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Terrains

La professionnalisation de l’assistance aux migrants en Tunisie

Le militantisme face à l’injonction gestionnaire

En Tunisie, la gestion des migrations subsahariennes est devenue ces dernières années un nouveau secteur d’emploi. Camille Cassarini montre les effets de cette professionnalisation, qui se traduit notamment par l’incorporation des objectifs étatiques de contrôle des migrants par les ONG.

En Tunisie, la question de l’accueil des populations migrantes subsahariennes en situation irrégulière [1] se pose de manière relativement récente. Jusqu’en 2011, la gestion de ces migrations s’opérait dans un cadre national, principalement répressif et sécuritaire, sous la tutelle du ministère de l’Intérieur. L’événement révolutionnaire provoque un changement structurel : d’une approche purement sécuritaire, cette politique intègre des éléments humanitaires et plus gestionnaires [2] (Cassarini 2020). La « crise migratoire » se traduit en effet par une hausse des financements européens et internationaux autour de la gestion des migrations (Pécoud 2010 ; Bartels 2018), à destination d’organisations non gouvernementales [3]. Cette nouvelle vague de financements contribue à l’émergence et à la structuration d’un véritable secteur « professionnel » de l’assistance aux migrants, accompagné par l’arrivée des organisations intergouvernementales (OIG) et non gouvernementales (ONG), au premier rang desquelles figure l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Les politiques de contrôle des mobilités qui en résultent peuvent ainsi être lues à partir de ces logiques de professionnalisation et de technicisation du travail humanitaire (Bassi 2018).

Cet article vise à démontrer comment, à la faveur de la mise à l’agenda par les institutions internationales d’une supposée « crise migratoire », l’assistance aux migrants se professionnalise en véhiculant des discours et pratiques de contrôle des migrations. Dans un premier temps, nous décrirons comment ce secteur professionnel s’est constitué. Nous montrerons ensuite l’ambiguïté du positionnement de ces acteurs face à la mise en œuvre de l’Aide au retour volontaire (ARV).

Ce travail s’appuie sur une enquête de terrain menée de janvier 2016 à mai 2019 entre les villes de Sfax, lieu principal d’enquête, Médenine et Tunis. 74 entretiens semi-directifs ont été réalisés en tout, 42 avec des individus subsahariens en migration et 32 avec des travailleurs et responsables d’associations, d’organisations humanitaires non gouvernementales, intergouvernementales, hommes d’Église et fonctionnaires tunisiens en charge des questions migratoires [4].

Naissance du champ de l’assistance et professionnalisation des militants des droits de l’homme

Jusqu’en 2011, l’espace militant en Tunisie est relativement restreint et cantonné à des formes semi-clandestines. La libération de la parole provoquée par la révolution a notamment pour conséquence l’éclosion d’un tissu associatif très dense, composé de militantes et militants bénévoles diplômés et dont l’insertion professionnelle est difficile. En parallèle, l’arrivée importante de financements européens [5] dans le domaine du soutien à la « société civile » permet la création de nombreux postes fixes et rémunérés, et donc de carrières professionnelles (Allal et Geisser 2018).

Une partie des militantes et militants investissent ces espaces dans l’espoir d’en faire une activité permanente, une manière pour elles et eux de construire de véritables « carrières humanitaires » (Dauvin et Siméant 2002), bien mieux rémunérées et valorisantes qu’un travail salarié classique [6]. La trajectoire d’Abdallah est à ce titre représentative de ces bifurcations post-révolutionnaires. Juriste de formation, passé par les scouts et le CRT, la révolution de 2011 lui donne l’occasion de s’investir dans le militantisme local et de « défendre la démocratie [7] » dans la ville de Sfax, face à ce qu’il qualifie de « forces politiques conservatrices [8] ». Ce fort engagement lui permet de se positionner dans le champ militant tunisien. Il postule et bénéficie à ce titre de plusieurs cycles de « formation aux bonnes pratiques » dispensés par les bailleurs de fonds européens aux militants de la société civile. Entre 2011 et 2015, Abdallah navigue ainsi entre quatre associations locales [9]. Grâce aux formations reçues, il s’engage dans une carrière de consultant pour le monde associatif. C’est ainsi qu’il commence à donner à son tour des formations à la rédaction de projets destinés aux bailleurs de fonds européens. En 2015, il ressent l’envie de se stabiliser et d’acquérir un statut plus valorisant, notamment au sein d’une organisation internationale :

Au début, je m’intéressais aux institutions allemandes… Comme la FES [10]. J’avais fait partie d’un projet de formation qu’ils donnaient aux militants de la société civile. Mais bon, ça n’a pas trop marché. Moi de mon côté je continuais les formations aux associations puis un jour je vois passer cet appel à candidatures pour cette organisation [11]. Alors je me dis, la migration… Je n’ai jamais travaillé là-dessus. Alors je me renseigne et je tombe sur des articles sur le racisme, l’exploitation des Subsahariens dans le sud, les départs en mer… Je postule, je fais l’entretien et j’ai été accepté. Mon travail, c’était de faire de la migration un sujet de débat local et de l’inclure dans l’agenda de toutes les organisations de la société civile [12].

