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Produire du logement social sans construire

Les politiques d’acquisition de logements privés par les bailleurs sociaux (1977-2018)
Les bailleurs sociaux ne font pas que construire et gérer des logements : ils en achètent également. François Robert analyse ici cette activité méconnue des organismes HLM à Paris et Lyon, qui contribue à l’accroissement du parc social en France depuis le début des années 2000.

Qu’il s’agisse des mutations de son financement ou du changement dans les modes de production de logements (Driant 2011, 2017 ; Gimat et Pollard 2016 ; Jourdheuil 2017), le secteur du logement social connaît actuellement de profondes transformations. Ces réformes entraînent une restructuration du secteur et un arrimage des politiques du logement social aux marchés fonciers et immobiliers.

Parmi les logiques et les effets de ce processus, sont souvent pointés la diminution des aides de l’État, le regroupement des bailleurs et surtout l’obligation des bailleurs à trouver d’autres sources de financement par l’augmentation des recettes locatives, la cession de patrimoine, voire la participation à des opérations immobilières (Gimat et Halbert 2018). Toutefois, une pratique déjà ancienne et souvent oubliée contribue, depuis une trentaine d’années déjà, à l’accroissement du parc locatif social, à savoir l’acquisition de logements issus du parc privé. Avec les injonctions législatives de ces deux dernières décennies, ce processus de production de logements sociaux s’accélère dans un contexte de raréfaction des moyens publics alloués aux bailleurs sociaux et vient, de fait, favoriser l’alignement de ces organismes sur le marché privé. Nous voudrions ici mettre l’accent sur ce mode très spécifique d’entrée des logements sociaux dans le parc des bailleurs et essayer de comprendre l’évolution et les modifications de ce marché depuis la loi Barre (1977).

La production de logements sociaux, une lente métamorphose

Historiquement, les organismes de logement social (OLS), qu’il s’agisse des offices publics d’habitat (OPH), des entreprises sociales pour l’habitat (ESH) ou des sociétés d’économie mixte (SEM), ont construit leurs propres immeubles puis les ont gérés eux-mêmes selon des règles définies par l’État [1].

Dans l’aire métropolitaine de Lyon (59 communes), la part des logements sociaux construits par les bailleurs eux-mêmes représente 75 % du parc de 2017, dont 53 % par les OPH et 38 % par les ESH [2]. La figure 1 montre les grandes vagues de construction qui correspondent peu ou prou aux politiques publiques en faveur de la construction de logements (Carriou 2010, Le Goullon 2014). L’inflexion de la construction s’opère avec la réforme Barre de 1977, lorsque les aides directes à la personne deviennent l’instrument majeur de la politique du logement au détriment des aides à la pierre, ce qui va avoir des effets à long terme sur la production de logements sociaux. À partir de cette année-là, les bailleurs sociaux peuvent bénéficier d’une aide financière pour acquérir des logements existants afin de les intégrer dans leur parc social. Dans un but de rénovation du parc immobilier, de lutte contre l’habitat insalubre, ces aides sont suspendues à la condition d’entreprendre des travaux d’amélioration d’un certain montant (20 % du prix d’acquisition).

Figure 1. Année de construction des logements sociaux recensés en 2018 dans l’aire métropolitaine lyonnaise

Source : Données issues du Répertoire des logements locatifs des bailleurs sociaux (RPLS) de 2018.

Par la suite, cette exigence de rénovation est assouplie (1990), puis supprimée en 2001 pour permettre aux communes de remplir plus facilement leur quota de logements sociaux imposés par la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU) de décembre 2000.

La loi SRU comme accélérateur des mutations

Cette loi a profondément modifié le mode d’entrée des logements dans le parc social. L’obligation pour certaines communes [3] d’avoir un taux de logements sociaux minimal (20 % en 2000, 25 % en 2013) a contraint les bailleurs sociaux à se tourner vers des modes alternatifs de production. Lors de la promulgation de la loi SRU, la ville de Lyon devait, pour atteindre le taux de 20 %, produire environ 11 000 logements. Les seules constructions initiées par les bailleurs (500 logements par an de 1990 à 2000) ne pouvaient suffire à atteindre l’objectif imposé. Pour cela, les bailleurs ont acheté des logements sur plan (Vefa [4]) et acquis des logements collectifs anciens en pleine propriété (figure 2).

Figure 2. Mode d’entrée dans le parc social des logements collectifs en pleine propriété – Ville de Lyon, 1977 à 2017 (pourcentage par période)

Source : Données issues du RPLS 2018. Lecture : Durant la période 1977-1989, 74 % des logements sociaux supplémentaires proviennent des constructions, et 26 % (14 % + 12 %) des acquisitions.

