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Vers une plateformisation des villes africaines ?

Mobilité et digital à Lomé (Togo)

Les plateformes digitales ont le vent en poupe dans les villes africaines, en particulier dans le domaine des transports. Une enquête conduite à Lomé (Togo) s’intéresse à la façon dont certaines applications, qui proposent des trajets en taxi-moto, peuvent contribuer à diminuer les problèmes de mobilité.

En Afrique de l’Ouest, les taxis-motos font pleinement partie du paysage et de l’identité urbaine (Aholou 2007) [1]. Au guidon de leur engin, les chauffeurs circulent en quête de client·es, qu’ils hèlent dans la rue. À Lomé, la capitale togolaise, aux côtés des conducteurs traditionnels de taxis-motos, de nouveaux chauffeurs chevauchent des motos vertes et arborent des gilets, verts eux aussi. Dénommés les « champions », ils travaillent pour la société Gozem, créée en 2018, qui propose un service de mobilité via une application mobile.

En quelques années, l’accélération de l’équipement en téléphonie mobile et la démocratisation de l’accès à Internet en milieu urbain ont profondément transformé le monde des services en Afrique (GSMA 2022). La plateformisation numérique s’amplifie, en particulier dans le secteur des transports (Sagna 2019 ; Quillerier et Boutueil 2021 ; Sitas et al. 2022). Alors que les plateformes sont souvent critiquées en Europe – notamment Uber, accusée d’enfreindre les réglementations (Lesteven et Godillon 2017) –, elles apportent des solutions aux problèmes de mobilité des villes africaines, en comblant les défaillances des services publics qui se sont progressivement retirés de ce secteur (Boutueil et Lesteven 2018 ; Giddy 2019). À partir d’une enquête de terrain conduite à Lomé auprès de chauffeurs et usagers [2], cet article propose d’analyser une de ces plateformes privées de transport à la demande (également appelées e-hailing), dénommée Gozem, qui met en relation des conducteurs de motos-taxis et de voitures avec des passagers. À l’instar d’autres compagnies, elle offre des services efficaces et reconfigure un secteur jusqu’alors marqué par l’informalité. Elle est cependant à l’origine de nouvelles inégalités socio-spatiales. Cette imbrication croissante entre digital et services urbains soulève également des questions de gouvernance.

Circulation des modèles de plateformes et d’applications numérique de services de transport

Les plateformes numériques de mobilité se multiplient ces dernières années dans les villes d’Afrique (à l’image de Yango, Gozem ou Uber). En mai 2019, l’Observatoire mondial des plateformes numériques de mobilité partagée (OMPMP) identifiait quarante-quatre plateformes numériques de mobilité ayant au moins 10 000 téléchargements sur Google Play Store dans neuf métropoles africaines (Quillerier et Boutueil 2021). Le nombre d’applications téléchargées identifiées est toutefois en deçà de la réalité, puisque de nombreuses plateformes ne sont pas dénombrées et que toutes les villes africaines ne sont pas prises en compte. Gozem est justement l’une des applications les plus téléchargées en Afrique de l’Ouest, en particulier au Togo, où elle est née, avec 500 000 téléchargements sur Google Play Store en 2020.

La création et la trajectoire de cette plateforme rappellent que l’Afrique est pleinement connectée à la communauté internationale des « Makers », qui développement et font circuler des modèles numériques (Choplin et Lozivit 2020). Les trois fondateurs de Gozem, respectivement d’origine française, suisse et nigériane, ont été formés en business, marketing et technologie. Le cofondateur nigérian a par ailleurs lancé Uber à Abuja, la capitale du Nigeria. Le cofondateur suisse reconnaît volontiers s’être inspiré d’applications asiatiques, comme Grab ou Gojek, qui sont des applications de transport à la demande utilisées à Singapour, où il a vécu. Créée à Lomé (Togo) en novembre 2018, Gozem propose des courses à la demande (en moto, voiture, tricycle) et depuis 2020 la livraison de repas grâce à une application mobile. Après quatre ans d’existence, l’application annonce sur les réseaux sociaux sa présence dans quatre pays (Togo, Bénin depuis 2019, Gabon et Cameroun depuis 2021) et quatorze villes. En décembre 2022, l’application affiche plus d’un million de téléchargements sur Google Play Store. Pour développer Gozem, ses fondateurs ont lancé des levées de fonds. Ils ont obtenu 13 millions de dollars, dont 5 millions en décembre 2021 auprès d’investisseurs comme le Asia Africa Investment & Consulting (AAIC), un gestionnaire de fonds singapourien qui investit dans les services de santé, ou encore Liil Ventures (Mobility ADO), un investisseur mexicain qui finance des start-up sur la mobilité. Grâce à ces supports financiers, Gozem espère étendre son réseau vers la République démocratique du Congo, le Sénégal et la Côte d’Ivoire.

