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Le droit au sol dans les villes du Sud

Politiques de régularisation et propriété foncière dans les quartiers populaires
En déplaçant la focale vers les villes du Sud, Métropolitiques propose de s’intéresser à un élément clé de la fabrique urbaine contemporaine : le foncier. Avec un éclairage depuis l’Asie, l’Afrique, l’Amérique latine et le Monde arabe, ce dossier analyse les stratégies d’accès au sol déployées par les habitants des quartiers populaires et la manière dont ceux-ci bénéficient (ou non) des réformes foncières et des politiques d’attribution de titres fonciers.

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Les villes des pays émergents ou en développement font face à un étalement urbain à grande échelle, qui est loin de fléchir, malgré le tassement de la croissance démographique. L’extension de ces villes se traduit par l’apparition de nouveaux quartiers au statut foncier plus ou moins légal. La maîtrise et la valorisation du foncier sont ainsi devenues un levier clé des politiques urbaines : les pouvoirs publics entendent profiter de cette ressource en taxant davantage la propriété et en valorisant les patrimoines publics. Incités par les bailleurs de fonds et les institutions internationales qui prônent l’équilibre des finances locales [1], ils mettent en place des réformes et des politiques de régularisation des occupations illégales, devenues souvent l’habitat de la majorité. Les habitants des quartiers populaires, quant à eux, mettent en œuvre différentes pratiques pour se voir reconnaître un droit au sol. Obtenir une parcelle, de façon légale ou non, puis faire construire en y déposant des parpaings jour après jour sont autant de moyens pour légitimer sa présence en ville. Ce dossier propose de faire un point sur ces politiques d’accès à la propriété, notamment à travers la distribution de titres fonciers individuels, et sur leurs effets dans les villes où ils sont mis en œuvre.

Régulariser, sécuriser, titrer

En s’appuyant sur des travaux récents, ce dossier interroge les théories de l’économiste libéral Hernando de Soto (2001), qui prône la formalisation de l’habitat informel afin de contribuer à une inclusion par le marché. Selon lui, régulariser l’occupation illégale du sol en distribuant des titres de propriété donne accès à un capital foncier jusqu’alors « mort », et permet donc de lutter contre la pauvreté dans une perspective entrepreneuriale. Son modèle vertueux a été encouragé par les institutions internationales et les bailleurs de fonds – et en particulier la Banque mondiale –, qui ont soutenu les programmes visant la sécurité foncière, l’accès au crédit et la protection de la propriété privée. Les différentes contributions proposées ici analysent a posteriori ces politiques de titrement et leurs effets, qui ont été largement critiquées (Gilbert 2002 ; Payne et al. 2009). Avec un regard nuancé, les auteurs démontrent bien souvent que la distribution de titres de propriété ne va pas forcément de pair avec la sécurité foncière, ni même avec la fin de l’informalité. Dans ce sens, David Sims explique que les habitants du Caire n’ont pas nécessairement besoin de titres fonciers pour être reconnus comme légitimes, être assurés de la stabilité de leur installation et accéder aux services urbains. Kareem Ibrahim et Deena Khalil arrivent au même constat, expliquant que les titres fonciers ne doivent pas être perçus comme une fin en soi mais un outil comme un autre, aussi incomplet que parfois inefficace. Ces grandes tendances ne doivent pas nous faire oublier que les citadins égyptiens vivent plus que jamais sous un régime autoritaire où les évictions arbitraires sont d’autant plus considérables que l’occupation d’un lieu, d’une construction, d’un appartement ou d’une propriété, sont contestables (Shawkat 2016).

À Rio, au Caire ou à Delhi, plusieurs programmes de régularisation ont été lancés sans aboutir concrètement. Les procédures sont souvent longues, coûteuses, voire irréalisables, et laissent par conséquent dans le flou d’immenses quartiers en attente de statut, oscillant entre l’illégalité, le laisser-faire et l’espoir d’une reconnaissance prochaine. En Inde comme au Soudan, les autorités utilisent ces procédures de régularisation floues pour garder finalement la mainmise sur les espaces les plus stratégiques et ne concéder le plus souvent que des droits conditionnels et limités.

