Accéder directement au contenu
Débats

Le chercheur et le militant : réflexions « à chaud » sur l’installation d’une centrale d’enrobés à Bonneuil-sur-Marne

La séparation des activités scientifique et politique soulève des difficultés à la fois théoriques et existentielles. Pour le chercheur engagé dans une lutte citoyenne contre une installation classée, le risque de schizophrénie est bien réel. Retour d’expérience d’un chercheur pourtant peu sensible aux charmes de la géographie militante...

Au commencement : une carte [1]

J’avoue avoir beaucoup ri lorsqu’il y a quelques années une collègue spécialiste de la modélisation spatiale des prix hédoniques [2], et notamment des aménités négatives [3], me fit part de son trouble face à l’engagement militant qu’elle s’apprêtait à développer contre une décharge s’installant à quelques pas de son domicile. Connue pour la rigueur de ses travaux scientifiques, n’allait-elle pas sombrer à cette occasion dans le plus banal des aléas moral, à savoir le nimby [4] ? Je me garderais bien aujourd’hui d’ironiser de la sorte, car je suis à mon tour depuis cinq mois engagé dans un combat citoyen contre une centrale d’enrobés à chaud de bitume qui a eu l’ingénieuse idée de s’installer dans le Port autonome de Bonneuil-sur-Marne, à moins de 700 mètres de mon foyer.

N’étant pas d’un naturel inquiet, je n’aurais sans doute pas prêté attention immédiatement à cette installation si des personnes proches ou des militants ne m’avaient sollicité pour la plus anodine de mes activités, l’établissement d’une carte de localisation de la centrale dans son environnement. Si un jour on vous fait à votre tour une telle demande, refusez sèchement et effacez-en tout souvenir de votre esprit. Car l’établissement de cette première carte est le point de départ de l’engrenage fatal qui va broyer votre objectivité scientifique et transformer le fier chercheur nourri de « neutralité axiologique » (Weber 1959) en abominable « animateur social » prêt à mélanger science et action citoyenne pour faire aboutir ce qui lui paraît juste (Alinsky 1976).

De l’analyse scientifique… au tract politique

Le spécialiste d’analyse spatiale que je suis ne pouvait en effet pas s’empêcher de compléter la simple carte de localisation demandée par une estimation du nombre d’habitants exposés au risque de la centrale. L’INSEE venant tout juste de livrer pour la première fois une grille de population de haute résolution ventilée par communes, je me suis livré avec le plus grand bonheur scientifique qui soit à l’établissement d’une évaluation du nombre d’habitants par commune en fonction de la distance à la centrale d’enrobés à chaud. Et j’ai découvert avec une certaine stupéfaction que plus de 50 000 habitants sont localisés à moins de 2 km de la cheminée et près de 10 000 à moins d’un kilomètre (figures 1 et 2). Ce périmètre contient en outre deux écoles primaires et une dizaine de maisons de retraite. Mais le plus intéressant est la répartition de ces habitants par commune. Car bien évidemment l’impact principal ne concerne pas la commune de Bonneuil, qui a délivré le permis de construire, mais ses voisines de Sucy-en-Brie et surtout de Saint-Maur-des-Fossés. La centrale est installée à la limite de trois communes, mais aussi de trois communautés de communes différentes, dans une zone de contrastes sociaux et politiques majeurs.

Figure 1 : Distribution des populations habitantes autour de la centrale
Figure 2 : Quantité de population par commune en fonction de la distance à la centrale

Le piège diabolique s’est alors refermé sur le spécialiste des discontinuités et des maillages territoriaux qui demeure encore pour l’heure plus chercheur que militant. Le lancement d’une pétition et la publication d’un premier tract (figure 3) reprenant la carte de localisation de la centrale et son impact potentiel sur les habitants des communes va contribuer de façon décisive à lancer le mouvement.

Figure 3 : Recto et verso d’un tract anti-centrale du collectif T’air-eau 94 reprenant les informations des figures 1 et 2

Au-delà des variations tactiques entre les communes, comme une mobilisation plus précoce à Sucy-en-Brie, on voit progressivement le nombre de signataires de la pétition coïncider de plus en plus exactement avec la proportion de riverains de chaque commune proches de la centrale (figure 4).

Figure 4 : Évolution du nombre de signataires de la pétition contre la centrale d’enrobés à chaud de Bonneuil-sur-Marne entre février et mai 2012

Outre la satisfaction du militant qui voit s’étendre le mouvement, le chercheur spécialiste des modèles de diffusion et d’interaction spatiale est fasciné par la conformité du processus à des modèles théoriques (courbe logistique, modèle gravitaire), alors même qu’il connaît tous les facteurs accidentels qui ont présidé à la propagation des signatures (de l’opposition de tel maire, qui refuse de fournir une salle, à l’activisme de tel militant qui a constitué un réseau efficace dans un quartier précis) – au point d’utiliser les écarts au modèle pour déclencher des actions dans certaines communes (comme à Bonneuil-sur-Marne) qui devraient théoriquement apporter plus de signatures en raison de la proximité spatiale de leurs habitants.

La mobilisation des compétences citoyennes face à l’opacité de l’enquête publique

Au fil des semaines de mobilisation, j’ai été amené à produire avec d’autres membres du collectif citoyen des expertises de plus en plus nombreuses sur l’impact de la centrale d’enrobés (pertes d’emploi, impact sur les valeurs foncières, risques sanitaires, etc.) jusqu’à constituer un document général de « Contre-enquête » (T’air-eau 94 2012) qui va servir de référence pour contester la légitimité de l’autorisation donnée par le préfet.

