Dossier : Les nouvelles politiques du logement
Les débuts d’année sont toujours l’occasion de faire le point sur l’année écoulée et de formuler de bonnes résolutions pour l’année qui se prépare. La transition d’un siècle à un autre n’est-elle pas aussi l’occasion de faire l’état des lieux pour mieux se projeter dans l’avenir ? C’est explicitement ce que fait l’ouvrage coordonné par Claire Lévy-Vroelant et Christian Tutin. Son sous-titre, « la révision générale » sonne comme une injonction à changer la donne ou, plus exactement, à accompagner le changement qui s’accélère en Europe depuis les années 70 pour sa partie ouest, et 90 pour les pays de l’ancien bloc soviétique. L’ouvrage est bien une réflexion de début de siècle, puisqu’il est alimenté par les échanges tenus depuis l’an 2000 lors des grandes conférences de l’European Network for Housing Research (ENHR) entre des spécialistes de la question du logement social dans différentes régions d’Europe. Déjà publié en Angleterre en 2007 par la London School of Economics, ces textes sont aujourd’hui présentés en français, certains enrichis et mis à jour. L’exemple français est spécifiquement développé pour l’édition francophone.
L’objectif de l’ouvrage est clair : effectuer un retour réflexif et transversal sur le logement social en Europe, pour évaluer la pente prise par ce secteur particulier relevant à la fois de l’immobilier et de l’action sociale. Interroger ainsi le logement social par ses acteurs, ses structures, ses politiques et son financement, c’est prendre le pouls des États providence à l’européenne. L’ambition affichée est de réfléchir à un modèle européen. Mais, à peine énoncée, cette mission semble impossible tellement les situations entre les 27 pays de l’Union sont différentes. De même qu’il n’existe pas un modèle d’État providence à l’européenne, il n’existe pas un modèle du logement social. Il reste aux auteurs à proposer une typologie pour isoler quelques groupes de pays. Le premier est composé de pays où le logement social est notoirement absent, comme l’Espagne, la Grèce ou le Portugal. Un chapitre est réservé à ce cas spécifique qui nous parle du logement social en l’absence de logements sociaux. Le modèle du deuxième groupe de pays est dit résiduel, car ces pays comportent peu de logements sociaux, entre 5 et 10 % du total des résidences principales. C’est notamment le cas en Allemagne, en Belgique, en Irlande ou en Bulgarie. Le modèle résiduel se définit par un accès limité au logement social, surtout lorsqu’il n’est pas forcément en faveur des ménages les plus pauvres. Enfin, le troisième et dernier groupe se caractérise par une part élevée à très élevée de logements sociaux (de 10 % jusqu’à 35 % au Pays-Bas). Pour faire bref et en oubliant les cas particuliers, les pays au très fort taux de location sociale sont soit de type universaliste, sans aucune restriction d’accessibilité, comme la Suède et les Pays-Bas, soit de type généraliste, c’est-à-dire avec des plafonds de ressources suffisamment élevés pour que le parc puisse théoriquement accueillir une part importante de la population. La France fait partie de cette catégorie. Enfin, les auteurs retiennent d’autres critères pour penser les modèles nationaux, comme le statut juridique des bailleurs (entre collectivités locales, associations, entreprises ayant le droit de faire plus ou moins de bénéfice), la hauteur des financements publics (entre logement très social, c’est-à-dire très financé, et logement social de fait non financé par des subventions étatiques)...
Il n’est heureusement pas question dans cet ouvrage de passer en revue les 27 pays de l’UE, mais plutôt de retenir des pays (ou groupe de pays) représentatifs des trois groupes prédéfinis, qui peuvent représenter soit des extrêmes européens en terme d’universalité (ex. Pays-Bas) ou de restriction d’accès (ex. Irlande) [partie 1], soit des situations extrêmes en matière de mutation du parc et du statut du logement social (ex. Angleterre, Allemagne) [partie 3]. À défaut de pouvoir établir un modèle européen, l’ouvrage fait la part belle à l’exploration du modèle généraliste, dit modèle « moyen », dont le pays exemplaire serait, selon les auteurs, le Danemark, considéré comme le « modèle des modèles » (p. 113).
Une des qualités du livre est de présenter des articles homogènes, offrant des données factuelles (beaucoup de chiffres sur le logement : production, financement, loyers, peuplement ; beaucoup de références législatives, etc.). Chaque monographie (exception faite des pays méditerranéens) se structure autour des thématiques de l’évolution du parc et des politiques nationales en matière de logement social, du statut des bailleurs, du financement de ce secteur, de l’accessibilité à ce logement et de son peuplement. C’est donc un regard factuel et quantitatif complet, même si évidemment court (une quinzaine de pages par pays), que nous offre chaque auteur sur sa région de spécialisation, qui est la plupart du temps sa région de résidence professionnelle. Cependant, la dimension critique n’est pas absente de ces textes puisque nombreux sont les auteurs qui interrogent les débats socio-politiques que provoque inévitablement le logement social dans chaque pays.
