Le 24 mars 2020, le gouvernement central japonais annonce sa décision de reporter d’un an les Jeux olympiques et paralympiques de Tokyo initialement prévus pour l’été 2020 [1]. Décision inédite dans l’histoire de l’événement sportif, elle s’inscrit dans le contexte de la crise sanitaire internationale provoquée par le virus du Covid-19. Tokyo est ainsi la seule ville hôte de l’histoire à compter à son actif une annulation avec les Jeux d’été de 1940 [2] (Collins 2007 ; Ikeda 2020) et un report. Ce dernier est-il véritablement la conséquence de la conjoncture sanitaire mondiale, ou peut-on y lire également le symptôme de maux plus structurels ?
Une candidature aux Jeux de 2020 sous tension
L’organisation des Jeux de Tokyo 2020 a rencontré de nombreux obstacles, à commencer par la phase de candidature, qui s’inscrivait dans la continuité de l’échec de la précédente pour les Jeux de 2016, remportée par Rio de Janeiro (Languillon-Aussel 2017). Afin de remporter les Jeux de 2020, l’équipe tokyoïte devait dépasser deux faiblesses de la candidature de 2016, à savoir le poids des ambitions personnelles de l’ancien gouverneur de Tokyo, le populiste Shintarô Ishihara, et le manque de soutien de la population. Le bilan est, sur ces deux points, mitigé. D’une part, Shintarô Ishihara démissionne brutalement de son poste de gouverneur en octobre 2012, décision soudaine et unilatérale qui initie une crise de succession dommageable au portage du projet, puis à la gouvernance des Jeux. D’autre part, le désintérêt populaire est resté une constante tout au long du dossier tokyoïte (Hiller et Wanner 2018). Début 2021, une majorité de la population est à ce titre toujours favorable à l’annulation de l’événement [3].
Le dépôt des candidatures en septembre 2011 a, en outre, rencontré au Japon un agenda rendu sensible par la triple catastrophe du 11 mars 2011, où un séisme d’une rare intensité, suivi d’un tsunami meurtrier, ont conduit à l’accident nucléaire de la station de Fukushima Daiichi (Scoccimarro 2012 ; Asanuma-Brice 2017). Déposer la candidature aux Jeux de 2020 six mois seulement après la fusion de plusieurs réacteurs nucléaires à seulement 250 km de la capitale japonaise, alors que s’était posée au premier ministre de l’époque, Naoto Kan, la question d’une évacuation massive de Tokyo [4], semblait à l’époque quasi disqualifiant. Il n’en fut rien, et les Jeux furent attribués à la ville deux ans plus tard, le 7 septembre 2013.
Une préparation des Jeux émaillée de dysfonctionnements politiques d’aménagement
Le passage du statut de ville candidate à celui de ville hôte ne s’est pas accompagné d’un apaisement des tensions autour du dossier olympique de Tokyo. Outre l’opposition croissante des habitants (Hiller et Wanner 2018), la phase de préparation des Jeux a essuyé plusieurs conflits d’aménagement.
Source : Dossier de candidature Tokyo 2020, t. 1, p. 2-3. Cartographie : Raphaël Languillon-Aussel.
Une première tension, d’envergure internationale, s’est nouée autour du stade olympique, que le projet de 2020 reconstruit symboliquement sur le terrain des Jeux de 1964. Un premier appel, remporté en 2013 par le cabinet de l’architecte anglo-irakienne Zaha Hadid, est annulé par le Premier ministre Shinzo Abe le 16 juillet 2015. Officiellement, la raison invoquée est celle de son coût disproportionné, mais une question plus géopolitique émerge lors du second appel, cinq mois plus tard, lorsque Zaha Hadid n’est pas autorisée à participer et que seuls sont retenus en phase finale deux cabinets exclusivement japonais : celui de Toyo Ito, et celui, lauréat, de Kengo Kuma, associé aux sociétés de construction Taisei Corp. et Azusa Sekkei Co.