Ceci explique la chute spectaculaire de la part des constructions par les organismes dans la production de logements sociaux sur la période au profit des acquisitions de logements anciens et des achats de logements neufs à des opérateurs privés. Ces deux modes d’acquisition permettent de remédier à la raréfaction du foncier dans les zones urbaines tendues. Ils cumulent, entre 2010 et 2017, 37 % (acquisitions dans l’ancien) et 23 % (Vefa) des entrées de logements collectifs en pleine propriété dans le parc social lyonnais.

Cette tendance n’est pas propre à Lyon. À Paris, les modes d’acquisition sont plus contrastées, avec 48 % d’acquisitions dans l’ancien et seulement 7 % en Vefa (figure 3).

Figure 3. Mode d’entrée dans le parc social des logements collectifs en pleine propriété – Ville de Paris, 1977 à 2017 (pourcentage par période)

Source : Données issues du RPLS 2018.

Le marché immobilier du logement social s’est, de fait, structurellement déformé. Après 2000, la figure du « bailleur-constructeur » s’estompe au profit du « bailleur-acquéreur ». Les acquisitions immobilières couplées à celles des Vefa montrent le renforcement des logiques de marché dans la production de logements sociaux. L’obligation de produire beaucoup de logements sociaux dans un contexte de réduction des financements de l’État encourage ce type d’opérations (Jourdheuil 2017, Gimat et Pollard 2016). Par ces acquisitions de logements neufs ou anciens, mais aussi par la revente d’une partie de leur parc [5], les bailleurs participent au marché immobilier au même titre que les autres sociétés immobilières même si, pour l’instant, le profit n’en constitue pas la finalité puisqu’il s’agit de sortir ces logements du marché privé.

Un mouvement d’acquisitions sans précédent

Le mouvement d’acquisitions dans l’ancien va suivre, en partie, les opportunités d’achat. C’est le cas par exemple de ventes d’immeubles par des gros bailleurs privés, comme Gécina, première foncière de France, qui se désengage en 2011 du secteur locatif d’habitation avec la vente de 1 300 logements à Paris, Lyon et Marseille [6].

Figure 4. Acquisitions en pleine propriété de logements collectifs anciens par les bailleurs sociaux – Lyon et Paris, entre 1977 et 2017 (% des entrées)

Source : Données issues du RPLS 2018.

Globalement, les courbes des acquisitions (figure 4) par les bailleurs sociaux à Paris et à Lyon ont le même profil avec des amplitudes plus fortes à Lyon au début des années 1980 et en 1992-1995 et à Paris durant les années 2008-2014. Elles traduisent des conjonctures locales propres définies par les opportunités d’achat d’immeubles collectifs anciens. La loi SRU couplée avec la suppression de l’obligation de rénovation (2001) va dynamiser ces acquisitions.

Tableau 1. Nombre total de logements collectifs anciens acquis en pleine propriété (Lyon et Paris)

À Lyon, les bailleurs intégrèrent, à partir de cette date (2001), en moyenne près de 620 logements annuels, soit environ quatre fois plus que lors des années précédentes. Le même phénomène est observable à Paris mais à un rythme plus soutenu, avec une moyenne annuelle de 1 220 contre 230 logements auparavant.

Dualité des modes d’acquisitions et stratégies patrimoniales des bailleurs

Cette tendance générale cache en réalité des situations différentes selon le statut du bailleur, couplé au fait qu’il peut s’agir d’achat d’immeubles plus ou moins anciens ou d’un transfert de logements sociaux entre bailleurs. Tout d’abord, à Lyon, ce sont principalement les ESH qui ont recours aux acquisitions (62 %), et ce, quelle que soit la période. Les OPH (29 %) et les SEM (9 %) demeurent minoritaires.

Tableau 2. Type de logements collectifs en pleine propriété acquis par type de bailleurs (Lyon et Paris, 1977-2017)

Source : Données issues du RPLS 2018.

À Paris, la situation est identique : les acquisitions par les ESH sont majoritaires (54 %). Toutefois, le poids des autres bailleurs, notamment des SEM, se situe à un niveau élevé (25 %) en raison de l’importance de la Régie immobilière de la ville de Paris (RIVP). De manière globale, les bailleurs parisiens saisissent pleinement les possibilités qui leur sont offertes d’acquérir des immeubles collectifs anciens.

Les ventes de logements entre bailleurs sociaux

Au sein de ces acquisitions dans l’ancien, il y a lieu de distinguer entre celles provenant d’un transfert entre bailleurs (20 % des acquisitions à Lyon et Paris) et celles acquises du parc privé.

