Les forêts périurbaines sont des espaces naturels très prisés de l’élite urbaine (Pinçon et Pinçon-Charlot 2009). Au sein des territoires périurbains, la concurrence pour des aménités paysagères est intense (Poulot 2013). Éric Charmes qualifie certains villages périurbains de « clubs résidentiels », des endroits où « des gens qui ont choisi de vivre ensemble sont unis derrière la défense de leur cadre de vie » (Charmes 2019, p. 27). Ces petites villes aux allures campagnardes sont alors des lieux où « l’achat d’une maison individuelle ressemble à l’acquisition d’un ticket d’entrée dans un club » (ibid., p. 28). Parfois, la possession d’une maison ne suffit pas à se distinguer dans cet espace social. Aux environs de Bordeaux, certains membres du club périurbain cherchent donc à acquérir une cabane en forêt, bien hautement symbolique, en particulier en forêt usagère de La Teste-de-Buch, à proximité du Bassin d’Arcachon.
Il s’agit d’une forêt périurbaine de près de 4 000 hectares, classée en zone Natura 2000 et située au pied de la dune du Pilat, un territoire attractif et touristique. L’exploitation de la résine des pins, appelée gemmage, a façonné le paysage forestier, parsemé de cabanes de résiniers (figure 1). Au tournant des années 1970, l’abandon de cette activité a laissé la place à un embroussaillement généralisé du massif. De nombreuses clairières ne sont plus entretenues, les cabanes tombent à l’abandon et certaines sont détruites. Toutefois, la fermeture du milieu se fait aussi au profit de propriétaires qui bénéficient ainsi d’un écrin de verdure protecteur, d’autant plus facile à privatiser. Dans cette forêt où s’accroît la concurrence des usages, la « lutte » pour la cabane modifie le rapport au foncier forestier : de l’exploitation de la résine à la réhabilitation des cabanes ouvrières par des propriétaires à la recherche d’une villégiature qui revêt localement un fort capital symbolique (Guérin-Turcq 2024). Or, depuis les incendies qui ont marqué l’été 2022, le sujet de leur reconstruction est une nouvelle source de conflit qui oppose des acteurs concurrents sur la conception de l’environnement.
Source : photo ancienne, archives de La Teste-de-Buch.
La réhabilitation des cabanes comme valorisation de la forêt
Si de nombreuses cabanes sont tombées en ruine, d’autres ont été aménagées à partir des années 2000 pour les parties de chasse, et certaines ont été rénovées en résidences secondaires. Aujourd’hui, une dizaine sont électrifiées et la plupart sont équipées de groupes électrogènes. Ces cabanes de bois, généralement de dimension modeste (8 × 4 m), étaient à l’origine entourées d’un jardin potager (figure 2). Leur superficie et leur architecture sont strictement réglementées, mais peu contrôlées par la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL). Des abus (agrandissement, aménagement de terrasses, enclosures…) ont été observés en bordure du lac de Cazaux et dans la partie orientale du massif, plus facilement accessible depuis la route départementale.
Photo : Arthur Guérin-Tucq.
Il faut aussi souligner une diversité chez les propriétaires des cabanes. Certains y habitent à l’année tandis que d’autres l’utilisent comme villégiature l’été, voire la louent comme logement insolite. La rareté de ce type de biens engendre de nombreuses convoitises, comme ce fut le cas pour la cabane de Baron Capet qui affichait un prix de vente à plus de 800 000 euros en 2020. Les rachats successifs à la hausse de cette cabane électrifiée, située à proximité de la route, illustrent la forte spéculation qui s’exerce sur ces biens immobiliers depuis une dizaine d’années.
Les nouveaux investisseurs sont le plus souvent de jeunes retraités originaires de la région bordelaise, en quête d’un « paradis vert », « d’une vie de Robinson dans les bois », où ils peuvent partager des moments de détente en famille ou entre amis l’été. La majorité des propriétaires de cabanes possèdent également une maison sur le bassin d’Arcachon. La cabane est alors un pied-à-terre en forêt où ils peuvent « échapper au bruit de la ville, loin de la cohue des touristes du bassin », selon l’un d’eux, ancien cadre d’une grande entreprise pétrolière. En ce sens, les aspirations à un retour à la nature sont emblématiques des « conversions » des plus riches à un mode de vie plus écologique. Cependant, la conscience environnementale des propriétaires forestiers s’appuie sur une conception de l’écologie que l’on peut qualifier d’esthétisante.