Gozem domine largement le marché à Lomé, mais elle est aujourd’hui concurrencée par de nouvelles sociétés de transport de taxi, également accessibles via des applications numériques : Z mobile, OléTogo et Tito, TaxiLomé, Vacom ou encore OuiDrive. Cette dernière application propose exclusivement des déplacements avec des chauffeurs femmes commandées par appel téléphonique, WhatsApp ou SMS. Vacom (littéralement en langue ewe parlée au Togo : « viens me chercher ») propose une application avec des tarifs proches de ceux de Gozem et personnalise son service en permettant de programmer à l’avance un déplacement ou de louer pour quelques heures un taxi. L’entreprise propose également le service « Vacom School » pour transporter les élèves et étudiant·es.

Des taxis-motos connectés

Les taxis-motos (appelés localement zem ou zémidjan, terme qui signifie « conduis-moi vite » en fon – langue parlée dans le Sud Bénin – et repris dans la sous-région) constituent l’un des principaux modes de transport à Lomé : plus de 66 000 d’entre eux parcourent la ville et sont utilisés par la grande majorité des habitants (Agetur-Togo 2016, p. 193). Les prix des courses sont souvent l’objet de marchandages entre passagers et conducteurs et peuvent varier selon le client, les conditions climatiques ou l’heure de la journée, l’offre étant souvent supérieure à la demande.

L’irruption de Gozem en 2018 a transformé les usages. La tarification au kilométrage, connue à l’avance, permet d’éviter le marchandage : « Tu sais d’avance combien le déplacement va coûter. Tu peux être dans un coin quelque part très loin, le Gozem viendra à toi » (Djatougbé, 21 ans, étudiante). L’obligation de port du casque, la notation et la formation des conducteurs augmentent la sécurité dans une ville où les taxis-motos sont très souvent impliqués dans les accidents de la route (Keutcheu 2015). Gozem participe également de la démocratisation du taxi-voiture individuel, jusqu’alors cher et perçu comme un luxe pour la majorité des citadins qui n’a pas les moyens d’acquérir une voiture. L’application permet par ailleurs aux chauffeurs d’économiser du carburant et du temps en évitant de circuler longtemps à vide à la recherche de clients (voir tableau 1).

Tableau 1. Comparaison des distances parcourues par les conducteurs de taxi-moto ordinaire et les conducteurs Gozem sans passagers en centre-ville

Source : Enquête de terrain, mars 2022.

Les conducteurs de taxis-motos ordinaires parcourent en effet de plus grandes distances avant de trouver un client que les conducteurs de Gozem qui se déplacent uniquement sur demande. Ces derniers réalisent ainsi des économies et polluent moins, puisqu’ils circulent moins. En outre, la plupart des conducteurs de Gozem sont enregistrés à la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS), couverts par l’assurance santé et cotisent pour leur retraite, ce qui est rarement le cas dans ce secteur. Selon les témoignages recueillis auprès des conducteurs de Gozem, l’usage de l’application leur permet d’augmenter leurs revenus (souvent le double de celui des conducteurs de taxis-motos ordinaires) et de les rendre moins incertains. Aussi, contrairement aux plateformes qui sont pointées du doigt dans les pays du Nord, comme Uber qui est régulièrement accusé de dégrader la protection sociale des chauffeurs, le numérique peut apparaitre comme un outil permettant de professionnaliser certains emplois, comme ceux des taxis-motos, voire d’améliorer légèrement leurs conditions de travail.

Figure 1. Figure 1. Conducteur de Gozem-voiture qui vient de déposer un client, et conducteur de Gozem-moto attendant un client devant un restaurant de Lomé

© A. Mawussi, Lomé, 2022.

