La première étape de la décentralisation, ce fut, bien sûr, la loi de 1982. François Mitterrand avait décidé que la première loi qui serait inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale après 23 ans d’opposition serait une loi de décentralisation. Cela n’alla pas sans commentaires, ni même sans contestations. Certains auraient voulu que l’on commençât par une loi de nationalisation. Mais si François Mitterrand en décida autrement, c’est parce qu’il voulait poser d’emblée un acte fort qui rompe avec la tutelle du représentant de l’État qu’il avait subie dans la Nièvre et qu’il avait décriée dans ses ouvrages. Les préfets tout-puissants préparaient et exécutaient les budgets des départements et de ce qui tenait lieu d’instance régionale.
Aussi, la première phrase de la première loi de cette nouvelle étape de notre vie politique fut-elle emblématique : « Les communes, les départements et les régions s’administrent librement par des conseils élus ». Dans la foulée, les conseils régionaux seraient enfin élus au suffrage universel direct et les assemblées locales disposeraient d’une réelle autonomie avant de se voir dotées de fortes compétences. C’était à coup sûr un changement profond par rapport à des siècles de pouvoir tout-puissant de l’État, de centralisme et de jacobinisme. Je précise, cependant, que la décentralisation n’était ni pour le président de la République de l’époque, ni pour Pierre Mauroy, son Premier ministre, ni pour Gaston Defferre, son ministre de l’Intérieur, la négation de l’État. Elle était la négation d’un État qui, à force de se vouloir omnipotent, risquait de devenir impotent. C’était l’affirmation de la pleine autorité de l’État aussi bien pour ses pouvoirs régaliens que pour la nécessaire solidarité. Ce dernier terme est important car l’État peut seul mettre en œuvre les indispensables péréquations et veiller à un aménagement du territoire équilibré ainsi qu’à la présence de services publics partout. La décentralisation n’est pas l’addition de 36 700 égoïsmes communaux, de 101 égoïsmes départementaux et de 27 égoïsmes régionaux. Elle est une conception du partage du pouvoir et des responsabilités visant à atteindre le bien commun en accroissant les prérogatives des collectivités locales tout en redéfinissant ce qui relève en propre de l’État.
L’invention de l’intercommunalité de projet
La seconde étape de la décentralisation, ce furent les lois qui instaurèrent des intercommunalités fortes. Les tentatives de fusions de communes et d’associations de communes avaient en fait échoué. Il était apparu que, quelles que fussent les intentions annoncées, les habitants de nos communes ne souscrivaient pas aux schémas qui aboutissaient peu ou prou à faire disparaître leurs communes, quelle que fût la taille de celles-ci.
Le bon chemin, ce fut celui d’une intercommunalité solide, bâtie autour de projets d’aménagement, de développement économique, d’urbanisme, de transports, d’environnement instaurant bien davantage que ne l’avaient fait les syndicats intercommunaux de vraies cohérences et de fortes solidarités à l’intérieur du territoire qui serait celui d’une « communauté ».
La loi de 1992 sur l’Administration territoriale de la République, qui avait été initiée par Pierre Joxe et que, au titre de secrétaire d’État chargé des collectivités territoriales, j’eus l’honneur de défendre durant six lectures sur sept au nom du gouvernement devant l’Assemblée nationale et le Sénat, s’avéra être un véritable succès. Nous avons récemment célébré, dans le Morbihan, le vingtième anniversaire de la première communauté de communes créée quelques mois après la promulgation de la loi à l’initiative de Michel Guégan, maire de La Chapelle-Caro. Et il est dorénavant accepté par la plupart des élus locaux que toute commune fasse désormais partie d’une intercommunalité, si bien qu’en vingt ans le modèle des communautés s’est généralisé.
J’ai souvent réfléchi aux raisons d’un tel succès des communautés de communes finalement assez rapide à l’aune de l’histoire de nos évolutions territoriales. La réponse tient au fait que deux engagements furent tenus.
- Le premier : le respect absolu de l’existence, de la personnalité et des compétences de chaque commune. Il ne s’agissait ni de les nier ni de les absorber dans une entité plus vaste, mais de faire en sorte qu’ensemble elles puissent effectivement mener à bien tous les projets de développement qu’elles n’auraient pas pu assumer seules.
- Second engagement : le respect de la liberté des communes et de leurs élus dans la constitution des communautés de communes. Plus de 90 % de nos 36 700 communes ont choisi librement de s’inscrire dans le périmètre d’une communauté de communes que leurs élus avaient eux-mêmes déterminé. Certains périmètres ont pu être contestés. Mais, au total, la liberté s’est révélée féconde. C’est cette liberté qui a permis d’avancer. Et, a contrario, les tentatives récentes pour redonner davantage de prérogatives au représentant de l’État en matière d’intercommunalité ont bien vite montré leurs limites.