Une cabane en forêt usagère est un bien rare et précieux, et devient un motif de distinction sociale sur le bassin d’Arcachon. On reconnaît alors les « vrais » de La Teste à leur ancrage en forêt. Les derniers arrivés veulent donc eux aussi être propriétaires en forêt usagère, afin de ne plus être assignés à l’image du nouveau venu. Ce logement ouvrier est donc un attribut du capital symbolique des plus riches. Comme le résume un propriétaire qui se définit lui-même comme un investisseur forestier : « la cabane, c’est un folklore qui a un prix à payer ». En effet, la possession d’une cabane est « une opportunité pour marquer son rang, c’est-à-dire se démarquer des fractions désargentées et, peut-être aussi, se faire remarquer des plus privilégiés » (Grossetête 2019).
Pourtant, malgré l’isolement de certaines d’entre elles et leurs difficultés d’accès, la forêt reste empruntée, ce qui engendre de nombreux conflits d’usage entre propriétaires et promeneurs. En effet, un chemin de grande randonnée est balisé et draine un certain nombre de promeneurs, surtout au printemps. De nombreux propriétaires n’hésitent alors pas à installer des panneaux d’interdiction de passage, délimiter une zone sous vidéo surveillance ou menacer de poursuites pénales (figure 3). Certains ont même érigé des barrières à l’entrée des chemins, parfois sous couvert de lutte contre les incendies afin d’éviter les flux de touristes, qui restent tout de même très modestes par rapport à ceux de la dune du Pilat voisine.
Photo : Arthur Guérin-Tucq.
Par conséquent, la réhabilitation des cabanes conduit à une fermeture de l’espace par l’élévation d’enclosures (figure 4). Cet engrillagement des parcelles, phénomène jusqu’alors marginal, se banalise et alimente les conflits locaux dans un contexte accru de tensions entre propriétaires et promeneurs, notamment depuis la création, par la loi du 2 février 2023 [1], d’une infraction renforçant les prérogatives du propriétaire désireux d’interdire l’accès à sa parcelle située dans un espace naturel (Guérin-Turcq 2025).
Photo : Arthur Guérin-Tucq.
Reconstruire les cabanes dans une forêt en cendres
En juillet 2022, la forêt usagère de La Teste-de-Buch a connu un grand incendie qui a embrasé près de 3 000 hectares, soit les trois quarts de sa superficie, et détruisant la moitié des cabanes (figure 5). Partie intégrante du paysage singulier du massif, les cabanes de résiniers constituent un patrimoine historique et singulier. Après l’incendie, la question de la reconstruction s’est posée, fortement revendiquée par le syndicat des propriétaires forestiers [2] de La Teste, face au Conservatoire du littoral qui souhaite intégrer les cabanes dans une politique de protection intégrale de la nature, c’est-à-dire sans habitat en forêt.
Photo : Arthur Guérin-Tucq.
La reconstruction des cabanes est ainsi liée aux problématiques de l’accès au massif et à la gestion de la forêt usagère. Le retour à une situation antérieure à l’incendie est plus qu’incertain : d’une part, la reconstruction des cabanes de résiniers, pourtant recensées dans le plan local d’urbanisme (PLU) et comprises dans le périmètre du site classé de la dune du Pilat et de la forêt usagère [3], est loin de faire l’unanimité. D’autre part, le Conservatoire du littoral, déjà propriétaire de la dune du Pilat, souhaite acquérir la forêt usagère pour la protéger, ce qui supposerait l’expropriation des habitants des cabanes. Enfin, l’Office national des forêts (ONF) souhaite par ailleurs imposer les normes de la gestion forestière de l’État en forêt usagère. Pour l’instant, sa zone d’intervention se limite à la forêt domaniale de La Teste. Ces nouvelles normes impliqueraient le développement d’un « tourisme vert » ainsi qu’une exploitation plus soutenue du bois.
Pour l’heure, la préfecture de la Gironde refuse la reconstruction. Selon le préfet, « l’incendie de 2022 a clairement montré que ces cabanes ne peuvent être défendues par les pompiers en raison de leur grand nombre, de leur répartition sur l’ensemble du massif et de leur accessibilité souvent difficile ». Les propriétaires, quant à eux, sont conscients des menaces de dépossession qui planent sur leur territoire. En effet, selon un syndic de propriétaires, « l’État nous coupe les racines. Nous lui avons montré que nous étions capables de reprendre en main ce massif forestier sur lequel il a des vues. La Gironde, ce sont des cabanes. Nos cabanes de résiniers, les cabanes ostréicoles, les palombières de chasse et les cabanes qu’on appelle des carrelets, utilisées par les pêcheurs au bord de la Gironde ».