Bien qu’appuyé le plus possible sur des travaux scientifiques, ces analyses n’obéissent pas aux règles habituelles de l’écriture scientifique, ne serait-ce que parce qu’elles sont des œuvres militantes non soumises à l’évaluation par les pairs (donc suspectes a priori de partialité) et aussi parce qu’elles sont rédigées dans un style simple de nature à favoriser la compréhension des enjeux et à nourrir le débat. Mais finalement l’action collective conduit à reconstituer dans un cadre non institutionnel les procédures habituelles de contrôle des publications académiques. En plus de la consultation d’experts (climatologues, économistes, juristes, etc.) avant toute rédaction d’un chapitre de contre-enquête, nous avons beaucoup appris des commentaires des lecteurs postés sur le blog du collectif T’air-eau 94. Sur ce site consulté chaque jour par plusieurs centaines de lecteurs, les corrections ou interrogations constituent un facteur non négligeable d’amélioration des analyses. Des pistes de recherche y sont aussi proposées au fur et à mesure des mobilisations, à l’instar de ce lecteur qui me demanda de démontrer que les trois centrales citées par Eiffage comme références pour construire celle de Bonneuil n’étaient pas comparables (figure 5).

Il ne faut évidemment pas se laisser abuser par certains commentaires qui sont des attaques sciemment orchestrées par les sociétés de conseil au service de l’industriel qui cherchent à déconsidérer le blog en se présentant tour à tour comme écrites par des « écolos réalistes », des « veuves PPT (Poste, télégraphe et télécommunication) soucieuse de l’emploi » et bien d’autres masques que l’on arrive parfois à repérer en constatant la curieuse récurrence de certaines adresses IP. Ces attaques sont d’ailleurs stimulantes dans la mesure où elles forcent les militants à s’interroger sur le caractère progressiste ou nimbyste de leur action. Comme le soulignait récemment André Torre (2011) dans les colonnes de cette revue :

« Les actes conflictuels donnent ainsi naissance à un processus d’apprentissage territorial, dans lequel se joue un double mouvement : pendant les conflits les agents apprennent les uns des autres, et chaque conflit révèle la justesse ou les limites des décisions prises par des acteurs publics ou privés, auxquels il offre une arène de réaction ; après chaque conflit on peut rectifier le tir ».

Figure 5 : Localisations comparées des centrales citées dans l’étude d’impact de Bonneuil
Source : Google Maps et Géoportail. Auteur : Claude Grasland pour le collectif T’air-eau 94.

Lecture : les trois centrales citées par Eiffage comme référence pour la mesure des impacts sanitaires et sociaux sont (en partant du haut ) celles de Montescourt-Lizerolles, Esvres-sur-Indre et Estrées-Saint-Denis. Par comparaison avec la centrale de Bonneuil-sur-Marne, elles ont un impact démographique beaucoup plus limité (2 000 à 5 000 habitants dans un rayon de 2 km) et se situent en général à une distance plus grande des habitations, des écoles ou maisons de retraite et même des autres entreprises.

L’Éducation environnementale…

« Les grandes figures de la Convention passèrent devant ses yeux. Il lui sembla qu’une aurore magnifique allait se lever. Rome, Vienne, Berlin, étaient en insurrection, les Autrichiens chassés de Venise ; toute l’Europe s’agitait. C’était l’heure de se précipiter dans le mouvement, de l’accélérer peut-être ». — Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale

Ce récit s’achève au moment où l’histoire du collectif entre dans une nouvelle phase. D’informel qu’il était au début, le collectif cherche à se structurer et s’interroge sur les fins et les moyens. D’un côté, des idéalistes partisans d’une action continue d’information citoyenne portant sur le développement durable de l’ensemble du Port de Bonneuil ; de l’autre, des réalistes principalement résolus à gagner l’action en justice pour la fermeture de l’usine et partisans de limiter la diffusion de documents publics pour ne pas gêner le travail des avocats. La grande marche de 1 000 habitants de Sucy-en-Brie et Saint-Maur-des-Fossés vers la centrale, le 2 juin 2012, a marqué l’apogée du mouvement intercommunal née de la pétition, mais constitue peut-être aussi son dernier acte unitaire.

Que le procès soit gagné ou perdu, il semble désormais clair que le collectif devrait donner naissance à deux groupes de militants qui ne partagent plus les mêmes objectifs, ni sans doute les mêmes valeurs : ceux qui souhaitent simplement fermer l’usine pour revenir à la situation antérieure et ceux qui veulent réaménager l’ensemble de la zone portuaire de Bonneuil dans le sens d’un développement durable remettant en cause les frontières communales et modifiant en profondeur les pratiques antérieures du débat citoyen. Max Weber ricane dans sa barbe et me rappelle une leçon que j’avais fini par oublier au cours de ces mois de confusion des rôles de chercheur et de citoyen : la science ne peut pas produire les valeurs selon lesquelles on doit vivre, mais elle peut indiquer qu’en adoptant telle ou telle position on sert tel maître et on offense tel autre.

Bibliographie

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous

En savoir plus

Site du collectif T’air-eau 94 (Pour la qualité de la terre, de l’Air et de l’Eau dans le Val de Marne) : www.taireau94.wordpress.com.

Pour citer cet article :

Claude Grasland, « Le chercheur et le militant : réflexions « à chaud » sur l’installation d’une centrale d’enrobés à Bonneuil-sur-Marne », Métropolitiques, 22 juin 2012. URL : https://metropolitiques.eu/Le-chercheur-et-le-militant.html

Lire aussi

Ailleurs sur le net

Newsletter

Recevez gratuitement notre newsletter

Je m'inscris

La rédaction publie

Retrouvez les ouvrages de la rédaction

Accéder

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous
Centre national de recherche scientifique (CNRS)
Revue soutenue par l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS

Partenaires