L’ouvrage collectif Espace et lieu dans la pensée occidentale fait suite au Territoire des philosophes, paru en 2009, toujours sous la direction de Thierry Paquot et Chris Younès [1]. Alors que ce dernier ouvrage était consacré à l’exploration des pensées de l’espace chez les philosophes du XXe siècle, Espace et lieu dans la pensée occidentale propose d’étudier sur un temps long la « géohistoire » des notions d’espace et de lieu dans la pensée de dix-neuf philosophes, de Platon jusqu’à Nietzsche.
Dans l’introduction, Thierry Paquot et Chris Younès mettent en évidence l’incertitude et la polysémie historiquement associées aux termes d’« espace » et de « lieu », à partir de l’affirmation de Georges Perec qui écrivait en 1974 dans Espèces d’espace que l’espace « est un doute ». L’espace est un terme dont les origines restent obscures, jamais totalement élucidées, et qui désigne une entité flottante, changeante, ainsi que le mot « lieu » dont l’étymologie est mieux connue (il dérive du latin locus, qui désigne une place ou un endroit, à son tour traduction du grec topos) mais dont la multiplicité des usages reste toujours aussi mystérieuse.
Un écho de la Grèce
Cette impression d’inquiétante étrangeté se confirme à la lecture du premier article, signé par Augustin Berque, qui nous rappelle d’emblée l’extraordinaire complexité des synonymes de l’espace dans le grec ancien : chaos comme étendue indéfinie, topos comme étendue limitée ou occupée par un corps, metaxu comme intervalle, meteöros comme atmosphère, chronos comme étendue de temps et enfin chôra, terme aporétique par excellence, devenu une thématique classique de la philosophie occidentale à partir du Timée de Platon. Berque fonde ses analyses sur une dimension originaire de la spatialité comme « contrée », présente dans le grec ancien, où le terme chôra avait aussi le sens très concret de la contrée ou du territoire qui est propre à une cité-État (polis). En montrant les difficultés de traduction que cette notion a posées au cours des siècles, et qui vont bien au-delà d’un simple problème d’exégèse philosophique, qui serait réservée aux spécialistes (l’interprétation et le commentaire de la chôra chez Platon), le texte de Berque attire notre attention sur les connotations « existentielles et vitales » du lieu comme campagne nourricière de la ville, dont l’existence en a été très longtemps indissociable. Il introduit également dans cette histoire de la pensée occidentale de l’espace l’écho du concept japonais fûdosel, qu’il traduit par « contréité » ou « médiance », et qui insiste sur le caractère concret de milieux (éco-techno-symboliques) couplés dynamiquement et constitutivement à l’existence humaine [2]. À l’heure où la question de la nature et de l’agriculture en ville et les recherches sur la « ville fertile » [3] font leur retour dans les théories et les pratiques de l’architecture et de l’urbanisme, cette réflexion sur l’espace comme « contréité » (dimension progressivement effacée dans la pensée par la tradition philosophique et menacée dans son existence et persistance par le développement technologique et industriel) acquiert une urgente actualité.
Se situant toujours dans la pensée de la Grèce antique, Anne Cauquelin propose une très belle lecture du « lieu propre » chez Aristote, pour qui « tout corps, toute pensée, et toute action se rapportent à un ensemble, à un “lieu” qu’ils occupent et dont ils font partie » (p. 31). Ancrée dans la physique d’Aristote, cette notion devient dans les Parties des animaux une théorie de l’environnement naturel propre à chaque corps, humain et animal, intimement lié au lieu qu’il occupe. La théorie du lieu propre fonde aussi, dans la Politique, une vision de la polis comme milieu naturel de l’homme, lieu qui ne se réduit jamais à sa simple dimension matérielle puisqu’il est toujours et avant tout un lien. La ville, dans sa dimension politique, n’est jamais un simple lieu de résidence mais un espace où s’organise la vie collective des citoyens et qui est soumis à une constitution. Elle est une institution, « lieu propre » des humains.
