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Aux frontières de l’Europe

Expériences de femmes africaines illégalisées

Alors que vingt-sept personnes exilées ont trouvé la mort dans la Manche en essayant de rejoindre le Royaume-Uni, le livre de Camille Schmoll éclaire la tragédie migratoire et la responsabilité des États et de l’Union européenne dans le sort des femmes migrantes, aux marges de l’Europe.

Recensé : Camille Schmoll, Les Damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée, Paris, La Découverte, 2020, 248 p.
Prix du livre de géographie des lycéen·ne·s et des étudiant·e·s 2022.

C’est pendant une décennie (2010-2020) où la mer est devenue frontière-cimetière pour les migrant·e·s indésirables de l’Europe que la géographe Camille Schmoll a mené sa recherche. À rebours des discours dominants, s’appuyant sur un travail empirique multisitué, son ouvrage opère une analyse socio-spatiale tant des contraintes et violences vécues aux frontières que des capacités d’agir des femmes exilées, dans et hors des marges où elles sont confinées.

À travers cinq chapitres thématiques, l’auteure revient sur les cas italien et maltais, devenus « marge utile » (p. 30) de l’Europe pour le contrôle des migrations. Elle invite ainsi les lecteur·rice·s à se plonger dans une « géographie politique de la vie au temps de la frontière » (p. 34) qui montre la construction de ce que d’autres ont qualifié de « corps-frontières » (Guénif-Souilamas 2010), des corps soumis à la violence des ordres migratoires en vigueur, selon des critères racisants et genrés.

Une myriade de profils et de parcours parmi les survivantes des traversées

Le premier chapitre de l’ouvrage est dédié – choix rare et bienvenu – au récit de l’une des « damnées de la mer » raconté à la première personne. L’auteure met en lumière le parcours de Julienne, ressortissante camerounaise passée par la Libye avant de traverser la Méditerranée et d’arriver en Italie puis en France, dont la route a été jalonnée, entre autres, par des violences sexistes et sexuelles. Son histoire apparaît à la fois singulière et exemplaire de celles des autres femmes rencontrées (p. 34). Ce récit permet d’incarner les processus genrés analysés dans les chapitres suivants : la vulnérabilisation des migrantes à différentes échelles – par différents agents et instances voulant contrôler de diverses manières leurs corps et leurs vies –, mais aussi leur capacité d’agir ; la suite du texte laissant moins de place aux points de vue des premières concernées qu’à ceux des acteur·rice·s qui gravitent autour d’elles. Dans la lignée de travaux féministes (tels ceux de Judith Butler [1]), la vulnérabilité est ici entendue comme le résultat de processus relationnels et politiques, et non comme une caractéristique supposée naturelle des femmes, fussent-elles migrantes.

Les profils des Africaines qui traversent les frontières font l’objet du chapitre 2. Répondant à la classique question de la motivation des départs, Camille Schmoll insiste sur leur complexité et la pluralité des parcours, tous ponctués par les traversées de désert et de mer, et marqués par de multiples violences. En partant des trajectoires de celles qui, pour une diversité de raisons, quittent l’Érythrée, la Somalie, le Soudan, le Cameroun, le Nigéria, la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso et la Libye, l’auteure montre les limites d’une vision binaire opposant migrations volontaires et migrations contraintes. Cette entrée par les trajectoires biographiques lui permet de critiquer certaines notions devenues classiques dans les discours des organisations internationales, comme celle de « migration mixte [2] » (p. 71), utilisée par l’Organisation internationale des migrations (OIM) et le Haut Conseil aux Réfugiés (HCR) pour légitimer les opérations de tri entre personnes migrantes acceptables et celles qu’il faudrait expulser. Ou encore celle de « migration autonome » (p. 88) utilisée dans les études migratoires pour désigner des migrations féminines se déroulant hors du cadre du regroupement familial, notion qui, comme le pointe Schmoll, rend difficilement compte de la pluralité des dynamiques contraignantes dans lesquelles sont prises les femmes, tant au départ que sur les routes, ou encore à leur arrivée.

La chercheuse propose ainsi d’étudier l’« autonomie en tension » (p. 24) des Africaines parvenant jusqu’aux côtes de l’Italie et de Malte.