Un autre conflit d’aménagement, plus domestique, a concerné la construction d’une portion d’autoroute, la Kanko Nigosen, reliant le centre de Tokyo au village olympique, situé sur le terre-plein Harumi. L’infrastructure nécessitait que soit rasé l’ancien marché au poisson de Tsukiji, après son déménagement vers un nouveau site d’accueil situé sur le terre-plein anciennement industriel de Toyosu, un peu plus loin dans la baie. Cette portion de route est hautement stratégique pour les Jeux, car c’est sur elle que repose le principe clé de compacité du projet, qui permet la desserte rapide de tous les équipements sportifs de la capitale depuis le village des athlètes dans un rayon de moins de 4 km.
Cartographie : Raphaël Languillon-Aussel.
Or, alors que les nouveaux bâtiments de Toyosu sont achevés fin 2016, une étude des sols complémentaire révèle un taux de contamination trop élevé pour des activités de logistique alimentaire, interrompant le déménagement de Tsukiji. Le démantèlement du site, et donc la construction de la portion de route vers Harumi, sont ainsi suspendus. Ce rebondissement environnemental a constitué un blocage politique et urbanistique majeur de la phase préparatoire des Jeux entre 2016 et 2018. La situation est résolue in extremis : le nouveau marché de Toyosu ouvre alors le 11 octobre 2018 après dépollution et accords politiques, l’ancien site de Tsukiji est détruit et la portion de route est achevée fin 2019, rendant opérationnel l’accès au village des athlètes (figure 2).
Une gouvernance complexe et conflictuelle
Les nombreuses difficultés rencontrées par le dossier olympique de Tokyo 2020 s’expliquent en grande partie par les conflits de gouvernance entre les trois entités principales impliquées dans la préparation des Jeux et dirigées par trois figures politiques de premier plan : le gouvernement central du premier ministre Shinzo Abe (2012-2020), le gouvernement métropolitain de Tokyo de Koike Yuriko (2016-…), et le comité d’organisation olympique (COJO) présidé par Mori Yoshihiro. Outre le niveau institutionnel, les conflits ont également porté sur les personnes.
Bien qu’étant tous trois membres du Parti libéral démocrate (PLD, parti majoritaire au pouvoir), les relations entre Koike, Abe et Mori sont sensibles. Koike est une ancienne ministre de l’Environnement sous le gouvernement Koizumi (2003-2006), puis ancienne ministre de la Défense en 2007 du premier gouvernement Abe. Elle tient de cette double expérience une solide connaissance des enjeux environnementaux, et une inimitié envers le Premier ministre actuel. Ce dernier a occupé deux fois le poste de chef du gouvernement : une très courte première fois en 2006-2007, puis une seconde, entre 2012 et 2020. Mori est quant à lui également ancien Premier ministre du pays, et proche d’Abe – tous deux sont à droite de l’échiquier du PLD, alors que Koike est plus progressiste. L’opposition à Koike du duo Abe-Mori est ainsi multiple : politique, institutionnelle, générationnelle et sans doute aussi genrée. Autour de ces trois pôles gravite un écosystème d’acteurs secondaires (figure 3).
Si les gouvernements central et métropolitain et le COJO ont des responsabilités qui parfois se recoupent, on peut distinguer le financement des infrastructures (gouvernements central et métropolitain) de la gestion et de la communication des Jeux (le COJO). Or, s’il prend en partie à sa charge les infrastructures, le gouvernement métropolitain de Tokyo n’a que peu de prise sur le sponsoring que gère le COJO et qui constitue une manne importante de revenus : pour ce faire, Koike a décidé de s’appuyer sur son expertise et sa maîtrise des milieux de l’environnement pour à la fois faire pression sur le COJO et le gouvernement central afin d’infléchir le projet olympique, et faire entrer des fonds via l’émission de bons environnementaux qui jouent un rôle financier alternatif à celui des sponsors sans en avoir le nom ni le statut officiel. C’est ainsi que quelques mois après sa prise de fonction, Koike émet à l’endroit du COJO et du gouvernement central deux menaces, justifiées par des enjeux budgétaires que viennent renforcer des arguments environnementaux : réduire la taille des infrastructures ; déconcentrer certains sites de la capitale vers la province. La réaction du COJO est très hostile, et seul le redimensionnement à la baisse de certaines infrastructures est appliqué par Koike. Pour cette dernière, l’enjeu environnemental a constitué une stratégie de négociation très efficace – comme on l’observe par exemple dans les pressions exercées lors du déménagement du marché aux poissons de Tsukiji.
