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Melilla, la « ville des quatre cultures » ou l’ambivalente mise en scène de la diversité religieuse

Dans l’enclave espagnole de Melilla, au nord du Maroc, plusieurs cultures religieuses se côtoient. Selon une enquête ethnographique, la célébration officielle de cette diversité entre en tension avec l’inégalité des rapports sociaux dans la ville.

Enclavée au nord de l’Afrique (figure 1), Melilla est une « ville autonome » faisant partie du territoire espagnol. Comptant plus de 80 000 habitants et s’étendant sur 12,3 kilomètres carrés, la ville constitue, avec sa voisine Ceuta, l’une des frontières sud de l’Union européenne, ce qui en fait un territoire surveillé et militarisé. Melilla est souvent médiatisée en raison des tentatives d’entrée dites « irrégulières » de personnes immigrées et de la répression dont elles font l’objet de la part des forces de sécurité espagnoles et marocaines. Depuis la fin des années 1990, et surtout après 2005, la ville est entourée d’un mur d’environ 12 kilomètres de long, composé de plusieurs clôtures et dispositifs de surveillance, renforçant sa condition de frontière, voire de « citadelle [1] ». Au-delà de cette condition, largement investie par les sciences sociales et les associations de soutien aux personnes migrantes (Tyszler 2024), Melilla est aussi une « ville-mosaïque » (Briones et al. 2013 ; Fernández García 2014) où le catholicisme, implanté avec l’arrivée de personnes provenant de la péninsule, coexiste de longue date avec l’islam, mais aussi le judaïsme et l’hindouisme [2].

La présence et la visibilité de ces religions sont célébrées par les autorités locales, qui n’ont pas hésité à donner à Melilla le label de « ville des quatre cultures ». Cette appellation, lisible dans les documents promotionnels et touristiques, se traduit par la mise en place d’un programme d’activités organisé par la municipalité à l’occasion des principales fêtes religieuses propres à chaque tradition spirituelle – chrétienne, musulmane, juive et hindoue – ainsi qu’à celles célébrées par les populations chinoise et gitane. Cependant, cette célébration de la diversité masque mal les rapports sociaux inégalitaires façonnant les relations entre les groupes présents dans la ville. C’est sur la tension entre le discours officiel des « quatre cultures » et les rapports d’altérité qui persistent dans la ville que porte cet article. Notre analyse puise dans les premiers résultats d’une enquête ethnographique commencée en 2025 à l’occasion du mois du ramadan, au cours de laquelle nous avons interviewé des acteurs locaux, observé plusieurs événements publics et analysé des documents officiels ainsi que des articles de la presse locale [3].

Figure 1. Carte de situation

Melilla est située à droite de la carte, sur la côte.
Source : Institut géographique national d’Espagne.

Les transformations sociales et politiques de la ville

Melilla est conquise par les troupes espagnoles en 1497, dans un moment historique marqué par l’unification des royaumes d’Aragon et de Castille, la « Reconquête » (l’expulsion de musulmans et juifs de la péninsule) et l’expansionnisme impérial vers les îles Canaries et l’Amérique. De citadelle militaire, l’enclave devient un port stratégique pour les échanges marchands en Méditerranée. À la fin du XIXe siècle, la ville est un relais essentiel de la politique de colonisation du nord du Maroc. Outre sa fonction militaire, l’enclave permet d’exporter les ressources minières exploitées dans la zone. Ce double rôle accompagne son dynamisme économique durant la première moitié du XXe siècle. Lorsque le Rif est intégré au Maroc au moment de son indépendance en 1956, Melilla reste sous contrôle espagnol. En 1995, quelques années après la fin de la dictature franquiste, elle acquiert le statut de « ville autonome ». Cela conduit à la création d’une assemblée élue, d’où émane le gouvernement local et son président. Ce pouvoir exécutif exerce ses compétences dans de nombreux domaines, tels que l’urbanisme, le commerce local, le sport ou la culture. En revanche, certains domaines de l’action publique, comme la santé et l’éducation, qui relèvent des communautés autonomes dans la péninsule, restent, à Melilla comme à Ceuta, sous la responsabilité du gouvernement central.

Figure 2. Vue générale de la ville ancienne

La forteresse et les remparts, édifiés après la conquête castillane de 1497, dominent le port.
Photo : Alberto Bougleux, mars 2025.

Pendant les premières années de la période démocratique, les citoyens « musulmans [4] », qui ne jouissent pas de la nationalité espagnole, sont exclus de la vie politique et d’autres droits civiques. Cette situation aboutit à d’importantes mobilisations en 1986 (Fernández García 2018), arrachant l’acquisition de la nationalité par le biais de la première loi « sur les étrangers » approuvée par l’Espagne. Ce changement législatif pose les bases de la participation politique des « musulmans », qui intégreront le jeu partisan par la création de formations de base communautaire, aussi bien que par leur enrôlement au sein des branches locales des partis nationaux, comme le Parti populaire (PP, droite) ou le Parti socialiste (PSOE, gauche). Le PP, hégémonique sur la scène politique locale, gouverne la ville depuis 2000 – à l’exception de la période 2019-2023, quand une coalition tripartite entre Coalition pour Melilla (parti de base communautaire musulmane), le PSOE et la branche locale de Ciudadanos [5] a dirigé l’exécutif.

