Dans le champ de l’aménagement comme dans celui des sciences sociales, les espaces publics sont l’objet d’un intérêt qui ne se tarit pas depuis deux décennies, mais qui demeure très centré sur les espaces publics de la ville dense, voire des centres-villes. Dans ce petit ouvrage paru en 2010, le paysagiste Denis Delbaere propose un point de vue engagé sur l’évolution contemporaine des espaces publics, en faisant justement la part belle aux espaces publics qu’il nomme « émergents », ceux des périphéries urbaines.
Décentrer le regard sur l’espace public
L’auteur invite à porter une attention renouvelée aux territoires dits « périurbains » et à déconstruire les jugements trop souvent dépréciatifs qui envahissent actuellement la sphère publique. En écho à certains travaux récents (Vanier 2008), il appelle le lecteur à concevoir les franges urbaines « comme un territoire à part entière, doté de ses propres logiques spatiales » (p. 75) et à repenser leurs espaces publics, ceux-ci étant trop souvent réservés à la ville dense. Ainsi, alors que « la structure des villes a radicalement changé depuis un demi-siècle, (…) notre imaginaire de l’espace public [n’a pas] explicitement évolué » (p. 6). Il nous empêcherait de voir les nouvelles formes d’espaces publics qui y ont émergé… ou nous pousserait à nous focaliser sur les phénomènes de privatisation ; et l’auteur de passer en revue ces nouveaux espaces publics dont la fréquentation, bien que loin d’être massive, n’est pas moins réelle : les grands parcs périurbains ; les stades et autres équipements publics ; les espaces agricoles qui constituent « de véritables parcs ruraux (…) investis discrètement, mais résolument, par les riverains » (p. 64) ; ou encore les parcs naturels régionaux, avec leurs équipements muséographiques et leurs réseaux de cheminements.
Tous ces espaces publics ont en commun d’être « grands », « ouverts », « faiblement aménagés » (p. 70), mais aussi et surtout, pour Denis Delbaere, d’accueillir, une « sociabilité diffuse, c’est-à-dire compatible avec le besoin contemporain de vivre entre soi, à bonne distance d’autrui, ou à l’inverse dans une forme de promiscuité provisoire » (p. 59). De cette recherche de l’entre-soi soulignée par d’autres auteurs (Charmes 2011), il découlerait non seulement une fréquentation des espaces publics moins marquée par la quotidienneté que par « l’événementialité » (p. 70), en général planifiée et choisie par les individus, mais aussi et surtout des interactions sociales rares et sélectives. Il aurait sans doute été opportun d’appuyer ce propos sur une analyse fine des modes de sociabilité et des usages de l’espace public dans les territoires périurbains. Mais ce point de vue a le mérite de nous inviter à un décentrement nécessaire par rapport à l’appréhension classique des espaces publics. Ceux-ci ont, en effet, tendance à être définis comme des espaces marqués par la densité, l’anonymat et la diversité à la fois des fonctions, des usages et des usagers. Avec Denis Delbaere, on peut, à l’inverse, faire l’hypothèse qu’il existe des formes de sociabilités et des espaces publics spécifiques dans les territoires périurbains, sachant que ceux-ci se caractérisent par de plus faibles densités humaines. Néanmoins, il ne faut peut-être pas perdre de vue que ces formes sont sans doute plus diversifiées que Denis Delbaere semble le dire, à l’image de territoires périurbains qui sont aujourd’hui loin d’être homogènes [1].
L’autre caractéristique de ces espaces publics de périphérie est de permettre un contact privilégié avec la nature. On ne peut qu’abonder ici dans le sens de l’auteur, qui rejoint le constat fait par Martin Vanier (2011) et, avant lui, par François Tomas (2001) [2]. Denis Delbaere va cependant plus loin en considérant que ces espaces publics permettent de relever certains des défis posés à la métropole contemporaine. Défis environnementaux d’une part, en donnant davantage de sens aux catégories trop techniques de « trames vertes » et de « corridors écologiques » ; défis sociaux d’autre part, en répondant au désir de nature des citadins tout en faisant accepter, « à une époque où l’individualisme devrait nous conduite à le raréfier, de redéployer de l’espace public à grande échelle » (p. 73). En définitive, au-delà de formes et d’usages différents, ces espaces publics de périphérie sont bel et bien appelés à jouer le rôle social et urbanistique tenu dans la ville dense par les rues et les places.