Pensée urbaine et organisation de l’espace politique
Le chapitre consacré à Leon Battista Alberti, écrit par Philippe Cardinali, ajoute aux dimensions métaphysiques, physiques et politiques de l’espace une dimension proprement architecturale et (indissociablement) urbanistique. Dans le De re œdificatoria, Alberti expose une vision de l’architecture qui n’est pas simplement l’art de construire des bâtiments, mais aussi et avant tout celle d’aménager l’espace, et en particulier l’espace urbain, en ouvrant la voie à l’urbanisme. La beauté de la ville ne dérive pas de celle des monuments et des bâtiments qu’elle abrite. C’est la ville elle-même qui, en tant qu’espace « anthropocentré et anthropométré », est ou doit devenir par l’intervention de l’architecte-urbaniste-artiste-philosophe le véritable monument. « Édifier » – nous rappelle Philippe Cardinali – n’est pas un simple synonyme de « bâtir » ou de « construire », mais renvoie à un « faire » à travers lequel la Renaissance italienne soustrait l’espace à un ordre cosmique transcendant (dont le « bâtir » heideggerien gardera encore à sa façon la trace) pour en faire le lieu d’une répartition et d’une mise en forme selon des critères qui sont désormais strictement humains et éminemment urbains. Avec Alberti, l’architecture devient « l’art d’aménager l’espace », l’art et le savoir qui permettent de passer de la croissance spontanée de la ville à une approche méthodique de son aménagement.
On retrouve une nouvelle version, très différente, de cette exigence d’« organisation de l’espace » (l’espace comme trajectoire et comme dynamique, très éloigné de l’étendue perçue par les géomètres) chez Jean-Jacques Rousseau, lu par Chris Younès. Dans l’œuvre de Rousseau, l’espace (tout comme le temps) ne peut exister que comme « institution, limitation et différenciation ». L’espace social décrit par Hobbes comme une « guerre de tous contre tous », une source infinie de luttes et de violences que Rousseau appelle « nouvel état de nature », doit être organisé et ordonné par l’espace contractuel du contrat social. L’espace politique doit sans cesse être organisé et réorganisé selon de nouveaux critères collectifs et rationnels, afin de réunir et rassembler les hommes au-delà de leurs divisions et de leurs dissensions.
Le règne de l’urbain
Une autre déclinaison de l’espace et du lieu, particulièrement actuelle, est celle dont Thierry Paquot suit les traces dans les œuvres de Marx et Engels. Penseurs dont la présence peut paraître inattendue dans un recueil consacré à la pensée spatiale, les deux philosophes ont néanmoins abordé à plusieurs reprises cette question, au sujet de l’espace productif (l’atelier et l’usine dans Le Capital), des habitations des classes populaires (La Situation de la classe laborieuse en Angleterre ou La Question du logement d’Engels) et des relations économiques et territoriales entre les villes et les campagnes, qui font plus particulièrement l’objet de l’essai de Paquot. Marx et Engels ont analysé le processus historique à travers lequel les villes ont accumulé les richesses matérielles et intellectuelles et rompu progressivement avec le cadre de vie rural, duquel leur existence avait longtemps dépendu. Cette rupture inscrit dans le territoire des inégalités sociales produites par la division technique et spatiale du travail, détermine une urbanisation progressive des campagnes, une industrialisation massive du travail agricole, une détérioration généralisée de la nature, dans un long processus qui modifie à la fois les villes et les campagnes et qui se poursuit de nos jours. Si Marx et Engels ne proposent pas de voie définitive pour un dépassement des contradictions et des tensions ville–campagne, Thierry Paquot (dans le sillage d’Henri Lefebvre) voit dans l’« urbain » généralisé une voie possible pour le devenir à la fois de la ville (qui s’éparpille dans une campagne de plus en plus urbanisée) et d’une campagne qui se considère de moins en moins comme purement agricole, devenir que nous ne devons pas nous limiter à subir passivement mais que nous sommes invités à réinventer afin de donner un nouveau sens à toutes ses dimensions.
La lecture d’Espace et lieu dans la pensée occidentale nous permet donc d’approcher, dans son épaisseur historique, « la complexe simplicité de l’idée d’espace » – selon la belle expression utilisée par Philippe Hamou dans son essai sur Locke – dont l’exploration (philosophique, architecturale, esthétique, politique) ne fait que commencer.