Entre nouvelles formes d’inégalités et besoin de réglementation

Si la plateformisation des services de mobilité dans les villes ouest-africaines entraîne des effets positifs en matière d’emploi et d’amélioration qualitative des services, elle est aussi à l’origine de nouvelles formes d’inégalités socio-spatiales.

Utiliser ces plateformes nécessite en effet pour les client·es potentiels de posséder un téléphone portable et d’être connectés, or les habitant·es ne sont pas tous égaux devant la connectivité et l’agilité numérique. L’âge est tout d’abord un critère majeur de cette fracture. Notre enquête montre ainsi que la majorité des usagers de Gozem a entre 15 et 40 ans, un niveau d’étude relativement élevé (baccalauréat et études supérieures) et qu’il s’agit majoritairement de femmes. Cela s’expliquerait par le faible taux de motorisation de celles-ci. Ces applications leur donneraient accès à une offre de mobilité motorisée : un tel constat a été fait à Nairobi à propos des usager·es des VTC (Delaunay 2021).

La plupart des utilisateurs de Gozem sont par ailleurs des fonctionnaires ou des entrepreneurs qui appartiennent aux couches moyennes et supérieures de la société. Ces données montrent que ces plateformes ne s’adressent qu’à une frange de la population et ne peut répondre aux besoins de mobilité de tous. Rappelons également que plus de la moitié des Togolais vit en dessous du seuil de pauvreté fixé à 2,15 dollars par jour, soit 1 300 FCFA. Les services offerts demeurent pour beaucoup inaccessibles (le coût moyen d’une course tourne autour de 300 FCFA). En outre, un travail conduit à partir des relevés GPS des déplacements des chauffeurs des taxis-motos Gozem révèle que les déplacements des personnes via l’application de e-hailing restent concentrés essentiellement dans le centre-ville de Lomé (Sagna 2019). Les chauffeurs disent se positionner majoritairement dans les secteurs où la demande et la connexion internet sont bonnes, en l’occurrence dans les quartiers centraux et péricentraux, fréquentés et habités par les classes moyennes et supérieures. En outre, même si l’application Gozem démocratise l’accès à la voiture en mode taxi, le coût est bien plus élevé qu’un taxi-moto. Les services offerts demeurent ainsi pour beaucoup inaccessibles.

Par ailleurs, le développement de ces activités numériques a des implications sur les autres acteurs non numérisés et informels du secteur du transport et de la restauration. Les taxis-motos ordinaires reprochent à Gozem de leur prendre des parts de marché. « Dernièrement, un client s’est approché et quand je lui ai donné le prix, il m’a répondu que sur Gozem c’était moins cher. Je lui ai dit d’aller prendre un Gozem, car je savais qu’il n’en trouverait pas à cette heure mais si ce n’était pas le cas, j’aurais été obligé d’accepter [son offre] » (Fred, conducteur de taxi-moto, 36 ans).

Notons enfin le vide juridique autour de la réglementation de ces nouvelles formes de mobilité numériques. L’État lui-même s’est montré intéressé par le concept et a mis en place un service similaire de mise en relation entre conducteurs de taxis-motos et usagers, appelés DosiApp, sous l’égide de la Direction de l’organisation du secteur informel (DOSI). Mais si l’enrôlement des conducteurs a commencé en 2020, l’exploitation commerciale de l’application n’a toujours pas commencé. Sans réglementation, le rapport est déséquilibré entre la DOSI, qui est une agence gouvernementale, et les acteurs privés. Par ailleurs, malgré l’existence de la loi sur la protection des données (Awesso 2020), l’encadrement juridique de la gestion des données des conducteurs et des usagers pose question. Certaines clientes se sont ainsi plaintes d’avoir été contactées par les conducteurs de Gozem à d’autres fins ; certains chauffeurs disent avoir été harcelés par des entreprises de vente de pièces détachées, qui déclarent avoir récupéré leur contact par le truchement d’employés de Gozem.

