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Essais

Les espaces publics, un impensé du Grand Paris ?

Alors que les espaces publics sont relativement absents des débats sur l’aménagement de la région capitale, cet essai appelle à faire du Grand Paris Express un levier pour transformer conjointement espaces publics et mobilités dans la profondeur des territoires.

Souvent réduits à des enjeux locaux ou techniques, les espaces publics sont un impensé des débats sur l’aménagement du Grand Paris. Les rues, les boulevards et les places demeurent majoritairement modelés pour l’automobile, laissant peu d’espace, de confort et de sécurité aux autres modes de déplacements et usages. Pourtant, la part des transports en commun et des mobilités actives dans les déplacements n’a cessé d’augmenter ces dernières années [1]. Un nouveau partage de la voie publique a commencé à s’imposer, mais il reste limité à certaines communes ou quartiers, souvent les plus denses et centraux. Le Grand Paris Express (GPE) peut-il devenir le point de départ d’un changement d’échelle dans la réflexion et l’action sur les espaces publics, prenant en compte la diversité des mobilités ? La réussite même du GPE n’est-elle d’ailleurs pas en jeu ?

À partir de notre expérience au sein de l’« Atelier des places », nous proposons ici une réflexion sur la conception des espaces publics et sur la manière dont elle peut accompagner le développement des mobilités alternatives à l’automobile. Tout en ciblant plus particulièrement la voie publique, nous parlons d’espace public car la notion présente l’intérêt de sortir d’une vision technique de la voie et de renvoyer tout autant à la domanialité publique, à l’accessibilité pour le public et aux pratiques sociales de l’espace. Issu d’une collaboration entre des concepteurs, un chercheur et un expert en mobilité, l’article appelle à repenser ensemble les espaces publics et les mobilités qu’ils accueillent.

Aménager les espaces publics autour des 68 gares du Grand Paris Express

Au milieu des années 2010, plusieurs jalons avaient été posés pour penser les espaces publics à l’échelle métropolitaine (Apur 2015). C’est paradoxalement à partir de l’infrastructure souterraine du GPE que la réflexion s’est poursuivie avec de premières actions concrètes. Un travail exploratoire lancé par la Société du Grand Paris (SGP), son maître d’ouvrage, fait d’abord le constat que « les espaces publics autour des gares sont souvent assimilés à des espaces fonctionnels banalisés de transport, détachés de leur environnement urbain » (Landau 2015). En parallèle de la mise en place des « comités de pôle », afin de déterminer la programmation intermodale dans un rayon de 300 mètres autour de chacune des gares, la SGP lance l’année suivante une démarche partenariale pour l’accompagner dans l’élaboration de principes de conception communs à l’ensemble de ces espaces publics.

Pendant deux ans et demi, l’Atelier des places associe ainsi des concepteurs en architecture et paysage, des chercheurs en sciences sociales et des experts techniques [2]. Il s’agit de développer une nouvelle méthode de conception pour penser le projet d’espace public dans ses multiples dimensions, privilégiant une approche multiscalaire et pluridisciplinaire à un raisonnement « en silos ». Le travail collectif s’appuie d’abord sur l’analyse d’un large corpus de documents [3] et de références de projets, puis sur plusieurs études de cas. Les échanges avec les différents partenaires institutionnels et les technicien·es des collectivités territoriales ont été nombreux, complétés par une enquête auprès d’usager·es. Le guide produit in fine propose une méthode de conception et 40 principes ayant trait à la mobilité mais aussi à l’écologie, aux usages, au paysage, à la lumière, ou encore au confort et à l’hospitalité (TVK et al. 2019). Il est désormais opérationnel sur les projets d’espaces publics liés au GPE et cofinancés par la SGP, Île-de-France Mobilités et les collectivités territoriales.

La mobilité, composante du projet d’espace public

Historiquement, et trop souvent encore, la voie a été appréhendée par le prisme des dimensions fonctionnelle et technique de la mobilité (Alonzo 2018). Pourtant, en tant qu’espace public, elle joue un rôle urbain et social fondamental qui dépasse largement sa capacité à supporter les déplacements puisqu’elle accueille de multiples usages et fait cohabiter les citadins. En prendre acte suppose, du point de vue de la conception, de minorer le poids des contraintes techniques liées aux transports pour y favoriser à la fois les usages mobiles et immobiles.