Ces évolutions politiques s’accompagnent d’un changement démographique important. Depuis quelques décennies, les citoyens d’origine péninsulaire reculent démographiquement, tandis que les musulmans augmentent, en raison des dynamiques économiques et sociales amenées par la décolonisation du Rif et la fin du service militaire obligatoire. La spatialisation de ces évolutions traduit des logiques de ségrégation sociale et urbaine. Le centre-ville et les quartiers les plus proches de la plage demeurent l’espace résidentiel des « Espagnols [6] », tandis que les quartiers les plus excentrés et précaires sont le lieu d’habitation des musulmans. Sur le plan socioprofessionnel, ces derniers occupent, le plus souvent, des positions peu ou pas qualifiées.

Malgré cette dynamique de ségrégation et d’inégalités, certains musulmans parviennent à des positions de responsabilité sur les plans politique et économique, et certains s’engagent dans l’armée ou d’autres secteurs liés à la présence de l’État espagnol. Plusieurs conseillers de l’Assemblée de la ville affichent un nom d’origine arabe ou amazigh [7], de même que la représentante du gouvernement central [8]. Si le nom ne détermine pas l’appartenance communautaire ou religieuse, il signale l’origine de ces personnes, dont les parents ou grands-parents sont, très probablement, nés sur le sol marocain. D’après certains acteurs locaux, cela permettrait d’expliquer en partie les politiques de reconnaissance de la diversité mises en place au cours des dernières années. Adoptées par les élites traditionnelles chrétiennes, ces politiques visent aussi à apaiser les tensions sociales et à trouver un gage de légitimité auprès des communautés.

Une mise en scène sélective de la diversité

L’un des résultats visibles de cette politique est l’animation d’un programme d’activités officiel à l’occasion des grandes festivités religieuses. Le gouvernement local mène plusieurs actions pendant le mois de ramadan, la période de Noël, Hanoukka ou le nouvel an hindou, confortant le récit d’un « paradis interculturel », comme l’affirme en entretien l’actuel directeur général aux Affaires culturelles. Ces célébrations se traduisent dans l’espace urbain par l’organisation d’événements publics sur les places, l’installation de décorations et de lumières spécifiques et la présence de stands ou d’activités sportives et musicales dans les quartiers à forte mixité confessionnelle. Ces activités sont relayées par un récit qui souligne leur dimension culturelle au détriment des aspects lus comme religieux. Cependant, cette approche n’est pas appliquée à certaines festivités catholiques, notamment la Semaine sainte, dont les célébrations conservent un caractère explicitement religieux avec des processions publiques. Si cela s’apparente aux stratégies mises en place dans d’autres contextes pour rendre la religion plus acceptable dans l’espace urbain, à Melilla cette politique met en scène une cohabitation pacifique entre communautés, visible dans l’usage festif et symbolique de l’espace public, et s’inscrit dans les dynamiques sociales déjà évoquées. Elle participe d’un travail de catégorisation où les frontières entre le religieux, le culturel et l’identité nationale deviennent poreuses (Astor et Mayrl 2020) : dans les discours publics, les contours des communautés musulmanes se chevauchent avec ceux des « Amazighs » ou des « Arabes », tandis que les associations gitanes demandent à ne pas être dissoutes sous l’appellation générique « chrétienne », qui désigne les citoyens d’origine péninsulaire.

Le moment fort de ces programmes est la célébration d’un événement institutionnel. À l’occasion du ramadan, les leaders des « quatre cultures » et d’autres représentants de la société civile locale sont invités à une rupture du jeûne. Ces dernières années, celle-ci, comme l’allumage de bougies pour l’Hanoukka juive, a eu lieu dans le hall d’un important hôtel de la ville. D’autres activités du programme, dans la rue, s’orientent vers la promotion du commerce local, avec l’installation de lumières et de marchés de plein air, et des animations pour les enfants et les adolescents.

Figure 3. Lumières, animations et stands d’artisanes installés autour du marché central et de la mosquée historique à l’occasion du ramadan

Photos : Alberto Bougleux, mars 2025.

Ces activités sont externalisées, via un appel d’offres et des subventions nominatives, à des associations et à des entrepreneurs locaux. Cette politique a favorisé l’émergence d’un marché de la diversité, permettant à certains acteurs de réinvestir la scène publique et d’en tirer un profit économique et symbolique dans un territoire où l’emploi se raréfie. Cette politique émane d’une volonté de reconnaissance de la pluralité religieuse, mais renforce aussi des logiques clientélistes et d’allégeance envers le pouvoir local. Les groupes qui souhaitent afficher leur indépendance vis-à-vis de l’exécutif sont écartés du programme, tandis que d’autres pointent les difficultés pour accéder aux subventions ou des retards dans leur paiement.

