Les atteintes de l’activité industrielle, avec les modes de vie qu’elle engendre, à la santé humaine sont devenues un problème public (Bookchin et Albrecht 1974 ; Boutaric et Lascoumes 2008). Selon un rapport de l’Institute of health metrics and evaluation (2019), les polluants de l’air, de l’eau et des sols causent trois fois plus de morts que le sida, la tuberculose et le paludisme (Lelieveld et al. 2020). Les intérieurs des logements ne sont pas des abris étanches à l’écart des toxicités de la vie urbaine moderne. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), dans les milieux urbains et périurbains, de nombreuses maladies respiratoires et cardiovasculaires, les dépressions et le stress sont aussi liées à la qualité de l’air et des matériaux, à l’humidité, à l’isolation phonique et thermique, au manque d’espace (Febvrel et al. 2019). Le logement est devenu un enjeu de santé publique, relayé à l’échelle individuelle par des aspirations telles qu’un chauffage décent, la qualité de l’environnement sonore, l’absence de pollution et la qualité de l’air (Fijalkow et Wilson 2023). Ces éléments sont aussi bien liés à des mesures objectives, quantifiables à l’aide d’instruments et de relevés chiffrés, qu’au sentiment de bien-être subjectif.
Comment cette question émerge-t-elle ou non dans le débat public, et quel peut être l’apport des experts et des habitants ? Cet article montre que les questions de santé interrogent la recherche sur la qualité de l’habitat et aborde les enjeux de méthode de cette recherche. C’est à partir d’une étude des niveaux de littératie dans l’habitat (notion définie plus loin), associée à la prise en compte de la narrativité des résidents, que nous entendons répondre à ces questions.
L’enjeu de la qualité de l’habitat
La première loi française sur les logements insalubres, en 1850, a permis l’émergence d’experts et de normes des « bons logements ». Depuis, le champ s’est complexifié avec de nouveaux agents et normes, parfois en concurrence (Fijalkow 2019). Après 1945, le « bon logement » correspondait à l’habitat équipé de W.-C. et d’installations sanitaires. Aujourd’hui, plus de 95 % des logements du territoire national répondent à ces critères. Même si 4 millions de personnes (dont 600 000 dans les DOM) [1] souffrent de difficultés à se chauffer, de surpeuplement, d’équipements défectueux et de mauvaise construction (Fondation Abbé Pierre 2023), les difficultés financières d’accès à un logement décent, le taux d’effort demandé aux ménages et les temps de transport correspondent aussi à des situations de vulnérabilité résidentielle (Bouillon et al. 2019) atteignant la santé des personnes. La situation s’est aggravée avec le Covid, qui a mis en évidence, entre autres, l’étroitesse des logements dans les métropoles et leurs périphéries immédiates. Deux ans après la loi ELAN, qui se proposait de « construire plus, mieux et moins cher », trois rapports officiels ont abordé le sujet de la qualité du logement [2].
Un nouveau tableau des conditions d’habitat est nécessaire pour mieux connaître les inégalités en la matière, au-delà du mal-logement. Alors que les dispositifs normatifs se déplacent de l’État à l’initiative privée, du logement social à l’accession à la propriété, les acteurs du logement se questionnent. Bien que dès 2021, le gouvernement ait lancé un vaste appel à idées et expérimentations sur « la qualité du logement de demain » et désigné une centaine de lauréats, la santé n’apparaît qu’indirectement dans ces dispositifs, même lorsqu’ils traitent de la « performance » de l’isolation phonique ou thermique. Au regard des arguments hygiénistes des XIXe et XXe siècles, qui ont inspiré le mouvement moderne en architecture (l’air, la lumière, la densité), cet éloignement entre santé et habitat pose question. La résistance des acteurs du logement, y compris des habitants, à interroger la qualité des logements en partant de la santé fait l’objet de la recherche-action SAPHIR (Santé Habitat Paris Histoire Immeuble [3]).
Quelle influence a votre logement sur votre santé ? La littératie en santé dans l’habitat
La qualité de l’habitat ne se réduit pas à des dimensions techniques ; la définition de la santé proposée par l’OMS (un sentiment de bien-être physique et mental) permet d’étudier l’effet des représentations de l’habitat sur celle-ci. Elle intègre la possibilité pour l’habitant de partir ou de déménager (principe de mobilité) ; le principe d’adaptabilité du logement à tous les âges et cycles de la vie ; le principe d’identité qui permet ou non à l’habitant de se reconnaître dans son lieu de vie et le principe de narrativité qui permet d’exprimer son attachement (Fijalkow 2017). Les qualités attendues de l’habitat varient donc en fonction des situations sociales et des habitudes culturelles. Elles ne se limitent pas à l’intérieur du logement et comprennent au moins l’immeuble, lieu de nombreuses négociations, comme on l’a vu pendant la pandémie. Dans une perspective narrative, croisant l’histoire des lieux avec les trajectoires des habitants, la dimension sanitaire permet de développer les capacités à parler de son lieu de vie.
