Accéder directement au contenu
Terrains

Les arrestations de passeurs au Niger : une criminalisation des pratiques d’entraide en situation de migration

Du point de vue des États du Nord, les migrations internationales venues du Sud ont désormais leurs responsables tout désignés, les réseaux de « passeurs », qu’il s’agirait de démanteler. À partir d’une enquête ethnographique conduite au Niger, l’autrice montre la labilité de ce rôle et les effets pervers d’une répression aveugle de l’entraide.

Longtemps ignoré des politiques migratoires européennes, le Niger émerge dans les discours officiels comme un pays de transit des populations ouest-africaines vers l’Europe à partir de 2015 et du sommet euro-africain de La Valette [1]. Ce sommet marque une nouvelle étape dans le contrôle des mobilités dans l’espace saharo-sahélien avec l’implication active de l’État nigérien, qui adopte au même moment la loi 2015-36 contre ce qui est qualifié de « trafic illicite des migrant·es ».

De longue date pourtant, ce pays fait figure d’espace relais pour les personnes circulant d’une rive à l’autre du Sahara. Avec la loi contre le trafic illicite de migrant·es, les réseaux facilitant les migrations sont en partie démantelés. Si son impact économique sur la ville d’Agadez, au nord du Niger, a déjà été démontré (Zandonini 2018, Hoffman, Meester et Nabara 2017), les arrestations de passeurs « ordinaires » (c’est-à-dire également en situation de migration) et leurs effets sur les pratiques d’entraide restent peu documentés.

Dans la continuité des études menées sur les passeurs (Zhang, Sanchez et Achili 2018, Doomernik et Kyle 2004), nous montrons que la loi de 2015 tend à accroître les situations de détresse pour les personnes en situation de migration, les exposant davantage à l’emprisonnement et à de nouvelles formes d’exploitation [2].

La construction labile de la figure du « passeur » dans un espace de transit

En 2013, la découverte macabre dans le désert de corps de femmes et enfants nigériens qui se rendaient en Algérie suscite une forte émotion parmi la population [3]. Élu·es régionaux, parlementaires et ministres s’élèvent contre la migration « clandestine » et ses logistiques dans la région d’Agadez. Cette ville du nord du pays fait fonction de carrefour pour les ressortissant·es d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale qui partent travailler au Nord (voir figure 1). Ces mobilités sont anciennes et circulaires (Brachet, Choplin et Pliez 2011, Mounkaila, Amadou et Boyer 2009). Elles sont facilitées par le protocole de libre circulation dont s’est dotée la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) en 1979.

Figure 1. L’élasticité de la frontière nord du Niger : contrôler le droit de sortie

Réalisation : C. Pestalozza et A. Dauchy.

Avant 2015, l’activité économique de la ville d’Agadez reposait en bonne partie sur l’accueil des personnes migrantes, les préparatifs avant la traversée du désert et le transport vers l’Algérie et la Libye. La logistique autour des migrations mobilise en effet un ensemble d’individus et de groupes, aux fonctions et responsabilités diverses : convoyeur et transporteur mais aussi hébergeur, rabatteur et commerçants [4]. Ces petits intermédiaires font l’ordinaire du travail de la migration. La loi de 2015, en pénalisant le trafic illicite de migrant·es, met fin à l’ensemble de ces activités.

Cette loi contre le « trafic » illicite de migrant·es (migrant smuggling) s’ajoute au cadre légal déjà existant de lutte contre la « traite » des personnes (human trafficking) [5], créant une nouvelle infraction qui repose sur trois éléments : l’obtention d’un avantage financier, matériel (par exemple, un document de voyage frauduleux) ou un service rendu indirectement (1), en échange de l’entrée, du séjour ou de la sortie illégale (2), d’un·e étranger·e qui n’est pas résident·e permanent au Niger (3). L’application de la loi de 2015 s’étend dès lors à toute une série d’acteurs ou d’actrices impliqués dans l’économie de la migration, puisque est reconnu « passeur » toute personne qui tire un avantage, économique ou d’un autre type, de l’assistance aux migrant·es.

La loi de 2015 s’appuie sur un texte fondateur, le Protocole de Palerme contre le trafic illicite de migrant·es par terre, air et mer [6], qui associe la migration irrégulière à d’autres trafics (drogues et armes) en raison de leur caractère transnational.

En cela, le travail quotidien des officiers de police judiciaire et des magistrats qui appliquent la loi 2015-36 consiste à identifier et démanteler les filières nigériennes, en poursuivant les individus qui agiraient aux différents étages de l’organisation criminelle (entretien avec l’Équipe conjointe d’investigation (ECI), Niamey, mars 2020), le long des routes clandestines où opèrent ces trafics.