Si les bailleurs sociaux sont, depuis la loi Boutin (2009), incités à se regrouper, le mouvement de ventes inter-bailleurs débute bien avant. Dans la Métropole lyonnaise, ces cessions entre bailleurs représentent un tiers du total des acquisitions entre 1982 et 2004. Avec la réforme, les pouvoirs publics entérinent donc une pratique d’acquisition qui avait déjà cours. Elles reflètent probablement des objectifs distincts. Le besoin de financement a, par exemple, contraint certains bailleurs à vendre des immeubles à d’autres bailleurs possédant une meilleure trésorerie. Quelles qu’en soient les raisons, ce mouvement est porté par les ESH : 75 % des acquisitions à Lyon et 58 % à Paris. Les OPH qui ont des capacités d’autofinancement moindre demeurent bien discrets dans ces reconfigurations du parc social [7].

Les acquisitions de logements issus du parc privé

Ces flux intra-bailleurs ne doivent pas occulter le fait que l’écrasante majorité des logements acquis proviennent du parc privé (80 % des acquisitions à Lyon et Paris). Dès lors, les différences entre bailleurs s’estompent. Même si les ESH restent majoritaires dans ces opérations, tant à Lyon (59 %) qu’à Paris (52 %), les OPH y participent pleinement (33 % à Lyon et 30 % à Paris). Toutes les acquisitions de logements sociaux se font au gré des opportunités et des possibilités financières des bailleurs. En revanche, pour les acquisitions de logements issus du parc privé, les bailleurs dépendent fortement des opportunités offertes par le marché immobilier [8].

La loi ELAN ne ferait donc qu’accroître le long mouvement de libéralisation d’un marché immobilier social. Ce qui est nouveau, outre l’ampleur du phénomène, c’est de voir les OPH, notamment les plus importants, s’aligner, par contraintes et incitations, sur les règles du marché, alors qu’historiquement ils opéraient sur un marché parallèle. Les ESH, en soutenant ces réformes portées par la loi ELAN, accentuent de facto la fracture entre les bailleurs.

Les injonctions de production de logements sociaux ont eu pour conséquence d’arrimer le secteur HLM aux marchés immobiliers (Gimat et Halbert 2018) et de plonger progressivement les bailleurs sociaux « dans la réalité du marché » (Demoulin 2014). Une telle modification du marché du logement social et notamment du phénomène des acquisitions, outre l’aspect économique, devrait nous inviter à nous interroger à la fois sur son impact sur le marché locatif privé, sur les conséquences sociales et la conflictualité que ces situations engendrent, ainsi que sur la modification du peuplement des zones concernées.

Bibliographie

Pour aller plus loin

  • Agence d’urbanisme pour le développement de l’agglomération lyonnaise, Observatoire partenarial Habitat. 2011. Atlas du logement locatif et social du Grand Lyon – Inventaire des logements sociaux réalisé pour l’application de l’article 55 de la loi SRU – statistique au 1er janvier 2009, Lyon.
  • Atelier parisien d’urbanisme (APUR). 2010. Les Immeubles acquis-conventionnés à Paris entre 2001 et 2008 : l’état de leur occupation en 2009, n° 34.
    Atelier parisien d’urbanisme (APUR). 2016. Les Immeubles acquis-conventionnés à Paris entre 2001 et 2014 : l’état de leur occupation en 2015, n° 98.
  • Bacqué, M.-H., Fijalkow, Y., Flamand, A. et Vermeersch, S. 2010. « “Comment nous sommes devenus HLM”. Les opérations de mixité sociale à Paris dans les années 2000 », Espaces et sociétés, n° 140-141, p. 93-109.
  • Clerval, A. 2013. Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, Paris : La Découverte.
  • Fack, G. 2005. « Pourquoi les ménages à bas revenus paient-ils des loyers de plus en plus élevés ? », Économie et statistiques, n° 381-382, p. 17-40.
  • Gimat, M. 2017. Produire le logement social. Hausse de la construction, changements institutionnels et mutations de l’intervention publique en faveur des HLM (2004-2014), thèse en aménagement et urbanisme, géographie, université Paris-1 Panthéon-Sorbonne.
  • Launay, L. 2016. Les Politiques de mixité sociale par l’habitat à l’épreuve des rapports résidentiels. Quartiers populaires et beaux quartiers à Paris et à Londres, thèse en sociologie, université Paris Ouest Nanterre La Défense.
  • Maury, Y. 2000. « Profession logeur social. L’État-Providence vu d’en bas », Annales de la recherche urbaine, n° 88, p. 105-116.
  • Préfecture du Rhône 2012, Direction départementale des territoires du Rhône, Bilan et évaluation de la production de logements sociaux en Vefa dans le Rhône.

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Pour citer cet article :

François Robert, « Produire du logement social sans construire. Les politiques d’acquisition de logements privés par les bailleurs sociaux (1977-2018) », Métropolitiques, 9 janvier 2020. URL : https://metropolitiques.eu/Produire-du-logement-social-sans-construire.html

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