La réflexion engagée avec l’Atelier des places va dans ce sens en mettant l’accent sur la qualité d’usage, la facilité d’appropriation et le confort de déplacement. Aussi structurante soit-elle autour d’une gare, la mobilité doit être une composante parmi d’autres de l’espace public. L’enjeu est alors de hiérarchiser les différents types de déplacements, en donnant la priorité à ceux qui animent l’espace public, et de les intégrer dans un projet appréhendé de manière globale. À chaque contexte correspond une manière d’accueillir la mobilité et l’intermodalité, d’organiser la coexistence entre usages mobiles et immobiles tout en les articulant avec les dimensions écologiques et paysagères de l’espace public.

À proximité immédiate des gares du GPE, dans des contextes de densification urbaine et d’intensification des usages, il convient de ménager des espaces libres et disponibles, en somme de « faire de la place » (TVK et al. 2019, p. 96). Si beaucoup de ces quartiers sont appelés à devenir des lieux emblématiques de la métropole, ils constitueront également une centralité locale pour les futurs habitants ou salariés. Il faut donc penser les espaces publics en faisant coexister les fonctions métropolitaines, les besoins de déplacements et les pratiques quotidiennes. S’ils doivent permettre une intermodalité confortable (traitement du sol, espaces d’attente, etc.), les espaces publics doivent aussi offrir de la place et des équipements favorisant le séjour (abris, points d’eau, assises nombreuses et diverses, etc.), voire des marchés ou des événements temporaires (branchements électriques).

De la gare aux itinéraires métropolitains

L’arrivée du GPE est une occasion pour transformer les espaces publics et les mobilités dans les futurs quartiers de gare mais aussi à l’échelle métropolitaine. L’espace public ne se limite pas aux espaces les plus exceptionnels comme les places de gares : il inclut des réseaux de rues, des quais, des dalles, des grandes artères… Bref, une diversité de types et de tailles d’espaces formant un tissu sur lequel il convient d’agir. Dans tous les cas, mieux partager l’espace et le rendre plus confortable peut permettre d’accompagner l’évolution des pratiques de mobilité, en encourageant les reports modaux de la voiture individuelle vers les mobilités « complices [4] » que constituent les transports en commun, la marche et le vélo.

Cette double transformation n’implique pas les mêmes actions à toutes les échelles. À celle du quartier de gare, là où une congestion des déplacements notamment motorisés risque d’apparaître (pression du stationnement et engorgement des voiries), une stratégie de régulation et de ralentissement de tous les modes permettra de modérer le trafic et d’apaiser l’espace public. Ce type de solution vise à avantager les modes collectifs (bus et tramway) et actifs en leur octroyant plus de priorité, de liberté et de sécurité, tout en permettant un partage des surfaces plutôt que leur segmentation par mode.

Mais c’est certainement au-delà de ces quartiers, dans des rayons de plusieurs kilomètres, que l’enjeu est le plus fort. Pour que l’arrivée du métro ait un effet bénéfique en profondeur, l’aménagement des espaces publics doit faciliter les rabattements et les déplacements sur de plus longues distances. Pour encourager les rabattements en vélo ou à pied, la (re)constitution d’itinéraires de grande échelle peut constituer un outil efficace, passant par des aménagements (pour franchir des infrastructures routières ou ferroviaires, par exemple), par un travail paysager ou encore par la mise en place de jalonnements efficaces (TVK et al. 2019, p. 78). La diffusion de ces transformations plaide alors pour une prise en compte du temps dans l’articulation entre espaces publics et mobilités.

Entre progressivité et expérimentation : le temps comme ressource

L’évolution de l’espace public n’est pas synchrone avec les échéances électorales, les calendriers de la commande publique ou les phasages opérationnels. L’espace public est un processus toujours inachevé, en prise avec des évolutions sociales, des innovations techniques, des événements inattendus, etc. La transformation des pratiques mobiles et immobiles des citadins constitue l’une des dimensions de ce processus qui dépasse largement le cadre temporel du marché de maîtrise d’œuvre et implique une attention continue des pouvoirs publics à la fois vers l’amont et l’aval. C’est d’autant plus le cas autour du GPE, où les espaces publics seront livrés après plusieurs années de chantier pour la gare et avant l’achèvement des programmes immobiliers alentours, entre 2024 et 2030.

