En France, la laïcité dans sa forme juridique concerne en premier lieu les institutions publiques. Toutefois, une certaine conception philosophique de la laïcité tend à distinguer, au niveau individuel, l’engagement politique de l’engagement religieux et à cantonner l’expression des opinions et des croyances à l’espace privé. Contre cette conception, l’ouvrage L’Islam et la Cité vient utilement rappeler – selon une approche pluridisciplinaire – que l’engagement politique et l’engagement religieux sont fréquemment amenés à cohabiter, à se répondre et à se nourrir mutuellement chez une même personne et qu’il importe d’interroger les processus de politisation des citoyens qui s’engagent en tant que croyant ou parce qu’ils sont croyants.
Dans sa contribution (« Nouvelle manière de vivre la foi musulmane et militantisme des descendants d’immigrés nord-africains dans la cité du Val Fourré »), Nathalie Fuchs souligne que l’engagement « ne résulte pas d’une rupture entre sphères religieuse et politique, mais au contraire, d’une continuité entre les deux systèmes de croyances obéissant à une éthique religieuse qui valorise fortement l’engagement, légitime la participation politique et encourage l’investissement dans les organisations non religieuses » (p. 69). Ce faisant, le livre fait écho à une série de travaux – notamment en science politique ou en sociologie politique – qui s’interrogent minutieusement sur les façons dont ethos religieux et ethos politique se trouvent intimement liés (Berlivet et Sawicki 1994 ; Donegani 1979 ; Fretel 2004 ; Michelat et Simon 1977 ; Weber 2002).
Étudier l’engagement des musulmans
Prenant soin de se situer à distance des incessants débats sur la place de l’islam dans la république, « l’objet de ce livre […] est de donner à voir ce que font les musulmans quand ils s’engagent dans l’espace public, au nom de l’islam ou dans le prolongement de leur foi. Quels croyants s’investissent pour quels types de causes ? » (p. 12). Et quelques pages plus loin, les auteurs expliquent que leur ambition première est d’« étudier le rapport ordinaire à l’islam et de comprendre s’il favorise la participation civique et politique et, ce faisant, l’intégration sociale des acteurs.
« Ce livre cherche à interroger les usages que les croyants font de la religion et comment ceux-ci structurent (ou non) leur rapport au politique et au monde social » (p. 16). De ce point de vue, le projet éditorial fait écho au courant de recherche de la « religion vécue », qui s’attarde sur les pratiques ordinaires des acteurs en situation (Piette 1999 ; McGuire 2008 ; Bender, 2003). Un tel courant permet à la fois de faire ressortir les paradoxes et les contradictions dans lesquels les individus se trouvent pris, et de mettre à distance toute tentative de chercher la vérité d’une confession dans ses textes sacrés ou ses recueils normatifs.
Le titre de l’ouvrage comporte une qualification spatiale (« les quartiers populaires »). Le lecteur s’attend donc à ce que cette qualification se trouve problématisée et interrogée à travers les différentes contributions : dans quelle mesure l’inscription territoriale de ces différentes formes d’engagement intervient-elle ? Existe-t-il un lien entre marginalité spatiale et marginalité sociale ? Dans quelle mesure les discours publics tenus sur certains quartiers ont-ils un impact sur l’engagement des musulmans ? Autant de questions que l’on ne retrouve pas toujours clairement posées, même si plusieurs des exemples traités dans les différents textes sont localisés dans ces « quartiers populaires » (par exemple le Val-Fourré pour le texte de Nathalie Fuchs).
S’exprimer parce qu’on est croyant ou en tant que croyant
Pour autant, il ne s’agit pas seulement de mettre à l’épreuve des conclusions établies dans des recherches antérieures qui portaient sur d’autres religions, en se contentant de les transposer au cas musulman. En effet, dans le contexte de la France de 2017, l’islam n’est pas une religion comme les autres ; en premier lieu parce que l’essentiel des débats et des controverses sur la laïcité ou la place du religieux dans la sphère publique et l’espace public se trouvent articulé autour d’elle. Le livre doit donc être lu avec à l’esprit l’idée que l’islam est un problème public (Amiraux 2004 ; Mohammed et Hajjat 2013). Aussi, consacrer un ouvrage aux « engagements musulmans » est une entreprise particulièrement délicate. Il ne fait pas de doute que les trois directeurs d’ouvrage en avaient parfaitement conscience, puisque le livre s’ouvre sur un double seuil introductif. La préface et l’introduction (20 % du volume de l’ouvrage, soit une soixantaine de pages) sont l’occasion pour les auteurs d’établir les fondations théoriques de leur entreprise. Le titre de l’introduction (« Se mobiliser en tant que musulmans. Condition minoritaire et engagement politique ») renvoie directement à une distinction importante : une personne de confession musulmane peut s’engager politiquement parce qu’elle est croyante ou en tant que croyante. Dans le premier cas, la foi est une ressource pratique pour l’action politique, mais ne se trouvera pas forcément publicisée, tandis que dans le second cas, l’identité religieuse est clairement revendiquée dans le cadre de l’engagement politique et peut même constituer l’objet de la revendication (c’est le cas notamment avec la question du port des signes religieux).