L’espace public comme « projet de paysage »
Malgré tout, l’essentiel de l’action publique en milieu périurbain vise la plupart du temps à se « rapprocher du centre-ville, de la “vraie ville” » (p. 74), sans que soient réellement prises en compte les spécificités de ces territoires. Il faudrait, selon l’auteur, penser la ville comme « un agrégat de situations urbaines distinctes mais reliées de façon fluide et ouverte par le paysage » (p. 75). Rejoignant la plupart des travaux récents sur la production des espaces publics, Denis Delbaere considère que l’espace public ne peut plus être pensé autrement qu’en tant que « coproduction ». Leur aménagement doit ainsi se faire de manière « négociée (avec la géographie, les usages économiques, avec les tracés produits par les usages préexistants) et ferme (par la simplicité, la rigueur et l’extrême visibilité de son dispositif) », « sur la base d’investissements modestes » (p. 110). À l’appui de son propos, l’auteur décrit plusieurs projets emblématiques : le parc de la Deûle près de Lille, l’île de Nantes ou encore le parc du Sausset dans la banlieue nord parisienne. Ces projets ont en commun d’avoir été élaborés à partir d’une connaissance fine et partagée des paysages, qui a donné lieu à toute une série de micro-projets articulés à de plus grands travaux menés à plus long terme.
La conception de l’espace public proposée est donc avant tout paysagère, en lien avec la profession de l’auteur. Pour Denis Delbaere, « la forme ne peut résider qu’en amont du processus de projet, c’est-à-dire que la forme n’est plus ce qui doit advenir, mais ce qui est déjà là » (p. 114). Cette forme, c’est le paysage, dont l’auteur considère qu’il se définit par « l’exposition au soleil, la pente, l’écoulement des eaux de pluie, l’ampleur de la parcelle, la forme de l’horizon, les grandes masses végétales » (p. 117), bref, par son étendue et sa permanence. Ainsi, le paysage est ici moins utilisé comme concept scientifique que comme guide pour l’action s’appliquant principalement à ce que l’auteur appelle des « espaces de nature ». Ce faisant, alors que l’ouvrage se donnait comme objectif, notamment par son titre, de repenser les espaces publics et leur conception en général, les principales propositions de Denis Delbaere passent sous silence les espaces publics des périphéries urbaines. Les centres commerciaux sont peu évoqués et les places des mairies ou les parvis des églises sont escamotés en quelques mots, considérés comme « désertés » et bien moins « animés » que les « espaces de natures » (p. 63). Les espaces publics de la ville dense, en dehors, peut-être, des grandes friches urbaines ou des grands ensembles en voie de requalification, ne semblent guère plus concernés par ces propositions.
Que faire des « espaces publics de pacotille » de la ville dense ?
Ces autres espaces publics de la ville dense – rues, places, etc. – ne semblent traités qu’en négatif, pour justifier la nécessité d’agir sur les « espaces de nature » des périphéries urbaines. L’auteur se contente d’en faire une critique forte, sans que celle-ci ne s’accompagne de propositions. Pour lui, ces espaces publics « sonnent faux » et ne semblent plus guère avoir d’intérêt que pour les pouvoirs publics, les experts et les groupes sociaux sensibles aux formes urbaines héritées. L’ouvrage dénonce la place démesurée qui leur est accordée dans les politiques urbaines, leur coût en termes d’investissement comme en termes d’entretien, alors même que nous sommes entrés dans une phase de crise aiguë des finances publiques. Il pointe le décalage croissant entre formes et usages, avec des collectivités qui « mettent en œuvre des formes d’espaces publics héritées de notre histoire urbaine » ne visant que certains segments de la population (p. 26). Enfin, pour l’auteur, l’action sur ces espaces publics consiste moins aujourd’hui à favoriser les échanges qu’à « contrôler et à contraindre ces échanges » (p. 44), en les facilitant mais en les enfermant à l’intérieur d’espaces séparés.