Le recrutement d’Abdallah au sein d’une ONG française ne s’explique ainsi pas tant par son militantisme ou son « expertise » sur les questions migratoires que par sa position au sein du champ militant local, ainsi que par ses compétences qui lui permettent de répondre aux exigences des bailleurs de fonds internationaux en matière d’appels à projets. Cette relative méconnaissance des questions migratoires est là aussi un trait commun aux militantes et militants de la société civile post-2011, beaucoup plus sensibilisés aux questions de libertés d’expression, politiques ou religieuses.

Si les trajectoires de travailleurs œuvrant au sein du champ de l’assistance aux migrants ne sont bien entendu pas réductibles à celle d’Abdallah, cette dernière n’en est pas moins représentative de certains traits sociaux régulièrement observés. Outre son expérience militante préalable, Abdallah est issu des classes moyennes supérieures. Il a effectué un cursus dans l’enseignement supérieur avec une expérience universitaire ou associative à l’étranger, au cours de laquelle il a pu acquérir des compétences de médiateurs entre les savoirs et techniques de l’humanitaire international et l’environnement associatif et militant local dans lequel il avait évolué jusque-là. La reconversion de ces savoir-faire et expériences dans l’assistance aux migrants s’opère notamment à la faveur de l’allocation de fonds importants sur cette thématique à partir de 2015, qui ouvre des opportunités professionnelles nouvelles.

Assister ou aider à rentrer : les ambivalences d’un travail humanitaire sous le sceau de la professionnalisation

La constitution progressive du secteur professionnel de l’assistance aux migrants se construit donc à la faveur de la rencontre de deux groupes d’acteurs situés à deux échelles différentes. Une première échelle locale, composée de militantes et militants en quête d’opportunités professionnelles dans le secteur de l’humanitaire international et une seconde échelle, internationale, composée d’ONG et d’OIG en quête de militants détenteurs de savoirs locaux dont elles ne disposent pas. Parmi ces organisations, l’OIM est sans doute celle dont les stratégies d’implantation sont les plus manifestes.

La Tunisie adhère à l’OIM en 1999 et son premier bureau au Maghreb ouvre à Tunis en mars 2001. Toutefois, c’est à partir de 2011 et à la suite de l’arrivée de nouveaux fonds européens que son action s’amplifie. L’Aide au retour volontaire (ARV) constitue l’instrument principal de l’OIM. L’histoire de cet instrument de déplacement des populations est controversée [13]. D’abord mis en place par les États du Nord, il est ensuite déployé par l’OIM dans les États du Sud, dont la Tunisie, depuis 2011. Depuis 2015, sa mise en œuvre s’observe de manière concrète dans l’animation du « système de référencement des dispositifs d’assistance ». Ce système associe l’ensemble des organisations ayant ouvert leurs activités aux populations migrantes et permet à chacune de répertorier les différentes « offres » du réseau et de les proposer aux potentiels bénéficiaires. À ce titre, l’OIM revendique en 2021 un réseau comprenant vingt-huit « institutions publiques » et quarante-six « organisations de la société civile » et s’impose comme un acteur incontournable pour toutes les organisations voulant s’impliquer dans l’assistance aux migrants en Tunisie. Ces dernières sont dès lors conduites à placer l’ARV au cœur de leur action « humanitaire ».

Si la plupart des migrants se rendent dans les bureaux de Médecins du monde à Sfax, Tunis et Médenine pour une prise en charge de leurs frais de santé ou pour un suivi médical, l’ARV est aussi une des options présentées lors des consultations, des dépliants étant disposés dans la salle d’attente. Sofia, travailleuse humanitaire au sein d’une ONG d’assistance médicale aux migrants, propose parmi l’ensemble des prestations, une redirection vers les services de l’OIM et l’ARV. Interrogée sur la compatibilité de son engagement humanitaire avec ce dispositif, elle en justifie la nécessité, tout en se montrant lucide sur ses finalités :

Le retour volontaire, c’est clair que c’est une stratégie politique, une stratégie étatique… une façon pour eux de gérer les migrations […]. C’est le dispositif vers lequel les populations migrantes se tournent quand il n’y a plus d’autres solutions, donc c’est clair que c’est un signe d’échec de l’intégration dans le pays [14]

Cette tension est symptomatique de l’engagement des travailleurs humanitaires mobilisés sur les questions migratoires en Tunisie. Débordés, souvent confrontés à des situations difficiles et en manque de financements récurrents, l’OIM apparaît dans le monde associatif et humanitaire comme un acteur solide et proposant, à défaut d’autre chose, une solution vers laquelle les migrants peuvent être redirigés. À cela s’ajoute son statut d’agence onusienne qui a fortement participé de l’absence de critiques de la part de la société civile tunisienne, habituée, depuis 2011, à recevoir un fort soutien de ces agences dans le cadre de la transition démocratique. C’est de cette manière que, sans en être les maîtres d’œuvre, des ONG comme Terre d’asile, Médecins du monde, ainsi qu’un ensemble d’acteurs associatifs à l’ancrage plus local, se sont retrouvés engagés dans la diffusion et la promotion d’un dispositif aussi controversé que celui de l’ARV (Andrijasevic et Walters 2011 ; Dini et Giusa 2020), notamment en Tunisie.

