Avec L’Archipel des métamorphoses, le paysagiste concepteur Bertrand Folléa livre un essai qui fonde la démarche qui inspire et structure ses projets depuis une trentaine d’années, visant à questionner la manière dont la dimension paysagère du territoire peut en structurer le développement à grande échelle. Saluée par le Grand prix national du paysage en 2016, la production de son agence (Folléa-Gautier) veut montrer comment le paysage est en mesure d’inspirer efficacement l’aménagement du territoire, en particulier dans le contexte des transitions énergétiques, écologiques et sociales dans lesquelles nos sociétés seraient engagées depuis plusieurs années. De ce point de vue, cet ouvrage arrive à point nommé alors que nous assistons, à la faveur d’un accroissement rapide de l’appareillage législatif et normatif qui les entoure, à une technicisation croissante des procédures d’intégration des objectifs liés à la durabilité dans les politiques et les opérations d’aménagement. Cette tendance les rend aisément appropriables par une économie du BTP souvent soucieuse de légitimer son action, mais les éloigne d’une sortie du modèle productiviste et consumériste, qui est la source plus profonde des crises actuelles.
Transition et projet de paysage
Selon l’auteur, le paysage peut inspirer les politiques de transition territoriales dès lors qu’on cesse de le réduire à la forme matérielle de l’environnement. Le paysage est simultanément l’effet et la cause de nos comportements sociaux. « Il concerne autant les relations matérielles et tangibles entre les éléments constitutifs qui façonnent un cadre, que les relations sensibles des habitants à ce cadre, qui déterminent un mode de vie » (p. 11-12) et « en ce sens, l’action paysagère associe en un tout indissocié la transformation des modes de vie et celle des cadres de vie. Elle peut donc puissamment se mettre au service de la transition » (p. 15). Par exemple, la transition énergétique serait particulièrement concernée par ce levier d’action que serait le paysage en tant que traduction matérielle, spatiale, des modes de vie. La production d’énergie, qui a donné lieu à quelques grands monuments d’infrastructures comme les barrages ou les centrales électriques, est pour l’essentiel devenue invisible et concentrée en quelques lieux de production centralisés et inaccessibles au public. La démarche paysagère tendra à lui donner une visibilité nouvelle et à « transformer un paysage des énergies centralisées et invisibles en un paysage des énergies réparties et omniprésentes » (p. 29). Cet effort de spatialisation des données du territoire a pour effet de rendre concret et évaluable un processus, celui de la transition, qui pour l’instant demeure trop abstrait. La Transition, à laquelle Folléa accorde une majuscule au risque de l’essentialiser, devient finalement l’objet même du projet de paysage.
Encore faut-il s’entendre sur le sens du terme « paysage », dont la polysémie est bien connue. Renonçant à prendre position dans les débats qui ont animé la théorie française du paysage, d’Alain Roger à Augustin Berque et de Jean-Marc Besse à Yves Luginbühl, Folléa propose de rapporter toutes les définitions du terme à un postulat qui leur serait commun, celui de « la nature relationnelle du paysage » (p. 41). Celle-ci distinguerait radicalement l’approche paysagère du territoire de celles qui l’organisent en paquets et en zones. Or, les politiques de transition restent trop souvent marquées par cette logique sectorielle, fondée sur les principes d’impact et de compensation, autorisant la médiocrité, voire la nocivité de certains aménagements au nom d’une compensation écologique concentrée sur des espaces de réserves biologiques déshumanisés. Au contraire, « la pensée relationnelle du paysage ouvre une voie pour dépasser cette séparation. Elle permet de placer l’homme en continuité avec le vivant, dans un rapport de responsabilité et de création » (p. 55). En effet, « [l]a biodiversité n’est pas le fruit d’un héritage génétique mais celui des variations de [son] contexte de développement. Travailler au bénéfice de la biodiversité consiste alors non seulement à préserver une variété de milieux et d’espèces mais aussi à susciter des variations de milieux et de paysages. C’est ce que l’on observe dans l’espace, lorsque l’on constate la richesse des interfaces (les écotones) où les variations de milieux favorisent la variété des espèces » (p. 57).
Ainsi pensé comme un ensemble vivant, le paysage devient un sujet autonome avec lequel le projet de territoire compose. « Les lieux pensent, et cette pensée agit sur eux, pour peu que l’on sache la lire et la comprendre. […] Le paysage produit est producteur de paysage » (p. 63-64). Tout le problème est alors de savoir « lire » et « comprendre » ce sujet qu’est le paysage, et cela dicte à la démarche paysagère une méthode de pensée fondée moins sur la pensée déductive – qui prend appui pour l’essentiel sur la manipulation de dualismes et d’oppositions conceptuelles – que sur l’intuition ancrée dans la perception de l’espace, qui préserve la complexité et la continuité du monde.