Par conséquent, les personnes en migration sont elles-mêmes poursuivies lorsque, faute de moyens suffisants pour poursuivre leur voyage, elles participent à cette économie de la migration. De nombreux « aventurier·es », terme employé par les migrant·es pour qualifier leur pratique de circulation en Afrique de l’Ouest (Louis 2013), sont en effet bloqués à Agadez ou ailleurs sur les routes migratoires, plusieurs semaines, voire plusieurs mois, dans l’attente d’une aide de leur famille ou à la recherche d’un travail. Les voyageur·ses, ainsi immobilisés, se rassemblent dans ce qu’ils qualifient de « ghettos », hébergements précaires loués à des propriétaires nigériens. Ils y accueillent d’autres frères, qui passent par Agadez, des compatriotes qui obtiennent leur contact au pays avant leur départ ou pendant le voyage parce qu’ils viennent de la même zone [7]. Parce qu’ils facilitent la migration en fournissant un logement à d’autres étranger·es, en les conduisant de la gare de bus au « ghetto » ou en jouant le rôle d’intermédiaires auprès de transporteurs pour se rendre en Libye ou en Algérie, ils sont parfois arrêtés à Agadez. Devant les juges et l’enquêtrice, les interpellés ne nient pas les faits, qu’ils requalifient néanmoins sous le registre de l’entraide :

On est venu chez le procureur, c’est comme ça on m’a accusé de trafic illicite de migrants, ils disent « il aide des gens pour voyager ». J’ai dit « d’accord », en tout cas, je les aide parce qu’on s’aide entre nous, nous tous. Mais je n’ai pas amené personne, je n’ai cherché personne (entretien à la prison de Niamey, février 2020).

Ces pratiques contribuent à la réussite du parcours migratoire des « aventurier·es » (Louis 2013), qu’ils se situent d’un côté ou de l’autre de la prestation. Pour les un·es, il faut trouver quelque chose car si les parents n’ont pas les moyens, tu passes pas (entretiens à la prison de Niamey, février 2020). Dès lors, les prévenu·es ont mis à profit leur expérience et leur savoir/savoir-faire au profit de la circulation d’autres individus, qui pourront les valoriser à leur tour.

Endiguer les mobilités en déplaçant la frontière du pays à Agadez

C’est d’abord dans la région d’Agadez que la loi de 2015 est mise en œuvre, avant que son application ne s’étende sur le reste du territoire. Dans cette région du nord, une ligne imaginaire semble séparer le pays en deux, bien qu’elle ne soit pas reconnue au plus haut niveau : d’un côté, au sud, un espace de circulation autorisé mais contrôlé pour les ressortissant·es de la Cedeao et les autres étranger·es disposant des documents de voyage requis [8]) ; de l’autre côté de cette ligne, au nord, tout·e étranger·e est présumé se rendre en Libye ou en Algérie, et son transporteur sera poursuivi selon les termes de l’article 10 de la loi contre le trafic qui prévoit « la sortie illégale » du Niger.

Telle qu’elle est appliquée depuis 2016, la loi réprime en effet non seulement le franchissement illégal d’une frontière mais aussi l’intention de sortie illégale, pour autant que l’on puisse démontrer cette intention. Toute personne étrangère contrôlée au nord d’Agadez est ainsi supposée en situation de migration.

L’élasticité de la frontière, qui s’étire jusqu’à la ville d’Agadez, est justifiée par un argument pratique, en l’occurrence l’impossibilité pour les autorités de contrôler effectivement la frontière libyenne. Cette ligne imaginaire crée non seulement un régime d’exception au nord, mais produit également des effets en cascade sur le quotidien des personnes en migration, dans la ville même d’Agadez : en application de la loi, tout·e ressortissant·e étranger se voit en effet interdire de monter dans l’un des pick-up qui amènent chaque semaine des Nigérien·nes vers le nord et la Libye. Les autorités et les experts européens justifient ce traitement différentiel entre population nigérienne et ressortissant·es ouest-africain·es au regard de leur destination présumée : les Nigérien·nes resteraient en Libye tandis que les autres populations chercheraient à gagner l’Europe.

Dès lors, les opportunités de départ vers le nord se font plus rares et plus coûteuses. Depuis l’application de la loi de 2015, les candidat·es à la migration sont contraints à la discrétion pendant leur séjour à Agadez : tu ne sors pas car tu ne veux pas être vu, car si tu es plus de deux étrangers, tu es coupable ! (entretien à la prison d’Agadez, février 2020).

Les arrestations sont facilitées par la présence d’indics dans les gares qui renseignent les policiers, par les dénonciations du voisinage ou des chefs de « ghettos » entre eux. Ces pratiques alimentent un climat de psychose, des vagues de rafles étant attribuées par les personnes visées aux autorités nigériennes ou même européennes (entretiens à Agadez, février 2020). Les ONG doivent également se conformer à ce climat délétère de suspicion généralisée, et ruser pour continuer à mener leurs missions auprès des migrant·es. L’intervention dans les « ghettos » est plus délicate, le risque étant important de se voir refuser l’entrée des maisons et de ne plus pouvoir délivrer soins et produits de première nécessité (observation participante à Agadez, février 2020).