Parcours de musulmans engagés
Outre les deux seuils mentionnés, le livre est composé de sept chapitres qui font varier les perspectives disciplinaires et les échelles d’analyse. Corinne Torrekens traite de la représentation des musulmans en Belgique (« De la discrétion à la lutte contre les discriminations. Représenter les musulmans en Belgique ») en s’appuyant sur des entretiens individuels et un travail d’observation ethnographique ; les textes de Julien Beaugé (« Résister au dévoilement à l’école ») et Éric Marlière (« La perception politique du “système” et ses institutions par un salafi ») se présentent quant à eux comme deux cas limites sur le plan méthodologique. En effet, chacun des deux se concentre sur une personne en particulier, dont le parcours biographique donne des clés de lecture pour rendre compte d’un contexte plus large. Éric Marlière justifie ce choix méthodologique en employant les mots de Charles Wright Mills pour lequel « l’existence de l’individu et l’histoire de la société ne se comprennent qu’ensemble » (Mills 2006, p. 5). Par ailleurs, la contribution de Julien Beaugé est intéressante dans la mesure où il montre comment l’entrée en politique de certain·e·s musulman·e·s résulte directement de la mise en place de normes juridiques (la loi de 2004 sur le port de signes religieux dans les écoles publiques) ayant des effets concrets sur les individus. Nous pourrions ici parler d’une politisation de réaction, également illustrée par Houda Hasal (« Au nom de l’égalité ! Mobilisations contre l’islamophobie en France. La campagne contre l’exclusion des mères voilées des sorties scolaires »). Notons que ces deux textes témoignent de l’importance des milieux scolaires dans l’engagement politique. L’école n’est donc pas seulement l’espace d’apprentissage théorique de la citoyenneté, mais est également celui où cette dernière se trouve directement mise à l’épreuve.
L’islam : une ressource pour l’action politique locale
Dans une contribution particulièrement dense sur le plan théorique, Alexandre Piettre convoque le concept de politicité – emprunté à Denis Merklen [1] (2009 et 2011) – pour qualifier l’engagement politique et rendre compte de formes d’engagements inédites qui dépassent les formes plus conventionnelles, comme le fait de militer au sein d’un parti politique ou d’exercer son droit de vote. De ce point de vue, un tel concept possède une portée heuristique forte puisqu’il permet de penser l’islam comme ressource pratique de l’engagement politique sans qu’il s’agisse pour autant d’une manifestation de manipulation de l’islam à des fins politiques, c’est-à-dire d’islamisme. Par ailleurs, le concept de politicité possède chez Merklen une dimension spatiale importante, puisque des formes d’engagements inédites prennent le quartier autant comme cadre de référence que comme objet de revendication. Sur ce point, le texte d’Étienne Pingaud (« Entrepreneurs islamiques et mobilisations de musulmans dans les quartiers populaires ») se distingue : soucieux de rendre compte des différentes formes de mobilisation dans « une ville de la “ceinture rouge” de Paris » (p. 86), il montre parfaitement comment les différents acteurs en présence (la mosquée, la mairie, les associations…) se trouvent étroitement articulés au sein d’un jeu d’acteurs où proximités sociale et spatiale sont des facteurs importants, de sorte que cohabitation et collaboration vont de pair.
Plus largement, la spatialisation de la problématique de la participation politique des citoyens de confession musulmane permet d’éviter le piège des considérations générales et vagues, instruments de prédilection des idéologues, et offre une porte d’entrée efficace pour une analyse scientifique solide. De ce point de vue, on peut espérer que L’Islam et la Cité ne restera pas un ouvrage isolé, mais ouvrira la voie à d’autres projets similaires.
Bibliographie
- Amiraux, V. 2004. « Expertises, savoir et politique. La constitution de l’islam comme problème public en France et en Allemagne », in B. Zimmermann (dir.), Les Sciences sociales à l’épreuve de l’action. Le savant, le politique et l’Europe, Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, p. 209‑245.
- Bender, C. 2003. Heaven’s Kitchen : Living Religion at God’s Love We Deliver, Chicago : Chicago University Press.
- Berlivet, L. et Sawicki, F. 1994. « La foi dans l’engagement. Les militants syndicalistes CFTC de Bretagne dans l’après-guerre », Politix, vol. 3, n° 27, p. 111‑142.
- Donegani, J.-M. 1979. « Itinéraire politique et cheminement religieux », Revue française de science politique, n° 4-5, p. 693‑738.
- Fretel, J. 2004. « Quand les catholiques vont au parti. De la constitution d’une illusion paradoxale et du passage à l’acte chez les “militants” de l’UDF », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 155, p. 76‑89.
- McGuire, M. 2008. Lived Religion. Faith and Practice in Everyday Life, Oxford : Oxford University Press.
- Merklen, D. 2009. Quartiers populaires, quartiers politiques, Paris : La Dispute.
- Merklen, D. 2011. Sociabilité et politicité. Quand les classes populaires questionnent la sociologie et la politique, dossier d’habilitation à diriger des recherches (HDR), université Paris‑7 Diderot.
- Michelat, G. et Simon, M. 1977. Classe, religion et comportement politique, Paris : Presses de Sciences Po.
- Mills, C. W. 2006. L’Imagination sociologique, Paris : La Découverte.
- Mohammed, M. et Hajjat, A. 2013. Islamophobie : comment les élites françaises fabriquent le problème musulman, Paris : La Découverte.
- Piette, A. 1999. La Religion de près. L’activité religieuse en train de se faire, Paris : Métailié.
- Weber, M. 2002. L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris : Flammarion, coll. « Champs classiques ».