Les périodes situées en amont du chantier peuvent être mises à profit pour tenter de nouvelles solutions, mettre en place des expérimentations légères et à coût limité, observer leurs résultats, voire ajuster leur mise en œuvre (TVK et al. 2019, p. 62). Les outils de l’urbanisme tactique – mobiliers urbains et marquages au sol provisoires, notamment – permettent de s’assurer de la validité des solutions avant de les stabiliser dans un programme ouvrant vers des aménagements plus pérennes. Ils sont d’autant plus utiles dans des contextes aussi mouvants que les quartiers de gare du GPE, caractérisés par de profondes mutations des usages. En limitant les risques de livrer des projets inadaptés, de telles expérimentations seront un gage d’économie autant que d’écologie.

À la livraison s’ouvrira une nouvelle période de gestion, d’appropriation, de recomposition des pratiques de mobilité. Ces changements, qui se déploieront à plus ou moins long terme, sont imprévisibles, d’autant plus après la mise en service d’une infrastructure comme le GPE. Aux échelles locales comme métropolitaine, il est donc nécessaire de concevoir l’espace public de manière évolutive, flexible et polyvalente, ouverte aux évolutions ultérieures, tout en prêtant attention aux besoins nouveaux et aux éventuelles inadaptations. La redistribution des modes de déplacements peut ainsi être anticipée dans la conception du sol (plus de robustesse, absence de bordures…), de même que l’apparition de nouveaux usages peut être facilitée grâce à un agencement judicieux des éléments les plus pérennes (arbres, mâts d’éclairage…) (TVK et al. 2019, p. 107).

L’espace public, levier de transformation territoriale

Présenté comme un projet de transport et de développement, le GPE est aussi une occasion majeure pour penser les espaces publics et leur transformation à une échelle métropolitaine. Partie prenante d’une amélioration de la qualité de vie, voire de la réduction des inégalités dans la métropole parisienne, mais aussi de la réussite du GPE qu’ils articuleront aux autres modes de transport et aux territoires desservis, les espaces publics sont aujourd’hui un des enjeux cruciaux de la région capitale.

L’intervention à proximité immédiate des gares peut venir accélérer la transformation progressive des espaces publics à des échelles plus larges, accompagnant la transition des mobilités déjà amorcée. Elle peut aussi contribuer à atténuer certains des écueils du Grand Paris en prenant davantage en compte les bassins d’emplois et de vie (Lorthiois et Smit 2019). Mais il faut pour cela concevoir des espaces publics qui fassent cohabiter mobilités et immobilités, de manière contextuelle et évolutive. Domaine d’intervention privilégié de la puissance publique, l’espace public constitue, en somme, un puissant levier de transformation territoriale, porteur d’enjeux sociaux et écologiques.

En savoir plus :
L’ouvrage Places du Grand Paris, principes de conception pour les espaces publics du Grand Paris Express est disponible en ligne à l’URL suivant : https://media-mediatheque.societedugrandparis.fr/pm_1_117_117718-ja409wj20d.pdf.

Bibliographie

  • Alonzo, É. 2018. L’Architecture de la voie. Histoire et théories, Marseille : Parenthèses Éditions.
  • Atelier parisien d’urbanisme (Apur). 2015. « Les boulevards de la métropole, une transformation engagée », Note, n° 96, décembre.
  • Landau, B. (dir.). 2015. Les Places du Grand Paris, repères pour l’aménagement des espaces publics autour des gares du Grand Paris Express, Paris : Société du Grand Paris.
  • Lorthiois, J. et Smit, H. 2019. « Les écueils du Grand Paris Express », Métropolitiques, 27 juin.
  • TVK, TN+, Nivet, S., Ville ouverte, Fleury, A., Texier‑Rideau, G., Ballan, É., ON, RR&A, Franck Boutté Consultants, Yes We Camp et Transamo. 2019. Places du Grand Paris, principes de conception pour les espaces publics du Grand Paris Express, Paris : Société du Grand Paris et Île-de-France Mobilités.

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Pour citer cet article :

David Enon & Antoine Fleury & Samuel Maillot & Pierre-Alain Trévelo, « Les espaces publics, un impensé du Grand Paris ? », Métropolitiques, 12 mai 2022. URL : https://metropolitiques.eu/Les-espaces-publics-un-impense-du-Grand-Paris.html

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