Vers la plateformisation des pratiques urbaines quotidiennes

Ainsi, les innovations numériques, notamment dans le secteur des transports, se développent et transforment très rapidement les paysages urbains ouest-africains. Si ces plateformes modifient les pratiques de mobilité et permettent de formaliser une partie du secteur, elles ne sauraient pour autant pallier tous les dysfonctionnements des villes africaines, en premier lieu les enjeux liés à la mobilité. Ces applications posent en effet des questions en termes de législation (notamment sur les libertés individuelles et le respect de la vie privée) et de gouvernance, puisque le secteur privé semble l’unique acteur pour les transports en communs. En outre, cette plateformisation des pratiques urbaines quotidiennes est également révélatrice de la pénétration croissante du fintech, ou « mobile money » en Afrique, c’est-à-dire des paiements mobiles effectués en ligne depuis un smartphone. La fintech pose la question de la « datafication » de nos sociétés : les pratiques urbaines quotidiennes seraient ainsi enregistrées et transformées en données (Pollio et Cirolia 2022). Plus généralement, le développement de plateformes digitales adossées à des transactions financières se trouve au cœur d’enjeux croissants en Afrique [3], qui représente un immense marché.

Bibliographie

  • Agetur-Togo. 2016. Élaboration du Schéma directeur d’aménagement et urbanisation (SDAU) du Grand Lomé. Phase 1 : rapport diagnostic, Lomé : Agetur-Togo.
  • Aholou, C. 2007. « Proximité spatiale et diffusion des modes de vie : les taxis-motos de Cotonou et Lomé », in P. Gervais-Lambony et K. Nyassogbo (dir.), Lomé. Dynamiques d’une ville africaine, Paris : Karthala, p. 233-250.
  • Awesso, D. 2020. « Brève analyse de la loi togolaise relative à la protection des données à caractère personnel ».
  • Boutueil, V. et Lesteven, G. 2018. « The Role of ICT-Based Innovations in Transforming Intermediate Transport in Africa Cities. The Cases of Cape Town, Nairobi, and Addis Ababa », in Proceeding of 7th Transport Research Arenna TRA 2018, april 16-19, Vienna, Austria.
  • Choplin, A. et Lozivit, M. 2020. « Les fablabs en Afrique : l’innovation numérique au service d’une ville durable ? », Métropolitiques.
  • Delaunay, T. 2021. « Towards a Ride-Hailing Services Dependency in Nairobi ? Uses, Users and Regulation », Mambo !, vol. XVIII, n° 4.
  • Giddy, J. K. 2019. « The Influence of E-hailing Apps on Urban Mobilities in South Africa », African Geographical Review, vol. 38, n° 3, p. 227-239.
  • GSMA. 2022. « The Mobile Economy Sub-Saharan Africa ».
  • Keutcheu, J. 2015. « Le “fléau des motos-taxis”. Comment se fabrique un problème public au Cameroun », Cahiers d’études africaines, n° 219, p. 509-534.
  • Lesteven, G. et Godillon, S. 2017. « Les plateformes numériques révolutionnent-elles la mobilité urbaine ? », Netcom, n° 31, p. 375-402.
  • Pollio, A. et Cirolia, L. R. (2022). « Fintech Urbanism in the Startup Capital of Africa », Journal of Cultural Economy, vol. 15, n° 4, p. 508-523.
  • Quillerier, T. et Boutueil, V. 2021. « Essor et stratégies des plateformes numériques de paratransit dans les métropoles africaines », Conférence CODATU XVIII, Dakar, 22-23 novembre, 2021.
  • Sagna, Y. 2019. « Gozem ou la Mototaxi à la demande à Lomé : caractéristiques de l’offre et modes d’usage de l’espace urbain », Géotransports, n° 12-13
  • Sitas, R., Cirolia, L., Pollio, R., Sebarenzi, A., Guma, P. et Rajashekar, A. 2022. « Platform Politics and Silicon Savannahs : The Rise of On-demand Logistics and Mobility in Nairobi and Kigali », Cape Town : African Centre for Cities, University of Cape Town. DOI : 10.25375/uct.19582621.

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Pour citer cet article :

Ayité Mawussi & Armelle Choplin, « Vers une plateformisation des villes africaines ?. Mobilité et digital à Lomé (Togo) », Métropolitiques, 12 juin 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Vers-une-plateformisation-des-villes-africaines.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1924

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