d’éolienne dans une forêt, malgré les dommages importants causés, du fait de cette localisation, à certaines espèces protégées d’oiseaux et de chauves-souris [14]. L’arrêté accordant la dérogation comporte en règle générale des mesures de réduction et de compensation des dommages causés aux espèces visant à en diminuer le plus possible les conséquences.

Les questions de transports semblent bénéficier également d’une interprétation plus souple, lorsqu’il est démontré qu’aucune autre solution satisfaisante ne pouvait être trouvée. La CAA de Paris a ainsi pu estimer, au sujet du projet de « Charles de Gaulle Express », que ses bénéfices attendus permettaient de qualifier la raison impérative d’intérêt public majeur. En effet, il permettra notamment d’améliorer la desserte de l’aéroport international Charles-de-Gaulle en le dotant d’une liaison directe avec Paris, rapide et assurant un haut niveau de ponctualité, à l’instar des dessertes d’aéroports internationaux d’autres États membres de l’Union européenne, et de favoriser le développement économique régional et national [15]. Cet accueil plus favorable du juge se perçoit également au sujet du stockage de déchets, lorsque la dérogation en cause a été sollicitée en vue de permettre d’assurer la continuité du service public de stockage et de traitement des déchets non dangereux, compromise par l’arrivée à saturation des installations existantes et l’absence d’alternative immédiatement disponible [16].

La notion de raison impérative d’intérêt public majeur est donc protéiforme, et porteuse de bien des risques pour les aménageurs. La prudence s’impose, même lorsqu’une dérogation est accordée, car l’incertitude du contentieux est désormais une évidence. L’analyse du contentieux lié à la raison impérative d’intérêt public majeur peut permettre une anticipation essentielle pour éviter les situations de blocage.

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Pour citer cet article :

Gaëlle Audrain-Demey, « Protéger la biodiversité face aux projets d’aménagement : la « raison impérative d’intérêt public majeur » », Métropolitiques, 24 avril 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Proteger-la-biodiversite-face-aux-projets-d-amenagement-la-raison-imperative-d.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1909

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