Dans les marges maltaises et italiennes, la quête d’une « autonomie en tension »

Les îles italiennes et maltaise, qualifiées d’« archipels de la contrainte » (chap. 3), constituent pour la géographe un observatoire du traitement punitif des migrations, où commencent de véritables « carrières d’enfermement » (p. 121). Camille Schmoll démêle les processus qui se cachent sous le jargon désignant les différents dispositifs de sélection, de contrôle et de confinement : hotspots, centres de transit, hubs, centres de rétention… Elle montre à quel point ces différents lieux, qu’il s’agisse de camps improvisés dans des hangars ou d’espaces planifiés pour le contrôle, matérialisent la criminalisation des migrations. Y priment l’hypervisibilité des corps et la privation d’intimité (p. 93), en mixité totale des genres et des âges, produisant une vulnérabilité particulière des femmes et des enfants.

Dans ces contextes fortement coercitifs, des mobilisations collectives ont pourtant lieu, contre la prise des empreintes digitales par exemple, tout comme des « micro-actes et tactiques de résistances » (p. 109). Depuis ces espaces, les destins sont divisés entre les personnes migrantes catégorisées comme « acceptables », éligibles à une procédure d’asile et éventuellement relocalisées, et celles qui seront rapatriées, « dublinées [3] » ou expulsées. Cependant, les premières continuent à être soumises à de fortes contraintes et contrôles une fois la frontière franchie, amenant l’auteure à parler de « celles qui sont parties mais ne sont pas encore arrivées » (p. 34), illustrant ainsi les désillusions – mais pas la résignation – des femmes assignées à ces marges socio-spatiales de l’Europe.

La géographe décortique ensuite les dynamiques « d’accueil » et d’enfermement qui s’avèrent profondément imbriquées. Elle investigue les dessous des « paysages moraux de l’accueil » (p. 123-158), et notamment le « bordel » (p. 143) des centres italiens se cachant derrière « l’empire des sigles » (p. 129). Elle pointe la plasticité de ces lieux, pouvant être reconvertis et changer de fonction en quelques jours (p. 209). L’auteure souligne aussi le paradoxe des lieux dits d’accueil visant à la fois à protéger et à contrôler les migrant·e·s, en particulier les femmes (p. 182). Mais s’agit-il véritablement d’un paradoxe ? La revendication de protection est bien souvent l’expression d’un rapport de pouvoir, voire de domination des femmes (Young 2003).
À partir des expériences des femmes et des discours tenus par ceux et celles qui les encadrent, elle décrypte les politiques de l’intime (p. 148) à l’œuvre dans les différents centres. Ces dernières se matérialisent par le contrôle et la discipline imposée sur les corps et les vies des migrantes. Leurs corps sont ainsi sexualisés (p. 146), quand elles ne sont pas accusées d’avoir une sexualité déviante. Celles qui deviennent mères sont assignées à l’allaitement (p. 152) et, plus tard, sommées de « mieux s’occuper de leurs enfants », selon les critères des personnels d’encadrement. Tout ceci participe de processus d’« extimisation forcée » (p. 148), concept par lequel Camille Schmoll désigne l’exposition permanente, contrainte et contrôlée, de l’intimité des femmes dans les centres. La recherche en sciences sociales peut d’ailleurs participer à cette extimisation forcée, comme le suggère une détenue dans le centre de Ponte Galeria lançant à l’auteure : « Tu crois que tu n’en as pas assez vu ? De voir nos corps, comme ça ?... » (p. 104), faisant référence au récent passage d’une autre chercheuse européenne avant Schmoll. Ou lorsque l’auteure révèle le contenu de vidéos qu’une femme ivoirienne réserve à son petit ami éloigné (p. 161). Ces formes d’intimité que les femmes tentent de (p)réserver sont analysées dans le dernier chapitre en termes de capacité d’agir et de résistances.

