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La ville logistique : réflexions depuis l’Afrique

À quoi peut bien ressembler une ville dédiée à la logistique en Afrique ? Comment se connecte-t-elle aux circulations de marchandises globales ? Telles sont les questions abordées par Hélène Blaszkiewicz à partir du cas de Kasumbalesa, petite ville à cheval sur la RDC et la Zambie devenue un centre logistique majeur.

« Votre colis est disponible en point relais ! » Voici un message familier et rassurant, que de nombreuses habitantes et habitants des grandes villes occidentales ont déjà reçu. Derrière cette phrase brève se cachent d’importantes chaînes de production et des milliers de travailleuses et travailleurs, d’ateliers, entrepôts, ports et conteneurs, reliés par une activité logistique de plus en plus perfectionnée. La logistique, gestion des commandes, du dédouanement, du transport, du stockage et de la livraison des marchandises, va de pair avec la réorganisation des relations entre les lieux de production et de consommation et la transformation des territoires marqués par la circulation marchande.

En ville, la multiplication des casiers de retrait des colis et des livraisons à domicile est souvent vécue à travers ses nuisances : bruit, pollution de l’air, congestion, insécurité routière, empiétement sur les trottoirs (Baraud-Serfaty 2021). Ces problèmes appellent en général des solutions techniques présentées sous le terme de « logistics city » : un espace urbain connecté, organisé de façon à faciliter le stockage et la livraison des marchandises « just-in-time ». La littérature sur la question, qu’elle soit managériale ou critique, s’est concentrée sur les villes (post-)industrielles du Nord. En va-t-il de même dans les pays dits du Sud ? Comment les espaces urbains, ici africains, sont-ils transformés par la circulation des marchandises ? Mettre en relation les théories de la logistics city et les villes africaines révèle différentes façons de contrôler et de tirer profit des biens en mouvement. Cet article vise à réinterroger l’importance de la logistique dans les formes urbaines à partir d’un cas d’étude situé dans la Copperbelt, région minière, industrialisée et urbanisée de la Zambie.

Repenser la forme urbaine pour « faciliter » la circulation des marchandises

La logistique a connu une véritable révolution dans les années 1960 (Cowen 2014). Les opérations intermédiaires entre production et consommation, jusqu’alors considérées comme des coûts improductifs, deviennent des éléments fondamentaux de création de valeur. Ce changement de représentation associé à la baisse des coûts de transport permise par la conteneurisation transforme profondément les géographies du capitalisme, rendant possible l’allongement des chaînes de production industrielle. La fluidité et la rapidité des circulations commerciales, érigées en valeurs suprêmes du commerce du XXIe siècle, sont rendues possibles par les importants investissements réalisés dans les réseaux d’infrastructure partout dans le monde et par le « black-boxing » de l’information entre les différents segments d’une même chaîne (Posner 2021). La non-circulation de l’information, la dilution des responsabilités et l’invisibilisation des conditions réelles des circulations qu’elle permet, associée à la vitesse comme dogme, fait peser sur les travailleurs et les travailleuses en bout de chaîne le poids de cadences infernales (Benvegnù et Gaborieau 2020).

L’allongement des chaînes de valeur et les progrès réalisés par le commerce sur Internet ont mis à portée de clic (et de porte-monnaie) des marchandises nombreuses provenant pour la plupart de l’est asiatique. Mais les problèmes liés au « last-mile delivery », ou logistique du dernier kilomètre, met en évidence les difficultés de faire correspondre les idéaux logistiques de vitesse et de fluidité aux réalités géographiques des milieux urbains. Les infrastructures des villes industrielles doivent être adaptées à cette nouvelle ère du capitalisme (Hepworth 2014) : numérisation et ubérisation des livraisons, mise en réseau de centres de distribution et d’entrepôts en périphérie des villes (Cidell 2011) sont autant de solutions montrant l’importance des infrastructures matérielles et immatérielles dans la territorialisation des flux internationaux.