Depuis vingt ans, des chercheurs ont étudié la « littératie en santé ». Krystine Sørensen, à l’issue d’une compilation scientifique, a proposé que la notion implique les capacités d’un individu à identifier, comprendre et évaluer les informations relatives à la santé : ses connaissances, ses compétences, sa motivation et son aptitude. La maîtrise de ces critères peut aider à prendre de meilleures décisions sur la préservation de sa santé et les moyens de prévenir les maladies (Sørensen et al. 2012). Rootman et Gordon proposent quant à eux que la littératie en santé désigne la capacité à obtenir, comprendre, évaluer et transmettre des informations relatives à la santé dans différents contextes et à tout âge (Rootman et Gordon-El-Bihbety 2008). Et Nutbeam inclut les compétences cognitives et sociales qui déterminent la motivation (et les autres critères mentionnés ci-dessus) à utiliser l’information pour promouvoir et maintenir une bonne santé (Nutbeam et al. 2018).
Au sens large, nous suggérons que les « soins » soient considérés comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et « réparer notre monde » afin d’y vivre le mieux possible. Ce monde comprend nos corps et notre environnement, que nous cherchons à relier (Tronto 2015). Mais aussi la dimension spatiale et architecturale, à commencer par le logement. Cette approche de littératie en matière de santé pointe la différence entre le diagnostic objectif et la perception subjective de la santé à travers le logement.
Tableau récapitulatif sur l’influence du logement sur la santé et les maladies physiques ou psychologiques associées. Quelles compétences ont les habitants pour associer leurs difficultés dans l’habitat et leurs problèmes de santé ? Quelles sont leurs capacités à améliorer leur habitat ?
Appliqué à l’habitat, le concept de littératie relève d’une dimension pragmatique : l’habitant formule et répond à des problèmes qu’il se pose au quotidien. Par exemple : « Je chauffe toujours la salle de bains quand les enfants prennent leur bain, pour qu’ils ne tombent pas malades. » Cet arbitrage (avec la santé des enfants) engage à la fois des valeurs (rester en bonne santé) et des représentations (une idée de la parentalité). La littératie constitue une ressource narrative, car la manière dont on prend soin de soi et des autres dans un lieu s’inscrit dans la trajectoire résidentielle (Shove 2003), la mémoire et l’histoire de son environnement. La question de la santé peut ainsi devenir le « problème public » d’un immeuble, c’est-à-dire une connaissance partagée et un éventail de solutions ouvert à la discussion démocratique (Dewey 1954).
Une recherche narrative avec les habitants et une méthodologie pédagogique
SAPHIR, soutenu par l’Agence régionale de santé Île-de-France, veut répondre à ces questions. Le programme implique des chercheurs et des étudiants en architecture, sociologie, géographie et santé publique. Il s’appuie sur un échantillon de douze immeubles d’habitation de l’est et la banlieue nord-est de Paris, distingués selon l’année de construction (et donc de mise aux normes, notamment thermiques et phoniques), la densité physique, la localisation dans la ville, l’accès aux services, le statut d’occupation (copropriété, logement social) et le type de population (tranches d’âge et de revenus). Nous intégrons dans cette recherche un immeuble particulièrement insalubre dans le 18e arrondissement, une copropriété dite « passoire thermique » en proche banlieue, des immeubles de logements sociaux d’Habitat à Bon Marché construits vers 1920 et des HLM des années 1970. Nous y ajoutons des ensembles de logements sociaux localisés en plein centre de Paris dans les années 1980 ainsi que des immeubles plus récents construits selon les normes du développement durable des années 2000, sans oublier d’anciennes casernes « réhabilitées » en logement et des immeubles « mixtes » logement social/copropriété de classes moyennes de facture récente.
Notre objectif est de produire une série de monographies d’immeubles reconstituant l’histoire et la mémoire collective de ces bâtiments à partir d’archives et d’entretiens, interrogeant la manière dont ce passé intervient, ou non, dans les crises rencontrées (Covid, énergie…).
Dans une première phase, nous, les chercheurs, proposons des « cafés pédagogiques » auprès des habitants. À l’occasion d’une réunion, dans le hall d’accueil, en pied d’immeuble ou dans la cour, nous présentons aux habitants qui veulent bien s’arrêter l’impact de la qualité du logement sur la santé physique et mentale, au moyen d’une affiche didactique (figure 2). Ces moments visent à rendre les habitants attentifs à ces questions en les associant, comme participants volontaires, à l’enquête.
© Programme SAPHIR, 2023.
La deuxième phase propose une campagne d’entretiens individuels amenant les locataires à expliciter leurs parcours résidentiels, leurs pratiques de l’habitat et du quartier, leurs difficultés et le lien qu’ils font ou non avec les questions de santé. Cette partie est accompagnée de la production de « relevés habités », c’est-à-dire une cartographie des aménagements et des emplacements des objets et des meubles afin d’illustrer les situations de densité d’occupation et de multifonctionnalité des pièces. Ces entretiens et relevés sont résumés par des fiches sur des « lieux-enjeux » (figure 3), qui sont les espaces de tension mentionnés dans les entretiens : fenêtres, ascenseurs, balcons, cage d’escalier, chauffage, espaces communs. Ces lieux font l’objet d’anecdotes, de rumeurs et de qualificatifs souvent lourds de signification.