La seconde étape de ce mouvement fort pour l’intercommunalité de projet, ce fut la loi de 1999, portée par Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur du gouvernement de Lionel Jospin, qui a généralisé le modèle des communautés d’agglomération ou des communautés urbaines dans les aires urbaines. À vrai dire, dès 1992, nous avions créé des communautés de villes qui impliquaient une forte solidarité en terme de fiscalité économique puisque celle-ci se caractérisait notamment par l’instauration de la taxe professionnelle unique (TPU). Mais celle-ci n’eut que peu de succès. Seules quelques communautés de villes virent le jour. Il fallut, entre 1992 et 1999, sept années pour que cette idée chemine et qu’elle entre dans les faits. Aujourd’hui, l’impôt économique est désormais prélevé de manière cohérente au sein de nos agglomérations, ce qui a constitué un pas en avant décisif pour maîtriser l’urbanisme de ces territoires. Songeons aux entrées de ville dont on peut montrer que l’absence d’harmonie – c’est un euphémisme – en matière d’architecture, d’urbanisme et d’aménagement est pour une part l’effet de la perception au niveau de la seule commune de la taxe professionnelle, limitant toute appréhension et toute maîtrise d’ensemble de l’aménagement de ces espaces.
Une nouvelle loi de décentralisation pour des régions et des communautés plus fortes
De quoi sera faite la troisième étape de la décentralisation que, comme bien d’autres, j’appelle de mes vœux ? Je souhaite ardemment qu’à cet égard nous nous posions une seule question : quelle doit être l’organisation territoriale pertinente pour notre XXIe siècle ? J’ai, pour ma part, deux convictions.
La première est qu’il nous faut des régions fortes. C’est une nécessité à l’ère européenne et mondiale. Certaines de nos régions peuvent être élargies ou regroupées. Leurs compétences doivent être accrues. Leur autonomie financière doit être développée. Songeons qu’aujourd’hui, dans nombre de régions, le budget régional est inférieur à celui de l’agglomération la plus importante, voire des agglomérations les plus importantes qui s’y trouvent. Les prérogatives de la région doivent être fortes pour ce qui est des équipements universitaires, de la recherche scientifique, de l’action économique, des grands projets, des grandes infrastructures et aussi en matière d’environnement.
Ma seconde conviction est que le mouvement qui a donné naissance à des communautés fortes, cohérentes et efficaces ne doit pas s’arrêter. Cela vaut pour les communautés de communes qui doivent – quitte à ce que dans certains cas leur périmètre soit élargi – être les acteurs du développement maîtrisé du monde rural et des espaces dits périurbains.
Cela vaut aussi pour les communautés d’agglomérations et les communautés urbaines, ou du moins pour une partie d’entre elles – les futures métropoles – pour lesquelles je préconise une élection au suffrage universel de leur président ainsi que des membres (ou d’une partie des membres) de leur conseil. Dans la plupart des cas, l’instance d’agglomération décide de 60 à 70 % des dépenses, alors que les communes n’en gèrent que 30 à 40 %. La Révolution française avait posé le principe en vertu duquel les autorités qui prélevaient l’impôt et décidaient de son usage devaient être élues directement par les citoyens. Il m’apparaît que ce principe doit prendre tout son sens dans nos futures métropoles et qu’il serait salutaire et fructueux qu’il y ait tous les cinq ou six ans un débat en leur sein sur leur avenir, leurs priorités, leurs projets. Nous savons bien que les agglomérations ne sont pas seulement des fédérations de communes, mais qu’elles ont aujourd’hui leur spécificité, leur personnalité, leur existence propre.
Je précise que si ces deux orientations m’apparaissent devoir être pleinement retenues, il ne s’agit nullement pour moi de remettre en cause l’existence des communes à laquelle – on l’a vu – nos concitoyens sont profondément attachés, ni celle des départements (même si je préconise une distinction beaucoup plus claire des compétences respectives des départements, des communautés et des régions). Le département reste utile, et même aujourd’hui irremplaçable, pour ce qui est notamment de l’exercice des compétences sociales pour lesquelles les communes et les communautés de communes n’ont pas la taille critique nécessaire et la région serait trop lointaine.
En définitive, il s’agit une fois encore, comme l’avait dit Jean Jaurès, d’ « aller vers l’idéal et de comprendre le réel ». Comprendre le réel, ce n’est nullement se résigner au statu quo. Et aller vers l’idéal, c’est une fois encore avoir l’audace d’inscrire des réformes profondes dans la réalité.