La capacité du paysage à fonder un projet de territoire pour la Transition provient aussi de ce qu’il intéresse des catégories d’acteurs très variées. « Il est un des rares sujets communs de discussion entre les nombreux domaines de savoirs, qu’il contribue à décloisonner » (p. 70), si bien que « le paysage invite au dialogue démocratique » (p. 71). Un tel dialogue est indispensable à un moment où la parole citoyenne ne semble plus s’exprimer que sur le mode de l’opposition, situation que le paysage, en mobilisant des catégories d’acteurs sociaux diversifiées, permettrait de dépasser. Il s’appuie sur les dispositifs de « concertation » imposés à la production spatiale. Axe de construction d’un projet démocratique, le paysage l’est aussi parce qu’il suscite non des projets figés mais des orientations ouvertes aux évolutions, aux reconfigurations incessantes. « Conduire la transformation du paysage s’apparente alors à la navigation : le barreur définit un cap, le tient mais le négocie et adapte sa route selon l’orientation du vent et la force des vagues » (p. 77).
L’archipel, un modèle théorique sans tradition ?
Pour l’essentiel, et mis à part l’amorce d’une méthodologie plus personnelle de lecture du paysage comme relation aux quatre échelles du territoire, du site, du lieu et de l’objet (p. 79 à 82), l’essai de Folléa s’inscrit dans la suite d’une pensée déjà largement formulée par des maîtres et des pairs auxquels il se réfère occasionnellement (Michel Corajoud, Gilles Clément), ou pas. J’ai pensé souvent en le lisant aux ouvrages publiés jadis par les paysagistes du Centre national pour l’étude et la recherche sur le paysage (CNERP), par des théoriciens, tels que Pierre Donadieu ou Augustin Berque, mais aussi aux essais de certains collègues de Folléa, comme Michel Desvigne ou Henri Bava. En préférant une expression plus personnelle et en laissant dans l’ombre compagnonnages et héritages, Folléa affaiblit à mon avis la capacité de son ouvrage à établir le paysage comme l’armature méthodologique et intellectuelle capable d’articuler des démarches trop souvent sectorisées et enfermées dans une traduction normative et réglementaire. Il conviendrait, pour y parvenir, de s’inscrire à l’intérieur d’un champ théorique et d’une école – celle du projet de paysage – dont l’histoire débute dès la révolution industrielle, se formule dans les œuvres de Frederick Law Olmsted (1822-1903) et de Jean Claude Nicolas Forestier (1861-1930), se poursuit avec celles de l’École française d’urbanisme, puis s’expérimente à travers les travaux de Jacques Sgard, de Pierre Dauvergne et du CNERP, autant qu’à travers les réalisations pionnières de Jacques Simon ou de Michel et Claire Corajoud. Une histoire longue, donc, mais qui reste malheureusement méconnue des décideurs et des acteurs du domaine de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme.
Je me suis aussi étonné de ne pas voir cet essai s’appuyer plus explicitement sur des expériences de projet effectives. La posture théorique proposée en aurait permis une relecture critique, contrepoids indispensable à des énoncés qui, sans cela, peuvent paraître à la longue assez idéologiques, voire incantatoires. Trop rares sont les concepteurs qui s’engagent dans une démarche théorique et le risque est pour eux, lorsqu’ils la tiennent à distance du terreau qui l’a vu germer – à savoir leur pratique professionnelle –, de verser dans un discours aux accents volontiers doctrinaux.
Plutôt que de témoigner de sa riche expérience de paysagiste, l’auteur a préféré construire à la fin de l’ouvrage une « matrice » au nom très littéraire d’« archipel des métamorphoses », sorte de modèle théorique de la Transition mise en paysage. Il renoue ainsi avec la tradition dangereusement simplificatrice de nombreux traités d’urbanisme. L’archipel serait la figure qui émerge dès que le paysagiste, en dessinant finement les espaces ouverts, notamment agricoles, donne une valeur à ce que le blanc des cartes ignore. « Se dessine ainsi la figure d’un archipel où la mer des espaces non bâtis prend autant d’importance que les îles-villes et les îlots-villages, et où les rivages, que [l’auteur] appelle plus souvent les lisières urbaines, organisent de façon précise la relation délicate du bâti au non-bâti » (p. 103). Cette figure distribue les trois notions qui, selon Folléa, peuvent organiser la pensée paysagère : la « mer agri-naturelle », les « îles-villes et les îlots-villages » et les « rivages, lisières urbaines ». L’avenir dira ce que sera la réception de ces notions par les milieux professionnels. On espère en attendant que Folléa poursuivra sur sa lancée et livrera rapidement une exemplification précise et diversifiée de ses propositions, dont l’exploration critique permettra, n’en doutons pas, d’enrichir, de complexifier et de soumettre plus efficacement au débat démocratique les méthodes d’un aménagement paysagiste du territoire.