Si cette reconnaissance symbolique de la diversité semble acceptée, elle rencontre aussi des critiques. Le Conseil islamique de Melilla, une association créée à la fin des années 2010 et composée notamment de jeunes musulmans « diplômés » et « très formés » (d’après les mots de son président en entretien), déplore que les activités institutionnelles promues par le gouvernement local pendant le ramadan cachent souvent le caractère religieux de ces célébrations. Ils se plaignent que « les jeux de table » ou « les tournois sportifs » proposés dans les programmes officiels n’ont « rien à voir » avec le caractère spirituel du ramadan. Au-delà de ces questions, les membres de cette association et d’autres semblables pointent que cette politique n’est pas accompagnée d’une stratégie de réduction des inégalités, dénonçant le fait que les musulmans continuent d’être considérés comme un groupe subalterne. Cette politique est critiquée pour présenter une vision enchantée de l’histoire locale, invisibilisant la mémoire des musulmans et leurs mobilisations pour faire reconnaître leur citoyenneté. Un élu d’opposition, musulman pratiquant, ironise en entretien sur « l’hypocrisie » du président conservateur de la ville qui, aujourd’hui, vante publiquement les « quatre cultures » alors qu’il était un fervent opposant à la reconnaissance de la citoyenneté des musulmans dans les années 1980.

D’autres acteurs dissimulent mal leur malaise envers cette politique symbolique de la diversité. Derrière le discours officiel des « quatre cultures », les moments informels fournis par l’enquête ethnographique laissent entendre des propos associant les musulmans aux incivilités, au trafic de drogue et au déclin de la ville. De manière paradoxale, cette politique a renforcé certaines catégories identitaires mobilisées dans l’espace public. Ainsi, certains Espagnols dits d’origine péninsulaire se réclament du christianisme – indépendamment de leur degré de croyance ou de pratique religieuse – et refusent d’abandonner cette étiquette, qu’ils utilisent comme une marque distinctive. Si l’ethnicisation religieuse des catégories identitaires (Brun et Cosquer 2022) s’inscrit dans la reconnaissance des « quatre cultures » et dans les changements sociodémographiques de Melilla, elle est aussi le vecteur de nouvelles controverses et de paniques morales autour de la perte supposée du caractère espagnol de l’enclave. Récemment, certains acteurs – largement relayés par les milieux de l’extrême droite espagnole, très hostile à l’islam (Albert-Blanco 2024) – ont dénoncé la reconnaissance de l’Aïd el-fitr et de l’Aïd al-adha [9] comme jours fériés, au détriment d’autres dates, comme la fête de l’Hispanité (12 octobre) [10] ou de la Saint-José (19 mars) [11].

Ces débats illustrent l’ambivalence de la « ville des quatre cultures », un modèle de coexistence mis en avant par les institutions mais traversé par des inégalités sociopolitiques et des hiérarchies symboliques dans l’espace public qui rappellent la persistance des dynamiques postcoloniales. À Melilla, la célébration publique de la diversité devient à la fois un instrument de reconnaissance et un outil de gouvernance des différences dans l’espace urbain.

Bibliographie

  • Albert-Blanco, V. 2024. « La religion de la nouvelle extrême droite espagnole », La Vie des Idées, 24 avril 2024.
  • Astor, A. et Mayrl, D. 2020. « Culturalized Religion : A Synthetic Review and Agenda for Research », Journal for the Scientific Study of Religion, vol. 59, n° 2, p. 209-226.
  • Briones, R., Tarrés, S. et Salguero, Ó. 2013. Encuentros. Diversidad religiosa en Ceuta y en Melilla, Barcelone : Icaria Editorial.
  • Brun, S. et Cosquer, C. 2022. « Déconstruire l’“ identité ”, théoriser la race : des catégorisations aux pratiques », Émulations, n° 42, p. 31-46.
  • Clot-Garrell, A., Albert-Blanco, V., Martínez-Cuadros, R. et Esteso, C. 2022. « Religious Tastes in a Gentrified Neighbourhood : Food, Diversification and Urban Transformation in Barcelona », Journal of Religion in Europe, vol. 15, n° 1-4, p. 291-318.
  • Fernández García, A. 2014. Melilla mosaïque culturelle. Expériences interculturelles et relations sociolinguistiques d’une enclave espagnole, Paris : L’Harmattan.
  • Fernández García, A. 2018. « Partis politiques et représentation locale à Ceuta et Melilla (1977-2015) : nationalisation et clivages communautaires », Pôle Sud, n° 49, p. 5-24.
  • Martínez-Ariño, J. et Griera, M. 2020. « Adapter la religion  : négocier les limites de la religion minoritaire dans les espaces urbains », Social Compass, vol. 67, n° 2, p. 221-237.
  • Tyszler, E. 2024. Se battre aux frontières de Ceuta et Melilla. Race, genre et contrôle migratoire, Saint-Denis : Presses universitaires de Vincennes.

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Pour citer cet article :

& , « Melilla, la « ville des quatre cultures » ou l’ambivalente mise en scène de la diversité religieuse », Métropolitiques , 4 décembre 2025. URL : https://metropolitiques.eu/Melilla-la-ville-des-quatre-cultures-ou-l-ambivalente-mise-en-scene-de-la.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2233

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