Pour les propriétaires, la possible mise en domaine de la forêt usagère par l’État s’apparente à une captation du patrimoine communautaire. Les dernières cabanes encore debout deviennent alors un élément clé d’une mise en scène du patrimoine forestier de La Teste-de-Buch. « On ne veut pas devenir Marquèze », lance un propriétaire, en référence à l’écomusée de la Grande Lande.
La présidente de l’Association de sauvegarde du patrimoine immobilier testerin (Aspit) a déclaré le 8 mars 2023 lors de l’assemblée générale : « On ne peut pas modifier un site classé. Or, si on refuse la reconstruction, on modifie le site puisque les cabanes en font partie. Et la reconstruction à l’identique est un droit absolu du code de l’urbanisme. En ce moment, la forêt usagère est un lieu sans droit. S’il y avait un PPRIF [4], on pourrait avoir de nouvelles règles, mais il n’y en a pas. » Le décalage entre les propos tenus par la présidente de l’association et la réalité juridique souligne que la défense de la forêt est avant tout une posture que l’on pourrait qualifier de Nimby.
Si l’Aspit mène le combat juridique pour la reconstruction des cabanes, en soulignant les incohérences entre les différentes normes qui s’appliquent sur le site de la forêt usagère, d’autres propriétaires s’embarrassent peu des interdictions de la préfecture. Certains s’affairent à reconstruire leur cabane en toute illégalité (figure 6), persuadés que le temps d’attente joue contre eux. Ils se considèrent comme les gardiens de cette forêt, « ils surveillent la forêt pendant que les fonctionnaires de l’État, qui donnent des prescriptions, ne le font pas », affirme un syndic des propriétaires selon qui la présence des cabanes est utile car leurs occupants assurent un rôle de prévention face au risque incendie.
Photo : Arthur Guérin-Tucq.
Au-delà de la recherche du capital symbolique, ce qui se joue à travers ces conflits juridiques entre la mairie, l’État et les propriétaires, c’est la lutte pour la captation de la rente de situation des cabanes de la forêt usagère, situées à proximité immédiate de la dune du Pilat. Dans le contexte de catastrophe naturelle, les outils envisagés pour restaurer et reconstruire le patrimoine perdu placent la maîtrise du foncier forestier au cœur d’une bataille politique. Les investissements à long terme du « club » des propriétaires de cabane constituent alors une stratégie de contrôle de l’espace forestier.
Dans une période d’accélération des effets du changement climatique, la lutte pour la cabane en forêt est un révélateur des conflits croissants dans l’accès aux aménités environnementales, opposant dans ce cas acteurs publics et propriétaires privés. La mairie de La Teste souhaite « arrêter la spéculation en la forêt usagère, en particulier sur les cabanes », tandis que la perspective d’une vague d’expropriation par l’État est à craindre, ce qui renforce la mobilisation du syndicat des propriétaires forestiers pour défendre leurs intérêts matériels et symboliques. Leur combat dans le contexte post-incendie de 2022 s’appuie notamment sur des arguments affectifs, sécuritaires et environnementaux en faveur d’une nature habitée, pour qui la protection de l’écosystème forestier passe avant tout par la sauvegarde de la cabane privée.
Bibliographie
- Charmes, É. 2019. La Revanche des villages. Essai sur la France périurbaine, Paris, Éditions du Seuil, « La république des idées ».
- Grossetête, M. 2019. « Quand la distinction se met au vert. Conversion écologique des modes de vie et démarcations sociales », Revue française de socio-économie, n° 22, p. 85-105.
- Guérin-Turcq, A. 2024. « Les conflits pour le droit dans un commun forestier : le cas de la forêt usagère de La Teste-de-Buch », Mouvements, n° 116, p. 73-83.
- Guérin-Turcq, A. 2025. « Les communs forestiers ne sont jamais tombés dans l’oubli », Les Annales de géographie, n° 761, p. 34-58.
- Pinçon, M. et Pinçon-Charlot, M. 2007. Les Ghettos du Gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces, Paris, Éditions du Seuil.
- Poulot, M. 2013. « Du vert dans le périurbain. Les espaces ouverts, une hybridation de l’espace public (exemples franciliens) », EspacesTemps.net.





















