Le 21 mars 1970, le décret Guichard met fin à l’Université de Paris pour donner naissance à 13 universités franciliennes autonomes. Dans l’ouvrage collectif De l’Université de Paris aux universités d’Île-de-France, historiens, conservateurs, archivistes et architectes proposent une série de points de vue et d’analyses de cette refonte de la carte universitaire francilienne. Les échelles temporelles retenues par chacun des chapitres ne sont volontairement pas les mêmes car l’éclatement de l’Université de Paris ne peut être seulement interprété comme le résultat des événements de mai 1968 ; de même que la création des 13 universités franciliennes ne peut être uniquement interprétée comme la réponse à la massification du nombre d’étudiants de la décennie 1960.
Le desserrement de la carte universitaire – c’est-à-dire à la fois la relocalisation d’unités académiques en périphérie (à l’instar du déménagement de la faculté des sciences de Paris sur le campus d’Orsay), mais aussi l’augmentation de l’offre universitaire globale au profit des départements franciliens (hors Paris) et du pourtour du bassin parisien (Reims, Amiens, Rouen, Caen, Orléans) – s’engage en effet avant cet événement et selon d’autres logiques.
C’est dans cet esprit que les trois parties de cet ouvrage mettent successivement le curseur sur ce qui s’est passé avant, pendant et après la publication du décret Guichard.
Un desserrement à plusieurs vitesses de l’offre universitaire francilienne
La première partie analyse les réflexions et les mouvements de desserrement qui précèdent la date « fatidique » de 1970. Dès les années 1940, la chimiste Irène Joliot-Curie exerce un lobby fort pour le déménagement des facultés des sciences de Paris dans la vallée de l’Yvette (Ana Bela de Araujo). Au cours de la décennie 1950, la faculté de Médecine de Paris est réformée de façon durable (Emmanuelle Giry et Édith Pirio) et dans la décennie 1960 les documents de planification de la région parisienne (PADOG [1] puis SDAURP [2]) favorisent une déconcentration universitaire qui doit conforter les pôles secondaires de la région puis les villes nouvelles (Loïc Vadelorge).
La deuxième partie de l’ouvrage décrit le début de la décennie 1970 à travers une pluralité d’histoires : celles de la chancellerie des universités de Paris (Marie-Claude Delmas), celle de Paris 7 (Arnaud Devignes), des luttes étudiantes à Tolbiac (Marina Marchal), des personnels BIATOSS [3] de l’université de Vincennes (Guy Briot et Charles Soulié), etc. L’ensemble de ces contributions fait entendre l’ambiance confuse et conflictuelle de la période. Plusieurs fois, les auteurs soulignent la précipitation dans laquelle les nouveaux établissements sont créés. À lire ces chapitres, on comprend qu’il s’agit d’une période pendant laquelle de nouvelles institutions et de nouvelles pratiques sont inventées – des administrations, des UER, des formes d’enseignement – et bricolées, parce qu’il y a urgence, par manque de moyens et en raison des conflits, blocages ou contestations qui éclatent entre établissements, au sein du personnel, des étudiants et dans des registres très variés (politiques, idéologiques, disciplinaires, corporatistes, etc.).
La troisième partie montre davantage la façon dont la carte universitaire francilienne s’est progressivement structurée sur le long terme, là aussi à travers l’analyse de différentes trajectoires ; celles des formations : le développement des sciences de gestion (Brice Le Gall), des profils d’architectes en charge de la conception des bâtiments universitaires (Éléonore Marantz), la création des deux centres universitaires expérimentaux de Dauphine et de Vincennes (Lorraine Le Cozanet et Christelle Dormoy-Rajramanan), de Paris 12 dans le Val-de-Marne (Florence Bourillon) ou encore le parcours des étudiants franciliens aujourd’hui (Myriam Baron et Leila Frouillou). Cette diversité des approches laisse entendre cette fois que la carte universitaire est le résultat de dynamiques multiples, parfois concurrentes, parfois convergentes.
Quand la refonte de la carte universitaire francilienne rencontre l’aménagement du territoire
Ce livre n’exige pas d’être lu en suivant la chronologie. Du fait de la multiplicité des prismes d’analyse retenus, chaque chapitre peut se lire de façon indépendante, et l’ouvrage selon des angles différents : celui des rapports de force, des frottements et résistances qui se sont joués au sein de la communauté universitaire et au-delà ; celui de l’organisation universitaire, etc. Les questions immobilières, urbanistiques et d’aménagement sont aussi éclairées : où implanter ces nouvelles universités et dans quelles perspectives ? Selon quelles logiques partager les locaux entre les universités parisiennes ? Quel modèle d’aménagement universitaire retenir et selon quelles modalités de production ?
Parmi les enseignements de cet ouvrage, on note que la localisation des nouvelles universités résulte bien plus des opportunités foncières que de l’application maîtrisée des plans d’aménagement régionaux des années 1960. Un point plus étonnant encore est souligné : alors que l’éclatement de l’Université de Paris induit, de fait, le partage des locaux entre établissements, plusieurs auteurs insistent sur la faible anticipation des fonctionnaires et universitaires à l’origine de ce décret Guichard (Marie-Claude Delmas), quant aux crispations et conflits que cette répartition devait causer. Les arbitrages effectués pour ce partage, pour choisir les sites d’implantation ainsi que les formes urbanistiques et architecturales de ces nouveaux établissements, auraient participé à la construction identitaire contrastée dans les établissements. L’opposition entre le « libéral Centre universitaire de Dauphine » situé dans les anciens locaux de l’OTAN du 16e arrondissement et « Paris 8 la contestataire », provisoirement implantée à Vincennes puis éloignée à Saint-Denis, en est une parfaite illustration. Comme si le projet académique se traduisait aussi dans la spatialité des établissements.
Cet ouvrage donne par ailleurs l’occasion d’analyser l’évolution des formes et modalités de production architecturale et urbanistique de la période, à partir des analyses sur la construction de ces nouveaux établissements. Un des intérêts de l’ouvrage réside alors dans le fait qu’y soient commentés les réalisations comme les échecs, les projets avortés, abandonnés, non réalisés, ainsi que les changements d’orientations. Ce faisant, il souligne encore plus le caractère improvisé de cette période pourtant décisive dans la constitution et la consolidation de l’offre universitaire francilienne.
Il s’agit donc là d’un ouvrage utile dans la mesure où la variété des points de vue présentée donne certainement une vision plus juste car plus nuancée des logiques à l’œuvre dans ce processus de desserrement de l’offre universitaire francilienne. On regrettera peut-être l’absence d’un chapitre conclusif qui permettrait de mettre en musique ces différents travaux, qui en l’état, se présentent plutôt comme une succession d’études de cas. Ce travail de synthèse ou de liant entre les chapitres reste à faire par le lecteur, car l’introduction générale ne donne pas toutes les clés. Mais peut-être est-ce après tout une qualité de cet ouvrage que d’autoriser une lecture libre des études, en fonction de la sensibilité de chacun…