En partant des rapports aux corps, de l’espace domestique ou encore des usages d’internet durant l’exil, la géographe analyse la façon dont les femmes migrantes produisent, malgré tout, une « autonomie en tension » (p. 161) dans les lieux auxquels elles sont assignées. L’auteure souligne par là même l’importance des échelles discrètes – telle celle du corps et de l’espace domestique – pour appréhender les micro-géographies du pouvoir (p. 166) et les résistances des femmes. Rendant saillante la dimension spatiale des stratégies et tactiques des migrantes, Camille Schmoll soutient par exemple, au sujet de la grossesse et de l’engendrement, que « donner la vie en Europe ou sur la route de l’Europe, c’est pour ces femmes déjà opérer une forme de reterritorialisation, poser des ancrages » (p. 170).

Une telle analyse repolitise grandement ces questions souvent abordées de façon réductrice comme des dommages collatéraux de la migration dite clandestine ou comme stratégie amorale des femmes pour franchir les frontières. Par ailleurs, l’auteure montre que la production des subjectivités des femmes s’exerce aussi par le moyen d’internet et notamment des réseaux sociaux, les appréhendant aussi comme espaces de résistance depuis la marge – certaines des analyses pouvant d’ailleurs être élargies aux hommes migrants.

Le fantôme de Fanon

Si la dimension raciale apparaît dans les expériences décrites dans le livre, Camille Schmoll n’en fait pas un axe en tant que tel de son analyse de la gouvernance migratoire et de ses effets. Pourtant, le triage racial, avec ses déclinaisons genrées, est au fondement de la production des corps-frontières. Des passages du livre invitent d’ailleurs à penser, en creux, le poids des rapports de race : le traitement animalisant dénoncé par les femmes elles-mêmes (p. 108), les discours des personnels des centres italiens expliquant les comportements des migrant·e·s par leurs supposées ethnies (p. 128-129) ou le cas des familles maltaises venant voir les familles des centres d’hébergement, notamment les enfants, à la façon d’une « visite au zoo » (p. 152) sont autant d’exemples des processus de racisation (Guillaumin 1972) de ces migrant·e·s. La pensée de Fanon sur le pouvoir zoopolitique [4] – qu’il développe dans Les Damnés de la terre (1961) – aurait sans doute pu être mobilisée ici. « L’extimisation forcée » des migrantes pourrait d’ailleurs être envisagée comme un processus de racisation genré, illustrant bien l’imbrication des rapports sociaux de sexe et de race ici à l’œuvre.

Le livre de Camille Schmoll constitue en tout cas une belle contribution à la féminisation ou mieux, à la « féministisation » du regard sur le contrôle des frontières et des migrantes racisées, qui recouvre une dimension genrée souvent inexplorée. Car la géographe ne fait pas seulement lumière sur des femmes migrantes. Elle intègre une perspective féministe, située, perceptible dans sa pratique ethnographique, les modalités de restitution des voix de ses enquêtées ainsi que dans l’élaboration de ses analyses. Elle participe ainsi d’un féminisme du positionnement, prenant la vie et l’avis des femmes au sérieux (Bracke, Clair et Puig de la Bellacasa 2012), un prisme nécessaire dans des études migratoires encore relativement androcentrées et aveugles aux rapports de genre.

Bibliographie

  • Bracke, S., Clair, I. et Puig de la Bellacasa, M. 2013. « Le féminisme du positionnement. Héritages et perspectives contemporaines », Cahiers du Genre, n° 54, p. 45-66.
  • Fanon, F. 2002 [1961]. Les Damnés de la terre, Paris : La Découverte.
  • Guénif-Souilamas, N. 2010. « Le corps-frontière, traces et trajets postcoloniaux », in A. Mbembe, F. Vergès, F. Bernault, A. Boubeker, N. Bancel et P. Blanchard. (dir.), Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française, Paris : La Découverte, p. 217-229.
  • Guillaumin, C.1972. L’Idéologie raciste, Paris-La Haye : Mouton.
  • Young, I. M. 2003 « The Logic of Masculinist Protection : Reflections on the Current Security State », Signs : Journal of Women in Culture and Society, vol. 29, n° 1, p. 1-25.

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Pour citer cet article :

Elsa Tyszler, « Aux frontières de l’Europe. Expériences de femmes africaines illégalisées », Métropolitiques, 13 décembre 2021. URL : https://metropolitiques.eu/Aux-frontieres-de-l-Europe.html

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