Ces critiques rejoignent les constats de certains chercheurs (Decroly et al. 2003 ; Garnier 2008 ; Low et Smith 2005, pour ne citer que ceux-là). Si elles sont en partie justifiées, certains passages frôlent, cependant, la caricature et d’autres auraient nécessité – comme pour les espaces publics périurbains – des investigations plus précises ou au moins des références à des travaux de recherche récents (pour une analyse plus fine des usages ou des modes de concertation, par exemple). Surtout, plusieurs questions fondamentales restent en suspens. N’est-il pas possible de trouver un mode de conception pour que ces espaces publics sonnent moins faux, pour qu’ils soient conçus au plus près des nouveaux usages qui se dessinent ? Si « la liberté donnée à chacun de circuler librement et gratuitement, sur des espaces ouverts et dégagés d’obstacles (…) est un droit (…) qui reste dans une large mesure à achever » (p. 5), ne faudrait-il pas essayer de reconstruire des politiques publiques susceptibles de renforcer ou de rétablir ce droit quand il est bafoué, y compris dans la ville dense ? En considérant que le « projet de paysage » ne doit pas porter « sur le mobilier, c’est-à-dire précisément sur ce qui, dans l’espace, est structurellement mutable » (p. 115) mais sur ce qui est étendu et permanent dans le paysage, Denis Delbaere semble en tout cas retirer à sa méthode toute capacité à agir dans un contexte de ville dense.
On le voit, cet essai permet d’alimenter le débat sur le devenir des espaces publics. Il en ressort la nécessité de reconnaître qu’ils contribuent à la structuration des espaces métropolitains en ville dense comme en périphérie. Pour cette raison, il convient de poursuivre les investigations sur les modes d’habiter dans les territoires périurbains (Berger et Jaillet 2007 ; Dodier et al. 2012), en insistant davantage encore sur les modes de sociabilité qui s’y déploient et sur leur inscription dans des espaces de nature, de loisirs ou de consommation, explicitement appréhendés comme des espaces publics. C’est aussi que pourrait se trouver aujourd’hui dans la mise en regard de la ville dense et de la ville diffuse, sans les opposer et sans les idéaliser, une meilleure compréhension des espaces publics et de leur rôle dans les territoires métropolitains en général.
Bibliographie
- Berger, M. et Jaillet, M.‑C. 2007. « Introduction », Norois, n° 205, p. 7‑9.
- Charmes, É. 2011. La Ville émiettée. Essai sur la clubbisation de la vie urbaine, Paris : Presses universitaires de France.
- Decroly, J.-M., Dessouroux, C. et Van Criekingen, M. 2003. « Les dynamiques contemporaines de privatisation des espaces urbains dans les villes européennes », Belgéo, n° 1, p. 3‑20.
- Dodier, R., Cailly, L., Gasnier, A. et Madoré, F. (coord.). 2012. Habiter les espaces périurbains, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
- Garnier, J.-P. 2008, « Scénographies pour un simulacre : l’espace public réenchanté », Espaces et Sociétés, vol. 134, n° 3, p. 67‑81.
- Low, S. et Smith, N. (coord.). 2005. The Politics of Public Space, Londres et New York : Routledge.
- Tomas, F. 2001. « L’espace public, un concept moribond ou en expansion ? », Géocarrefour, vol. 76, n° 1, p. 75‑84.
- Vanier, M. 2008. Le Pouvoir des territoires, Paris : Economica – Anthropos.
- Vanier, M. 2011. « La périurbanisation comme projet », Métropolitiques, 23 février.