Les travaux cités, qui s’intègrent dans le courant critique des logistics studies, ont à cœur de ne pas prendre trop au sérieux l’image de fluidité que l’industrie logistique donne d’elle-même. Ils rappellent au contraire l’importance des frictions et des pauses dans le commerce international, ainsi que leur potentiel stratégique (Simpson 2019). C’est ce qu’engage également à faire l’observation des pratiques commerciales en Afrique australe, dans la très industrialisée Copperbelt. Région minière frontalière située entre la Zambie et la République démocratique du Congo, la Copperbelt est sillonnée par de nombreux camions matérialisant les échanges commerciaux transnationaux. Tous convergent à Kasumbalesa, ville frontalière, ville-entrepôt, dont l’organisation permet de fixer les circulations marchandes transnationales.

Figure 1. Déchargement de poids lourds dans les entrepôts de Kasumbalesa

© H. Blaszkiewicz, 2017.

Ambiguïtés d’une ville entrepôt

Kasumbalesa est le nom de la ville congolaise, habitée aujourd’hui par près de 250 000 personnes [1], formée au début du XXe siècle à l’intersection entre une exploitation minière et une ligne de chemin de fer reliant les ports du sud du continent aux gisements cuprifères. Par extension, c’est également le nom qu’a pris la partie zambienne de l’agglomération, collée à la frontière, plus récente et entièrement dédiée au commerce, ou plus précisément au stockage des marchandises. La partie zambienne de Kasumbalesa est administrativement rattachée à Chililabombwe [2], ville minière d’origine coloniale dont le centre se situe quelque 20 kilomètres plus au sud (figure 2). Les entrepôts occupent la quasi-totalité de l’espace disponible à Kasumbalesa-Zambie, laissant peu de place au marché couvert encadré par la municipalité, aux conteneurs servant d’espace de vente, et aux étals des marchand·e·s. D’après les commerçant·e·s et entrepreneurs travaillant sur place, l’insécurité qui y règne fait que peu de gens y ont effectivement élu résidence. Kasumbalesa-Zambie permet ainsi de questionner ce que la logistique fait à une ville africaine.

Figure 2. Kasumbalesa, carte de localisation et image satellite

© H. Blaszkiewicz, données Open Street Map et Google Earth.

L’existence et le dynamisme de Kasumbalesa-Zambie tiennent à deux raisons principales. Premièrement, la ville s’est constituée sur un axe routier majeur reliant le sud de la RDC aux côtes africaines, autour d’un point frontalier majeur. Comme tout marché frontalier, elle tire son existence du fort différentiel de niveaux de vie entre Zambie et RDC : riche de ses réserves de cuivre et de cobalt, la RDC souffre de son manque de base agricole et industrielle, la rendant dépendante de son voisin pour son approvisionnement [3]. Deuxièmement, Kasumbalesa-Zambie bénéficie en miroir des représentations négatives de son voisin congolais. En Zambie, dans les discours des administrations et des commerçant·e·s, la RDC est toujours présentée comme un espace dangereux et chaotique. Les récits d’insécurité pour les personnes et les biens émaillent les conversations.

La représentation négative du Congo permet de présenter la Zambie à l’inverse comme un pays stable et business friendly, et nourrit la spécialisation commerciale de la ville frontalière. Plus profondément, elle s’inscrit dans une politique économique plus large, faisant de la Zambie une « plateforme structurée [4] » pour les flux commerciaux à destination de la RDC, notamment pour des entreprises ne souhaitant pas s’installer directement sur le territoire congolais mais désirant profiter de son marché intérieur. Cette position d’arrière-salle commerciale est défendue par le gouvernement. Il encourage, par le biais de subventions ou de prêts à taux préférentiels, les entreprises productives à s’installer sur son sol, même si leurs produits sont ensuite destinés au marché congolais [5]. Il en va de même pour les banques et assurances. Investir directement en francs congolais est risqué, et les procédures commerciales en RDC ne sont pas considérées comme fiables. La plupart des banques choisissent ainsi de s’installer du côté zambien de la frontière, alors que la plupart de leurs client·e·s font des affaires en RDC. Biens et services sont donc vendus en Zambie ; les administrations fiscales zambiennes perçoivent à chaque fois des taxes internes, telle la TVA, sur des biens exportés parfois illégalement. C’est ce que résumait un douanier zambien : « la contrebande est une bonne chose pour la Zambie [6]. » Les douanes prélèvent en effet sur ces flux des taxes qu’elles ne pourraient pas prélever dans un cadre légal au vu des accords de libre-échange appliqués entre les deux pays. La ville se transforme alors en lieu de refuge pour entrepreneurs de toutes nationalités, en un véritable centre de distribution organisé pour le marché congolais. Cela se retrouve dans les infrastructures commerciales de Kasumbalesa-Zambie, dont le paysage urbain permet d’immobiliser et de profiter des flux à destination de la RDC. La ville comprend peu de constructions à étages qui permettraient d’avoir une vue plus globale de la ville, si ce n’est le nouveau bâtiment des douanes. Elle est tout entière occupée d’entrepôts classiques ou sous douane, dans lesquels les marchandises en transit peuvent être stockées sans payer de droit de douane pour une période renouvelable de 365 jours (Orenstein 2018). À Kasumbalesa, les entrepôts ressemblent à ceux que l’on trouve en bordure des autoroutes européennes : d’imposants cubes de tôle entourés de grillages.