Source : Entretiens semi-directifs menés entre 2016 et 2020.
Cartographie : Raphaël Languillon-Aussel.
Le Covid-19 au Japon : une gestion de crise dictée par l’agenda olympique ?
L’agenda effervescent des six derniers mois de préparation des Jeux olympiques a rencontré au tournant 2020 la crise sanitaire internationale provoquée par la propagation du Covid-19. Le virus pénètre officiellement le territoire japonais lorsque, le 5 février 2020, un navire de croisière suspecté de contamination, le Diamond Princess, est mis en quarantaine dans le port de Yokohama par le ministère de la Santé. Au même moment, le nombre de cas identifiés dans le reste du pays est nul. Bien que le nombre de malades détectés reste officiellement faible (figure 4), l’annonce du report des JO est faite le 24 mars. Le 7 avril, l’état d’urgence sanitaire est déclaré dans sept départements, dont celui de Tokyo. Le 12 avril, le nombre de contaminations journalières atteint son pic avec 743 cas supplémentaires détectés. L’état d’urgence est alors étendu à tout le pays le 16 avril [5]. Le 4 mai, le gouvernement annonce sa prolongation jusqu’à la fin du mois, mesure finalement abrogée le 14 mai avec la sortie de l’état d’urgence de 39 des 47 départements du pays en raison du recul continu de la pandémie au Japon [6].
Source : Organisation mondiale de la santé.
Graphique : Raphaël Languillon-Aussel.
Dans la chronologie des décisions sanitaires et olympiques, il est significatif de noter que malgré la gestion très approximative de la quarantaine du Diamond Princess [7], l’accroissement de nouveaux cas détectés de Covid-19 fluctue à moins de 60 par jour jusqu’au 24 mars, soit le jour de l’annonce du report des JO de 2020. Ensuite, à partir du 25 mars, non seulement le nombre quotidien de nouveau cas détectés reste supérieur à 60 jusqu’au 11 mai 2020, mais le nombre journalier de nouveaux cas s’accroît quasi sans discontinuité jusqu’au pic de la vague de printemps du 12 avril (743 nouveaux cas détectés en 24 h). Bien qu’à cette date l’expansion épidémique ne concerne pas que le Japon, le fait que coïncident l’agenda du report des JO et l’accélération brutale de la contamination au Japon est troublant : anticipation, hasard, corrélation ou biais statistique ?
On retrouve dans la crise du Covid-19 les mêmes oppositions institutionnelles et personnelles que celles à l’œuvre dans les conflits de gouvernance des Jeux olympiques et ses enjeux environnementaux et budgétaires. D’un côté, le gouvernement central d’Abe comme le COJO de Mori étaient hostiles à un report des Jeux ; de l’autre, la gouverneure de Tokyo Koike faisait pression aux côtés d’autres grands maires de métropoles japonaises pour leur report. C’est finalement la fermeture progressive des frontières internationales et la mise en quarantaine d’un grand nombre de pays qui ont forcé le gouvernement d’Abe à officialiser un report dont il ne voulait pas, décision prise et annoncée par le Premier ministre lui-même le 24 mars, puis entérinée par le président du Comité international olympique, Thomas Bach.
Tout comme pour les enjeux environnementaux, les enjeux sanitaires opposent des dimensions politiques et institutionnelles. Les carrières d’Abe et de Mori expliquent en partie qu’ils aient cherché à maintenir les Jeux : ces derniers étaient pour eux le point d’orgue de deux longues carrières, le premier en tant que Premier ministre (Abe a alors 65 ans, et ses soucis de santé hypothèquent son maintien au pouvoir sur le long terme [8]), le second en tant que figure politique nationale (Mori a 83 ans). Leur proximité des milieux d’affaires et l’absence de perspective crédible de réélection leur permettaient de jouer la carte de l’économie contre celle de la santé publique en refusant quarantaine et report. Dans le cas de Koike, les choses sont différentes : bien qu’elle ait 68 ans, elle est dans une phase ascendante de sa carrière et son expertise environnementale la conduit à faire politiquement plus attention aux conséquences sanitaires et sociales de la pandémie. Le levier politique du Covid-19 dans l’opposition personnelle et institutionnelle à l’endroit du COJO et du gouvernement central est primordial pour Koike, si bien que l’on trouve des similitudes dans la façon dont elle utilise les enjeux environnementaux et les enjeux sanitaires dans les conflits de gouvernance des Jeux de Tokyo 2020. Le report est pour elle une victoire politique éclatante.