Cette homogénéité, rendue possible, on le devine, par un cadrage éditorial et scientifique rigoureux, évite à l’ouvrage de tomber dans le bricolage habituel de bon nombre d’actes de colloque qui se contentent de mettre bout à bout des interventions éparses en tentant de leur donner une cohérence de façade à l’aide d’un plan. Chaque monographie nationale est en soi une bonne introduction (ou mise à jour) au logement social dans chaque pays, mais c’est dans la lecture transversale et comparative que cet ouvrage prend tout son sens et tout son intérêt. Le chapitre 2 est à ce titre un exercice réussi de synthèse de la multiplicité des situations européennes. On y prend toute la mesure des écarts existants entre pays frontaliers (France et Espagne par exemple) et, à plus forte raison, entre les pays relevant de différents modèles d’États providence.
Si un modèle européen n’existe pas, des évolutions et des caractéristiques communes et généralisées sont toutefois à retenir. L’Europe dans son ensemble souffre d’une crise du logement atteignant principalement les ménages les plus modestes mais s’étendant aujourd’hui aux classes moyennes. Le logement social en Europe subit de plein fouet la libéralisation (par une dérégulation progressive du secteur, comme en Autriche, ou plus brutale, comme en Allemagne ou dans les pays de l’est) qui engendre un phénomène généralisé de diminution de la part du logement social dans l’ensemble du parc. Elle se traduit par une privatisation avec un fort mouvement de vente de logements à leurs occupants (Thatcher étant sans surprise une des précurseurs de ce mouvement), mais aussi par un ralentissement de la production, il est vrai accompagné d’une amélioration qualitative de cette production. Enfin, parmi d’autres, on retiendra comme évolution commune la tension entre ségrégation et mixité sociale. La ségrégation urbaine est particulièrement marquée et engendrée par la géographie du logement social qui induit une concentration de ménages d’origine étrangère. En même temps que s’exerce cette ségrégation, les gouvernements tentent dans bon nombre de pays de lutter contre cette « ghettoïsation » avec un arsenal de lois relatives à la mixité et à la lutte contre les exclusions qui incitent à repenser la morphologie et la géographie des ensembles sociaux.
Dans ce traitement approfondi et systématique des pays de l’Union Européenne, il manque sans doute des développements sur les nouveaux défis du XXIe siècle comme l’adaptation de ce secteur au développement durable induisant de nouvelles normes de construction et de nouvelles fiscalités. Le logement social est d’ailleurs souvent à la pointe dans ce domaine, mais cet aspect n’est développé que pour le cas français, il est repris dans les grands défis à relever en fin d’ouvrage. On regrette aussi de ne pas pouvoir visualiser (par des photographies et des plans) la morphologie architecturale et urbaine des ensembles de logements sociaux qui reste très abstraite à la lecture des tableaux statistiques. Les auteurs rappellent d’ailleurs que les problèmes et les solutions (notamment dans le cadre du renouvellement urbain) ont partie liée avec la qualité structurelle, architecturale et urbanistique des logements.
Le logement social en Europe au début du XXIe siècle est une réflexion de début de siècle : les chiffres mis à jour pour cette édition ne vont pas au-delà de 2007. Point de crise dans cet état des lieux. On attend donc un nouvel état des lieux critique, non pas en début de siècle prochain, mais peut-être dans dix ans seulement pour évaluer les effets de la crise économique sur ce secteur en première ligne. En attendant, cet ouvrage se présente comme une base de réflexion pour l’orientation des politiques à venir en matière de logement social. Le dernier chapitre, à la fois conclusions et propositions, ou du moins définition des grands défis pour le XXIe siècle, s’adresse principalement aux acteurs de l’Union Européenne mais aussi aux divers acteurs qui peuvent faire bon usage de ces constats et recommandations, de l’État aux bailleurs. L’ENHR représente un réseau riche et bien structuré, avec une bonne visibilité auprès des acteurs politiques et du logement. On peut donc espérer un impact positif de ce travail exemplaire de mutualisation de la recherche sur l’orientation à venir des directives européennes et des politiques nationales. La disponibilité de cet ouvrage en deux langues favorisera d’ailleurs cette mission européenne.