Ainsi, les commerçant·e·s et transporteurs congolais dominent ce marché fait pour eux, et contribuent, via le paiement de la TVA, à l’économie zambienne. En retour, Kasumbalesa-Zambie n’est plus vraiment considérée comme faisant vraiment partie du territoire national zambien. D’après l’un de mes enquêtés, Kasumbalesa n’est « qu’un marché où on ne paye même pas en kwachas [7] ». Les Zambien·ne·s ont même coutume de dire que la Zambie s’arrête à Chililabombwe aux rues propres et bien ordonnées. Kasumbalesa n’est alors qu’un « chaos organisé [8] » où les manières de faire congolaises sont dominantes : on paye en francs congolais ou en dollars, on parle le kiswahili (une langue non parlée en Zambie) mélangé à quelques mots de français, on s’invective en se traitant de « Kasaï [9] ». Même la saleté du lieu est imputée aux Congolais·es. Tout cela, conjugué à une population nombreuse en RDC [10], nourrit des angoisses de débordements. C’est comme si la frontière risquait toujours de reculer aux dépens de la Zambie, constituée comme espace vide. Kasumbalesa ne serait alors qu’une éclaboussure urbaine de l’agitation congolaise.

De la ville logistique aux périphéries logistiques

Kasumbalesa-Zambie ne répond pas vraiment aux critères de la « ville logistique » type, en témoignent ses rues engorgées de poids lourds (figure 3). Pourtant, son fonctionnement urbain permet de maintenir un équilibre entre mouvement et immobilité qui rend les circulations commerciales très rentables pour les entreprises privées comme pour les administrations zambiennes. Bien qu’aux marges de l’industrie logistique mondiale, Kasumbalesa fait écho au développement de la suburban logistics bien étudiée au Nord (Cidell 2012 ; Raimbault et al. 2013) et caractérisée par ces centres de distribution dont le nombre explose dans les campagnes européennes. Les nuisances générées par l’intense activité marchande se concentrent en un point du territoire, alors que ses bénéfices financiers sont transférés dans des lieux plus lointains : les succès commerciaux de Kasumbalesa sont réinvestis dans d’autres villes minières plus cossues (Chililabombwe, Chingola, Kitwe), quand les nouveaux centres logistiques Amazon des régions rurales françaises profitent surtout à la Silicon Valley. La logistique autorise l’exploitation de natures lointaines et d’une main-d’œuvre peu chère ; elle construit et se nourrit des altérités pour mieux les exploiter (Tsing 2009). Réfléchir à la logistics city et à son corollaire suburbain permet de mettre en lumière les lieux plus proches des centres de consommation, plus proches de nous, mais eux aussi complètement abîmés par l’activité logistique. Tout cela invite à considérer la logistique comme une activité qui redistribue les gains et les pertes de la nouvelle donne économique, y compris au niveau géographique. Et qui permet la redistribution des contraintes liées aux circulations sur certains lieux sacrifiés, ainsi que sur les travailleurs et travailleuses en bout de chaîne.

Figure 3. Rues de Kasumbalesa

© H. Blaszkiewicz, 2017.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Hélène Blaszkiewicz, « La ville logistique : réflexions depuis l’Afrique », Métropolitiques, 21 avril 2022. URL : https://metropolitiques.eu/La-ville-logistique-reflexions-depuis-l-Afrique.html

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