Une enquête dans les coulisses d’Aéroports de Paris
Cet ouvrage livre les résultats d’une enquête sur le travail des ouvriers de piste dans les aéroports, dont la méthode, ethnographique, fait l’objet d’une tradition déjà longue en France et aux États-Unis. Il contribue plus largement à l’analyse des recompositions sociales et territoriales du groupe ouvrier dans la France contemporaine. Malgré les débats sur la désindustrialisation ou la « France périphérique » qui tendent à renforcer l’invisibilité de ce groupe, il reste important dans les grandes métropoles et dans des secteurs d’activités difficilement délocalisables, comme les transports ou la logistique. Ce livre, tiré d’une thèse de sociologie, s’inscrit ainsi dans le cadre des recherches sur ces nouveaux secteurs d’emplois ouvriers que les grèves récentes chez Amazon, mais aussi les mobilisations contre la « loi Travail » et le rôle qu’y ont joué les dockers, les ouvriers des raffineries ou les chauffeurs routiers ont contribué à rendre plus visibles.
L’enquête proposée a été menée à couvert, dans le cadre de deux contrats de professionnalisation obtenus par l’auteur auprès d’un prestataire d’Aéroports de Paris pour les services d’assistance en piste, qui recouvrent les opérations de guidage des avions sur les pistes et de manutention des bagages. L’auteur analyse ainsi le monde ouvrier des pistes aéroportuaires sous l’angle des effets sociaux de la sous-traitance, un modèle productif qui s’est fortement développé depuis les années 1980 et qui accompagne, d’après l’auteur, la « modernisation » du secteur, précarisant les emplois et déstabilisant les collectifs de travail.
Les effets de la sous-traitance sur les conditions de travail et d’emploi
L’analyse des effets de la sous-traitance se déploie sur six chapitres ; elle part des transformations à l’échelle des firmes pour arriver au travail quotidien des ouvriers et à la manière dont ils s’accommodent de ces transformations.
Les évolutions organisationnelles du secteur aéroportuaire en France sont dominées par l’externalisation des activités d’assistance des compagnies aériennes ou des gestionnaires d’aéroport vers des sociétés sous-traitantes spécialisées, le développement de contrats de travail précaires qui différencient plusieurs segments de main-d’œuvre (CDI, CDD, intérim, contrats de professionnalisation) et la manière dont ces contrats sont utilisés par les entreprises pour gérer la main-d’œuvre de manière « flexible ». La formation professionnelle apparaît dans ce cadre comme un outil de mise en concurrence des individus à travers l’attribution de formations permettant d’acquérir les qualifications nécessaires pour changer de poste et faire carrière dans l’organisation.
Le modèle productif de la sous-traitance change également les conditions concrètes du travail de piste. L’auteur décrit par exemple comment ce modèle génère une division plus poussée des tâches, dont la responsabilité est éclatée entre plusieurs entreprises. Intensifiant le travail, ce modèle organise aussi la polyvalence et le contrôle des individus par les pairs, ce qui accroît la concurrence entre eux.
La sous-traitance recompose également les identités professionnelles. L’auteur distingue une logique d’intégration verticale (paternaliste) dans laquelle les représentants syndicaux cèdent le pas à l’encadrement, et une logique d’intégration horizontale, où l’ethnicité apparaît à la fois comme une manière d’accepter une position subalterne à travers la revendication d’une identité « minoritaire » inclusive, mais également comme une grille de lecture des conflits avec la hiérarchie qui semble se substituer à l’ancienne grille de lecture en termes de conflits de classe.
Une mise en visibilité inachevée des métiers ouvriers et des espaces aéroportuaires
La thèse centrale de l’ouvrage insiste sur la fragmentation du secteur sous l’effet de la sous-traitance. Cette approche contribue à rendre visibles des métiers (« agents de chargement », « assistants piste », « assistants avion ») dont l’auteur souligne l’invisibilité. Les analyses proposées des conditions d’accès à ces emplois mettent ainsi en évidence les ressorts économiques, organisationnels et politiques de cette invisibilisation, mais ne prennent malheureusement pas en compte leur dimension socio-spatiale.
Le travail en piste est structuré par les règles de sécurité propres au secteur aéroportuaire. L’auteur présente d’abord le contrôle judiciaire exercé par les préfectures sur la main-d’œuvre (dans le cadre de la délivrance d’un badge d’accès aux espaces « sensibles » de l’aéroport du point de vue de la sécurité et de la sûreté aéronautiques), puis la manière dont les règles de sécurité et de sûreté disciplinent les comportements au travail ainsi que les espaces de travail. L’auteur souligne ainsi les impacts du contrôle préfectoral de l’accès à l’emploi sur la précarisation de la main-d’œuvre et sur l’assignation systématique de certains groupes à des positions subalternes du fait de leurs origines : s’appuyant sur les représentations que les salariés se font de ce contrôle, l’auteur montre par exemple comment il renforce les discriminations sociales et spatiales des jeunes hommes des quartiers d’habitat social franciliens.
Les conditions de travail sont abordées dans le chapitre suivant, où l’auteur analyse les différentes dimensions de la pénibilité faisant de l’assistance en piste un « sale boulot ». Ce terme, emprunté au sociologue Evrett C. Hughes, renvoie à la fois aux conditions de travail objectives (contraintes physiques, environnementales et organisationnelles qui se manifestent par des charges lourdes, une exposition à des nuisances et pollutions, une organisation du travail en horaires alternés et décalés, des rythmes de travail définis par les urgences de service) et subjectives. Si, d’après l’auteur, il existe ainsi un lien entre « sale boulot » et « boulot dur », le « sale boulot » est aussi subjectivement construit par les ouvriers en relation avec d’autres professions (agents d’escales, pilotes et hôtesses de l’air) et d’autres tâches (placement et dialogue au casque avec les pilotes, vols « pourris » vs vols « faciles »), plus qualifiées, moins soumises à la salissure, ainsi qu’aux risques professionnels. Le « sale boulot » correspond en quelque sorte à la face cachée du travail de piste, que cet ouvrage rend palpable et visible.
Toutefois, trois éléments conduisent à considérer cette entreprise de mise en visibilité de ce groupe ouvrier comme inachevée. L’analyse des stratégies mobilisées par les ouvriers pour se protéger contre la pénibilité et les risques qu’elle fait peser sur leur santé mobilise, entre autres, le modèle des « stratégies collectives de défense viriles », proposé par Christophe Dejours [1], alors que son succès auprès des syndicats continue de prêter à discussion parmi les sociologues de la santé au travail [2]. La présentation du terrain est ensuite éclatée entre les différents chapitres, de sorte qu’il devient laborieux de se faire une représentation claire des différents espaces de l’aéroport. Il manque en particulier une visite fictive des coulisses de l’aéroport, ou au moins une carte schématique permettant aux lectrices et lecteurs de se repérer au sein de celui-ci. Les points de vue des ouvriers rencontrés ont aussi tendance à être dilués dans la démonstration. Ils s’avèrent peu différenciés en fonction des trajectoires sociales ou professionnelles, généralement peu documentées dans l’ouvrage. La construction de personnages servant de guides aux lectrices et lecteurs aurait enfin permis à l’auteur d’inscrire l’aéroport considéré dans son contexte francilien, dont on peine à saisir les effets spécifiques sur la main-d’œuvre par contraste avec d’autres métropoles européennes ou mondiales.