Le conjoncturel et le structurel
Les conséquences économiques du report des Jeux de Tokyo 2020, devenus « Tokyo 2020+1 », sont très importantes, tant pour l’équilibre des opérations que pour le secteur touristique dans son ensemble ou la valorisation des infrastructures sur le temps long. Il en va ainsi du village olympique, dont les unités sont censées être transformées en logements à la suite des Jeux, opération pour laquelle les propriétaires vont devoir attendre un an avant emménagement – ce qui pose la question de leur relogement temporaire et des indemnités compensatoires de retard.
Indépendamment du Covid, les nombreux conflits d’aménagement et de gouvernance autour des Jeux olympiques et paralympiques de Tokyo 2020 s’expliquent par le morcellement institutionnel et le grand nombre d’acteurs mobilisés. Produit de la conjoncture, l’irruption du Covid-19 est alors recontextualisée dans des considérations structurelles, où l’enjeu sanitaire vient se substituer aux enjeux environnementaux dans les rapports de force entre le gouvernement métropolitain, le COJO et le gouvernement central. En un mot, au conjoncturel la crise, au structurel le conflit. Cette situation perdure au tournant 2021 avec la question de la suppression pure et simple de l’événement. Pour le moment, seules les cérémonies d’ouverture et de clôture sont redimensionnées à la baisse.
Toutefois, la démocratie étant affaire de pluralisme et de négociations, le conflit n’est pas le signe d’un échec ou d’un dysfonctionnement, mais plutôt celui d’une vigueur institutionnelle. Dans le cas de Tokyo 2020, c’est de la pluralité des acteurs et de l’engagement fort de la nouvelle gouverneure de Tokyo qu’ont émergé les enjeux environnementaux. C’est de nouveau de l’échelon métropolitain que la demande de report des Jeux a été émise à la suite de la crise sanitaire du Covid-19. La leçon pour les Jeux de Paris 2024 permet de relativiser les discours critiques quant au morcellement institutionnel, et de recontextualiser l’aversion pour les conflits dans la perspective de l’émergence de tierces voies heureuses, comme le souci de l’environnement et de la santé publique. Si certaines voix profitent de la crise que traverse Tokyo pour demander l’annulation des Jeux de Paris 2024, il est peu probable, à ce stade, que le Covid-19 impacte significativement leur tenue, quoique l’inclusion du risque pandémique dans les feuilles de route conduise à des exercices d’anticipation inédits.
Bibliographie
- Asanuma-Brice, C. 2017. « Les migrants du nucléaire », Géoconfluences [en ligne], dossier spécial « Japon, les fragilités d’une puissance ».
- Collins, S. 2007. The 1940 Tokyo Games : The Missing Olympics : Japan, the Asian Olympics and the Olympic Movement, New York : Routledge.
- Hiller, H. et Wanner, R. 2018. « Public Opinion in Olympic Cities : From Bidding to Retrospection », Urban Affairs Review, vol. 54, n° 5, p. 962-993.
- Ikeda, A. 2020. « The Tokyo Olympics : 1940/2020 », The Asia-Pacific Journal, n° 11.
- Languillon-Aussel, R. 2017. « Tokyo, ville globale olympique : de l’échec du projet de 2016 au succès de la candidature de 2020 », Géoconfluences [en ligne], dossier spécial « Japon, les fragilités d’une puissance ».
- Scoccimarro, R. 2012. « Séisme et tsunami du 11 mars 2011 : spatialisation de la catastrophe », Ebisu, n° 47, p. 13-25.