Enregistrer pour mieux contrôler et faire payer

En plus d’être fréquemment inefficaces et rarement mises en œuvre au-delà d’expériences pilotes limitées, ces politiques de régularisation foncière ne sont, par ailleurs, pas neutres. Dans le cas éthiopien, les réformes conduites permettent aux pouvoirs politiques de renforcer leur mainmise et le contrôle sur le sol. Régulariser ces terrains implique de les faire rentrer dans le marché et donc de taxer leurs propriétaires désormais légaux, comme l’illustre Claire Simonneau avec le cas béninois. Ces réformes des droits fonciers visent donc à lever l’impôt local, et sont pour cela souvent accompagnées de programmes d’adressage, comme cela a été bien étudié en Afrique sahélienne ou en Inde (programmes Bhoomi au Karnataka, cf. Benjamin et Raman 2011). Ces réformes et opérations d’adressage passent par la création de nouveaux registres et cadastres numériques, qui ne se contentent pas d’enregistrer et de mettre à jour la propriété du sol, mais la modifie aussi. De récents travaux ont mis en évidence combien les savoirs locaux sur la propriété et les usages sont effacés aux profits de normes internationales simplifiées visant à se conformer à l’élaboration d’une propriété individualisée, absolue (non contestable) et unifiée (Raman et al. 2016 ; Pritchard et al. 2015). Ces efforts pour sécuriser, enregistrer et faire payer n’empêchent, par ailleurs, pas que les situations d’occupation informelle du sol perdurent de façon massive, invitant à dépasser les limites d’une simple dichotomie entre légal et illégal.

Vers une ville de papiers

Ce dossier discute les liens entre titre foncier, accès aux services et sentiment de sécurité. Plusieurs articles démontrent que les documents attestant de l’occupation de l’espace (notamment les titres de propriété écrits et enregistrés) ne fournissent pas toujours une garantie réelle. Cela est notamment du au chevauchement de compétences entre le pouvoir central, les autorités locales et les autres pouvoirs coutumiers, comme on l’observe bien souvent en situation postcoloniale, au Bénin comme au Soudan. Alice Franck montre combien les titres de propriété officiels demeurent « chancelants » à Khartoum depuis la scission entre Nord- et Sud-Soudan, amplifiant la méfiance des habitants vis-à-vis de l’État et des autorités locales. Certaines connexions politiques ou rapports de confiance assurent une bien meilleure garantie de propriété qu’un titre formel.

En outre, ces réformes et régularisations qui tendent à la seule reconnaissance de la propriété individuelle créent de nouvelles formes d’exclusion et de discrimination, notamment pour les locataires et les plus pauvres qui ne sont pas en mesure de faire valoir leurs droits. À travers l’exemple de la privatisation des terres collectives des quartiers périphériques de Mexico, Jean-François Valette montre que la distribution de titres est une nouvelle source d’inégalités entre les nouveaux « titrés » et les autres, exclus du processus. Laure Criqui fait pareil constat à partir du cas de Delhi en Inde, où les « certificats provisoires de régularisation » deviennent des preuves de légitimité parmi d’autres. La possession de ces papiers instaure de nouvelles formes de différenciation, fragilisant davantage encore ceux qui n’ont pas pu en obtenir.

En plus d’être souvent longues et coûteuses, ces démarches de régularisation sont donc à l’origine de nouvelles catégories que matérialisent les papiers officiels. Ce contexte incite les habitants à collecter tout document attestant le bon droit à occuper une place dans la ville. Il est alors important de s’attacher aux formes de contractualisation, à la matérialité des preuves, aux papiers qui sont échangés, y compris ceux produits par les habitants eux-mêmes en vue d’être officiellement reconnus (plans du quartier, recensements, factures, amendes…), et au pragmatisme des négociations et des routines (Hull 2012). S’impose ainsi une « ville de papiers », où l’on conserve et oppose les papiers les uns aux autres et où ceux-ci circulent afin de garantir des possessions (Raman et al. 2016).

Les pratiques et les normes sociojuridiques qui établissent le droit à occuper une place dans la ville forment donc un continuum, qui n’oppose pas l’oral et l’écrit, et encore moins légalité et illégalité. Il est sans doute possible et nécessaire de dépasser des notions comme l’informalisation de la fabrique urbaine (Roy et Sayyad 2004), ou même la notion d’urbanisme par exception (car en pratique tout, ou presque, est dérogatoire dans chaque opération urbaine, petite ou grande), pour mettre en lumière un urbanisme ad hoc qui se réinvente au quotidien.

Thésaurisation et capture foncière : une stérilisation des terres

Le choix de focaliser ce dossier sur les quartiers populaires se justifie par l’importance que revêt le foncier pour les classes pauvres. Comme l’explique Éric Denis dans ce dossier, l’analyse de la valorisation financière des supports fonciers ne peut, en effet, se limiter à l’étude des actions des acteurs institutionnels majeurs de l’immobilier. Cette mainmise publique sur le foncier concerne également les possessions populaires à travers les programmes de titrement qui individualisent et régularisent la propriété (cf. de Soto et ses critiques), les « évictions par le marché » (Durand-Lasserve et Royston 2002), les déplacements forcés et autres opérations de relogement (Raman 2015). La centralité de l’enjeu foncier se retrouve également dans la mise en œuvre de l’ensemble des programmes « villes sans bidonville » ou slum-free cities à travers le monde (ONU-Habitat 2003). La distribution du sol devient donc une nouvelle ressource et alimente directement la bulle spéculative (cf. Sabine Planel et Éloi Ficquet). Les registres utilisés dans les différents articles rendent compte de l’importance de cette capture foncière, commune aux grands acteurs institutionnels comme aux habitants des quartiers populaires : « prédation », « mainmise », « stratégies de rentes »…