Les nombreux individus désormais soupçonnés d’être passeurs racontent l’humiliation des arrestations en public, les modes opératoires inspirés de la lutte antiterroriste lors des perquisitions à domicile par des soldats, les interrogatoires et diverses violences subies, ou encore les obstacles rencontrés afin de prévenir leurs proches de leur arrestation. Par ailleurs, ils n’échappent pas à l’encombrement et à l’impéritie du système judiciaire nigérien (Hamani 2014). De nombreux prévenus font état de dossiers égarés, de témoins volatilisés et, faute d’avoir les moyens de recourir à un avocat, passent fréquemment plusieurs années en détention avant d’être jugés.

Finalement, la perception par les passeurs du travail de la migration diffère radicalement de celle de l’État et des institutions internationales, qui l’appréhendent comme une activité criminelle, au profit de structures organisées et pyramidales. Si ces pratiques existent, cette contribution s’est intéressée à une autre réalité plus méconnue des migrations, celle des passeurs « ordinaires » : loin d’une division absolue des rôles, les personnes en situation de migration au Niger sont souvent conduites à aider d’autres migrant·es, devenant alors des « passeurs » aux yeux des autorités nigériennes et des institutions internationales. Dans ce contexte, la loi contre le trafic illicite produit les conditions d’une invisibilisation et d’une criminalisation des étranger·es et, ce faisant, d’une réorientation des routes migratoires. On observe depuis en effet une diminution du nombre de personnes transitant par Agadez, qu’elles contournent afin d’éviter les nouveaux risques associés à leur condition, répréhensible pénalement.

Si un contexte de libre circulation rend les personnes plus autonomes pour se déplacer (Kyle et Dale 2001), le renforcement des contrôles aux frontières et la répression de l’entraide les contraignent au contraire à recourir davantage à l’assistance de nouveaux intermédiaires, de manière clandestine. Cette situation accroît ainsi la vulnérabilité des personnes en migration, en les obligeant à solliciter de nouveaux réseaux, qui ne reposent pas/plus sur des liens de confiance et de proximité.

Bibliographie

  • Brachet, J., Choplin, A. et Pliez, O. 2011. « Le Sahara entre espace de circulation et frontière migratoire de l’Europe », Hérodote, vol. 3, n° 142, p. 163-182.
  • Doomernik, J. et Kyle, D.J. 2004. « Organized migrant smuggling and state control : conceptual and policy challenges », Special Issue of Journal of International Migration and Integration, vol. 3, n° 5, p. 93-102.
  • Hamani, O. 2014. « We make do and keep going !’ Inventive practices and ordered Informality in the functioning of the district courts in Niamey and Zinder (Niger) », in T. Bierschenk, J.-P. Olivier de Sardan (dir.), States at Work. Dynamics of African Bureaucracies, Boston : Brill, p. 145-173.
  • Hoffman, A., Meester, J. et Nabara, H. 2017. « Migration et marchés à Agadez : alternatives économiques à l’industrie migratoire », Netherlands Institute of International Relations Clingendael, La Haye.
  • Kyle, D. et Dale, J. 2001. « Smuggling the state back in : Agents of human smuggling reconsidered », Global Human Smuggling : Comparative Perspectives, p. 29-45.
  • Louis, M. 2013. « Approche ethnologique des migrations clandestines subsahariennes. L’aventure, ou de l’ontogenèse à la conquête de l’honneur », Cahiers d’études africaines, n° 211, p. 547-570.
  • Mounkaila, H., Amadou, B. et Boyer, F. 2009. « Le Niger, espace d’émigration et de transit vers le sud et le nord du Sahara », Institut de recherche pour le développement, p. 110-120.
  • Zandonini, G. 2018. « The Monday that changed migration in Niger », Open Migration.
  • Zhang, S.X., Sanchez, G.E., Achilli, L. 2018. « Crimes of solidarity in mobility : Alternative views on migrant smuggling », The ANNALS of the American Academy of Political and Social Science, vol. 1, n° 676, p. 6-15.

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous

Pour citer cet article :

Alizée Dauchy, « Les arrestations de passeurs au Niger : une criminalisation des pratiques d’entraide en situation de migration », Métropolitiques, 2 juin 2022. URL : https://metropolitiques.eu/Les-arrestations-de-passeurs-au-Niger-une-criminalisation-des-pratiques-d.html

Lire aussi

Ailleurs sur le net

Newsletter

Recevez gratuitement notre newsletter

Je m'inscris

La rédaction publie

Retrouvez les ouvrages de la rédaction

Accéder

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous
Centre national de recherche scientifique (CNRS)
Revue soutenue par l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS

Partenaires