© Programme SAPHIR, 2023.
Dans une troisième phase, les habitants sont invités aux ateliers dits « focus groups », afin d’exprimer leurs perceptions, leurs sentiments et les influences de l’habitat sur leur santé, en lien avec l’histoire de l’immeuble et des habitants. Les plans de l’immeuble, des appartements et leur réorganisation par les habitants sont mobilisés.
Cette méthode permet d’élaborer, à l’échelle de l’immeuble et de l’appartement un diagnostic qualitatif, et de déplier la littératie des habitants – ce qui transpose les apports de Sørensen (2012) et de Tronto (2015) dans l’habitat. Nous aboutissons à des typologies d’habitants : les actifs et les inactifs, avec à chaque fois trois sous-catégories (expert, profane ou résigné) selon la capacité à gérer ou non les problèmes rencontrés concernant la qualité de l’habitat et l’influence sur la santé.
© Programme SAPHIR, 2023.
Alors qu’une politique climatique s’applique à tous les bâtiments de manière uniforme aujourd’hui, notre recherche montre que les inégalités de santé et de logement se superposent tant sur le plan de la qualité du bâti que de la littératie des habitants. L’observation et le récit des habitants révèlent une gamme d’attitudes, de la sobriété à l’accommodation en passant par la recherche d’un confort supplémentaire, en fonction de chaque niveau de préoccupation des habitants en matière de santé. Par exemple, la possibilité d’utiliser à la convenance des habitants les espaces individuels et collectifs, ainsi que la capacité de ceux-ci à créer de forts liens de sociabilité, expriment un bien-être et un habitat plus sain. Le programme SAPHIR a pu contribuer à déclencher l’engagement des habitants et des habitantes de certains immeubles à s’insérer dans le débat en produisant des rapports ou en affirmant leur leadership.
Si la santé dans le logement peine à s’inscrire dans l’agenda public malgré des chiffres alarmants, SAPHIR propose une méthodologie pédagogique qui permet aux habitants de questionner la qualité de leur logement à travers leurs préoccupations de santé. L’éventualité d’un déménagement, la nécessité d’adapter le logement, les crises sanitaires et énergétiques, les avantages et les inconvénients de l’habitat collectif donnent lieu à des tactiques habitantes. La notion de littératie en matière de santé et de logement permet d’aborder de nouveaux aspects de la qualité de l’habitat et de mieux documenter les situations inégalitaires. Le concept de « lieux-enjeux » et la méthodologie ont des effets sur le degré de littératie des habitants, qui disent se sentir plus « capables » ou avec davantage « d’outils » pour comprendre et résoudre certains problèmes liés à leur santé. Cet outil de diagnostic interroge les politiques du logement et leurs acteurs, souvent orientés par la recherche de la performance, au risque d’oublier la vie des habitants.
Bibliographie
- Bookchin, M. et Albrecht, W.A. 1974. Our Synthetic Environment, New York : Harper & Row.
- Bouillon, F., Deboulet, A., Dietrich-Ragon, P. et Fijalkow (dir.), Y. 2019. Vulnérabilités résidentielles, La Tour-d’Aigues : Éditions de l’Aube.
- Boutaric, F. et Lascoumes, P. 2008. « L’épidémiologie environnementale entre science et politique. Les enjeux de la pollution atmosphérique en France », Sciences sociales et santé, vol. 26, n° 4, p. 5‑38.
- Chu, M.T., Fenelon, A., Rodriguez, J., Zota, A.R. et Adamkiewicz, G. 2022. « Development of a Multidimensional Housing and Environmental Quality Index (HEQI) : Application to the American Housing Survey », Environmental Health, vol. 21, n° 1, p. 1‑16.
- Dewey, J. 1954 [1927]. The Public and Its Problems. An Essay in Political Inquiry, Chicago : Swallow Press.
- Febvrel, D. et al. 2019. Facteurs contribuant à un habitat favorable à la santé. État des lieux des connaissances et recommandations pour asseoir des politiques publiques pour un habitat sain, Haut Conseil de la santé publique.
- Fijalkow, Y. 2019. « Governing Comfort in France : From Hygienism to Sustainable Housing XXth–XXIst Century », Housing Studies, vol. 34, n° 6, p. 1021‑1036.
- Fijalkow, Y. 2017. « Du confort au bonheur d’habiter », Science et Bonheur, n° 2, p. 17-26.
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- Fondation Abbé Pierre. 2023. 28e rapport annuel sur l’état du mal-logement en France.
- Insee. 2019. Enquête nationale sur le logement.
- Lelieveld, J., Pozzer, A., Pöschl, U., Fnais, M., Haines, A. et Münzel, T. 2020. « Loss of Life Expectancy from Air Pollution Compared to Other Risk Factors : A Worldwide Perspective », Cardiovascular Research, vol. 116, n° 11, p. 1910‑1917.
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