Cela est d’autant plus visible que la monétisation du sol s’étend vers les plus modestes, du fait de l’absence de sophistication et d’inclusion des systèmes financiers des pays émergents. En Inde en 2011, seuls 35 % des ménages disposaient d’un compte en banque. Il s’agit donc de s’assurer, par la propriété foncière, contre l’incertitude généralisée. Le sol devient une réserve pour protéger son capital – aussi limité soit-il – de l’inflation et pour emprunter (hypothéquer de façon « informelle » le plus souvent, par un simple accord écrit entre un occupant et un prêteur). Les parcelles extraites ainsi à leur usage agricole deviennent des réserves financières susceptibles d’être cédées (assez aisément, presque comme des liquidités) pour financer un mariage, des études, une hospitalisation…

Cette dynamique très puissante bouleverse radicalement l’utilisation des sols de villages entiers, mais elle reste très peu documentée. De vastes étendues fertiles sont ainsi stérilisées, sans pour autant être nécessairement loties. Pour les classes populaires, les stratégies déployées pour accéder au foncier sont certes un rempart contre l’incertitude mais elles sont également de plus en plus l’expression d’un « désir de ville », comme l’explique Éric Denis. Pour beaucoup de ces citadins en voie de reconnaissance citoyenne, l’accès au sol est un premier ancrage et consolide leur insertion dans la ville et, par conséquent, dans la société.

Vers des formes de reconnaissance alternatives au droit à la terre ?

À travers des cas d’études pris dans différentes parties du monde, ce dossier révèle des situations de possession beaucoup plus complexes que l’opposition légal/illégal. Les pratiques non-codifiées précisément au carrefour des normes coutumières et du droit positif mais garantissant une possession rarement contestée ont été déstabilisées par les réformes récentes voulant clarifier la propriété, elles ont bien souvent complexifiées la situation sans apporter davantage de sécurité. Ce dossier invite alors à réfléchir à d’autres expériences possibles comme alternatives à la pleine propriété individuelle dans les programmes de régularisation : des formes différentes de supports fonciers sont possibles telles que les coopératives d’habitants ou la propriété collective… L’article sur les communs (de Salenson et Simonneau) propose justement d’explorer quelques-unes des approches innovantes permettant la reconnaissance du droit à l’installation stable en ville.

Au sommaire de ce dossier :

Bibliographie

  • Benjamin, S. et Raman, B. 2011. « Illegible claims, legal titles, and the worlding of Bangalore », Revue Tiers Monde, n° 2, p. 37‑54.
  • Denis, É. 2011. « La financiarisation du foncier observée à partir des métropoles égyptiennes et indiennes », Revue Tiers Monde, n° 2, p. 139‑158.
  • Durand-Lasserve, A., et Royston, L. 2002. Holding Their Ground : Secure Land Tenure for the Urban Poor in Developing Countries, Londres : Earthscan.
  • de Soto, H. 2000. The Mystery of Capital : Why Capitalism Triumphs in the West and Fails Everywhere Else, New York : Basic Books.
  • Gilbert, A. 2002. « On the mystery of capital and the myths of Hernando de Soto : what difference does legal title make ? », International Development Planning Review, vol. 24, n° 1, p. 1‑19.
  • Hull, M. 2012. Government of Paper. The Materiality of Bureaucracy in Urban Pakistan, Berkeley : University of California Press.
  • ONU-Habitat. 2003. The Challenge of the Slum, Nairobi.
  • Payne, G., Durand-Lasserve, A. et Rakodi, C. 2009. « The limits of land titling and home ownership », Environment and Urbanization, vol. 21, n° 2, p. 443‑462.
  • Pritchard, S. B., Wolf, S. A. et Wolford, W. 2015. « Knowledge and the politics of land », Environment and Planning A, 16 septembre.
  • Raman, B., Denis, É. et Benjamin, S. 2016 (à paraître). « Everyday practices of titling : the pragmatic politics of popular urban groups and the materiality of papers in securing their land possession », Planning and Urbanization.
  • Roy, A. et Sayyad, N. 2004. Urban Informality : Transnational Perspectives from the Middle East, Latin America and South Asia, Lanham/Oxford : Lexington Books.
  • Shawkat, Y. 2016. « Property market deregulation and informal tenure in Egypt : a diabolical threat to millions », Architecture_MPS, vol. 9, n° 4, p. 1‑18.

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Pour citer cet article :

Armelle Choplin & Éric Denis, « Le droit au sol dans les villes du Sud. Politiques de régularisation et propriété foncière dans les quartiers populaires », Métropolitiques, 24 octobre 2016. URL : https://metropolitiques.eu/Le-droit-au-sol-dans-les-villes-du-Sud.html

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