Au niveau local, l’OIM est finalement parvenue à brouiller les frontières avec les autres organisations. En privilégiant un travail de communication et de partenariat avec des organisations de la société civile et humanitaires, elle réussit à « faire oublier » son statut d’organisation intergouvernementale. La très grande majorité des travailleurs en situation irrégulière rencontrés parlent d’ailleurs de l’OIM comme d’une ONG ou d’une association internationale de défense de leurs droits.

L’ARV constitue donc un dispositif de gestion des populations en situation irrégulière pour laquelle la question du consentement des principaux intéressés se pose avec acuité. Plusieurs migrants rencontrés et interrogés à Médenine, près de la frontière libyenne, font ainsi état des nombreuses pressions dont ils sont l’objet pour opter pour une ARV (condition d’accès à un hébergement d’urgence, interdiction de quitter la municipalité de Médenine, où les emplois sont plus rares et mal payés…). C’est notamment à cause de cette situation que Médecins sans frontières s’est retirée en décembre 2017, refusant de cautionner par leur présence la politique de l’OIM concernant l’ARV.

En Tunisie, la « crise migratoire » a succédé à la « crise démocratique » sur l’agenda des organisations internationales. Dans un contexte de relatif désenchantement post-révolutionnaire, des OIG et ONG ont alors su saisir cette opportunité en se positionnant comme les acteurs légitimes de la poursuite du travail militant. En attirant vers elles les militants les plus diplômés et bénéficiant des positions sociales les plus privilégiées, elles ont réussi à les professionnaliser (via des techniques issues de l’humanitaire international) et à construire ainsi un secteur professionnel où les impératifs internationaux de la gestion migratoire sont adaptés au contexte local.

De ce point de vue, la diffusion de l’idée d’une « crise migratoire » a profondément transformé les pratiques de solidarité. L’exemple de la mise en œuvre de l’ARV par l’ensemble de ces partenaires associatifs et non gouvernementaux témoigne de la vigueur avec laquelle le discours sur la nécessité de « gérer de manière humaine et ordonnée [15] » les frontières étatiques, imprègne aujourd’hui une partie du monde humanitaire. Quitte à fermer les yeux sur des pratiques d’assistance qui ne respectent pas toujours les droits fondamentaux, dont celui de pouvoir circuler librement.

Bibliographie

  • Allal, A. et Geisser, V. 2018. Tunisie : une démocratisation au-dessus de tout soupçon  ?, Paris : CNRS Éditions.
  • Andrijasevic, R. et Walters, W. 2011. « L’Organisation internationale pour les migrations et le gouvernement international des frontières », Cultures et conflits, n° 4, p. 13-43.
  • Badalič, V. 2019. « Tunisia’s Role in the EU External Migration Policy : Crimmigration Law, Illegal Practices and Their Impact on Human Rights », Journal of International Migration and Integration, vol. 20, n° 1, p. 85-100.
  • Bassi, M. 2018. « Mobiliser aux frontières de l’Europe  ? La construction militante de l’enjeu migratoire en Sicile (1980-2010) », Critique internationale, n° 81, n° 4, p. 149.
  • Bartels, I. 2018. « Practices and Power of Knowledge Dissemination », Movements. Journal for Critical Migration and Border Regime Studies, vol. 4, n° 1, p. 25.
  • Cassarini, C. 2020. « L’immigration subsaharienne en Tunisie : de la reconnaissance d’un fait social à la création d’un enjeu gestionnaire », Migrations Société, n° 179, p. 43-57.
  • Chappart, P. 2015. Retours volontaires, retours forcés hors d’Europe. Une socio-anthropologie de l’éloignement des étrangers. Le cas de la France, thèse de sociologie, Université de Poitiers.
  • Dini, S. et Giusa, C. 2020. « “Sweetening the Pill” : “Civil Society” as a Tool of Sedentarisation », in S. Dini et C. Giusa (dir.), Externalising Migration Governance Through Civil Society : Tunisia as a Case Study, Cham : Springer International Publishing, p. 53‑68.
  • Dauvin P. et Siméant J. 2002. « Chapitre 2. Carrières militantes et professionnelles dans l’humanitaire », in P. Dauvin et J. Siméant (dir.), Le Travail humanitaire. Les acteurs des ONG, du siège au terrain, Paris : Presses de Sciences Po, p. 27.
  • Olivier de Sardan, J.-P. 1995. Anthropologie et développement. Essai en socio-anthropologie du changement social, Marseille : APAD-Karthala.
  • Pécoud, A. 2010. « La bonne gouvernance des frontières  ? », Plein droit, n° 87, p. 24-27.

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Pour citer cet article :

Camille Cassarini, « La professionnalisation de l’assistance aux migrants en Tunisie. Le militantisme face à l’injonction gestionnaire », Métropolitiques, 8 novembre 2021. URL : https://metropolitiques.eu/La-professionnalisation-de-l-assistance-aux-migrants-en-Tunisie.html

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