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L’expérience des mineurs en détention

Dans une enquête ethnographique en Établissement pénitentiaire pour mineurs, Laurent Solini analyse les expériences carcérales des jeunes enfermés. Il montre comment les injonctions architecturales contemporaines promeuvent des jeux de rôle en détention et produisent des bienfaits discutables sur les mineurs détenus.
Recensé : Laurent Solini, Faire sa peine à l’Établissement pénitentiaire pour mineurs de Lavaur, Nîmes, Champ social, 2017, 217 p.

Dossier : Architecture carcérale et sens de la peine : formes et usages contemporains de la prison

Issu de sa thèse de doctorat, l’ouvrage Faire sa peine de Laurent Solini analyse l’enfermement des mineurs sous l’angle de l’expérience carcérale. L’auteur nous plonge dans l’enceinte d’un des six Établissements pénitentiaires pour mineurs (EPM), apparus entre 2007 et 2008 dans le paysage français des lieux de privation de liberté [1]. L’analyse porte essentiellement sur les formes de la sociabilité intra-muros et se focalise sur les processus de socialisation et d’identification entre jeunes détenus. Cette approche est ancrée dans une démarche ethnographique, permise par la place d’encadrant sportif tenue par l’auteur au cours de son l’enquête. L’ouvrage a un style littéraire essentiellement descriptif. Il repose sur des extraits de carnets de terrain/de comptes rendus d’observations, sous la forme de récits de scènes quotidiennes vécues par le chercheur au cours de l’enquête, et sur la retranscription de nombreux dialogues. Les éléments sémantiques et la mobilisation abondante d’un lexique argotique sont au centre du raisonnement et permettent une immersion totale du lecteur dans le milieu étudié. La relation qu’a le sociologue avec les détenus est largement décrite et offre une transparence sur la construction de l’enquête autant que sur la réalité observée. Le développement scientifique et l’analyse des jeux d’acteurs se font au rythme des rencontres avec des jeunes femmes et des jeunes hommes entre 13 et 18 ans. À travers une typologie des conduites en détention, l’ouvrage étudie l’économie des relations et le quotidien carcéral pour comprendre plus largement les évolutions des politiques pénales à destination des mineurs et les usages de la détention.

Architecture et temps collectifs

Le développement scientifique débute par un constat énoncé dans le premier chapitre : le « programme architectural produit un lieu résolument ouvert où toute la vie de la prison est donnée à voir » (p. 66), à quoi s’ajoute une « mise en collectivité quasi quotidienne » (p. 69) des mineurs. Les temps collectifs obligatoires enveloppent « totalement la vie recluse » (p. 46) et forment un quotidien extrêmement cadré. Pour cause, les EPM incarnent un nouveau modèle d’institution, à la croisée de l’éducatif et de la contrainte [2]. Ces établissements visaient à remplacer les Quartiers mineurs des maisons d’arrêt [3], afin de proposer un accompagnement davantage orienté vers des objectifs éducatifs et scolaires. L’enfermement y est structuré par quatre principes : les mineurs sont totalement séparés des majeurs, les espaces sont ouverts, l’équipe professionnelle est pluridisciplinaire (quatre administrations publiques [4] y collaborent) et une multiplicité d’activités y est développée (sport, activités socioculturelles, scolarité, etc.). Les pouvoirs publics qualifient ces EPM de « prison-école » (p. 62), du fait qu’ils incarnent un décloisonnement institutionnel et offrent aux détenus un programme riche et diversifié. L’architecture et l’organisation, ayant été pensées conjointement, sont analysées comme un ensemble par l’auteur. L’aménagement des lieux et la structure organisationnelle sont ainsi directement articulés au projet pénologique porté par les EPM. Laurent Solini défend l’idée que cette configuration spatiale a des effets importants sur l’expérience carcérale et sur les formes de la sociabilité intra-muros, dans la mesure où elle crée un phénomène d’hypervisibilité au sein de certains espaces de la détention.

Afin d’expliquer ces processus, la métaphore théâtrale (p. 16) est le fil conducteur de l’ouvrage : la prison est une scène où les jeunes jouent des rôles, à la manière d’une dramaturgie sociale. L’approche centrale de l’auteur et le vocabulaire utilisé renvoient principalement à la sociologie d’Erving Goffman, notamment à ses travaux sur la « présentation de soi » (Goffman 1973). Dans ce sens, l’architecture est analysée comme un « décor » (p. 65) au sein duquel les jeunes s’identifient et se catégorisent. Les mineurs sont les acteurs d’une « scénographie carcérale » (p. 6) soumise à tous les regards, ceux des professionnels et des pairs. En d’autres termes, l’ouvrage propose de lire l’espace carcéral comme une « agora » (p. 88), une place de village où les jeux de rôle sont exacerbés et où le quotidien intra-muros est mis en scène. Le titre de la thèse et du livre est révélateur de cette approche : « faire sa peine » consiste à se faire une place en détention et à y jouer un rôle. Le modèle de la « prison-école » devient alors celui d’une « prison-scène » (p. 62). L’auteur précise que cette théâtralisation de la vie quotidienne ne se donne pas à voir de la même façon dans tous les espaces. Les postures des mineurs ne sont pas les mêmes dans des lieux de regroupement (promenade, salle de sport, salles de classe) ou dans des lieux plus isolés (cellule, salle d’entretiens). Pour reprendre le vocable d’Erving Goffman (Goffman 1973), il faut distinguer la « scène », où se donnent en représentation les acteurs, des « coulisses », où ils ont la possibilité de laisser tomber les masques.

Façades et jeux de rôle en détention

Les quatre autres chapitres de l’ouvrage s’organisent respectivement autour de la présentation de quatre « façades » qui constituent le cœur de l’analyse. Ce sont des rôles que les jeunes hommes et jeunes femmes tiennent et auxquels ils sont assignés : le « bonhomme », le « bon détenu », le « trafiquant » et la « victime » [5]. L’auteur propose, à partir de ces situations idéal-typiques, quatre postures intra-muros auxquelles sont associées des attitudes et des valeurs. À l’exception de celle de la « victime », particulière car négative, les jeunes passent d’une façade à une autre dans le but d’accéder à une position avantageuse en détention, « selon les protagonistes présents et l’agencement spatial de la scène » (p. 35), dans un jeu subtil de revendication, d’assignation et de négociation. La question du pouvoir et le phénomène de leadership sont étroitement associés à cette réalité : ces jeux de rôle permettent de gagner « la respectabilité du plus grand nombre » (p. 15).

La première façade, celle du « bonhomme », est avant tout le témoin d’une injonction à la virilité chez les jeunes garçons et tient à la nécessité de se faire respecter au sein d’un collectif. Cela se traduit par un ensemble d’attitudes : la manière de marcher, de parler, de se vêtir, et surtout par la pratique du sport. Pour les jeunes filles, la tendance est opposée, il s’agit principalement de se détacher d’une image masculine à laquelle elles sont souvent associées et de réaffirmer leur identité sexuée (en se mettant en couple ou en se maquillant, par exemple). Les jeunes tendent à affirmer leur appartenance de genre, ce que l’auteur définit comme un « surcodage sexué » (p. 90). Il s’agit également pour les mineurs de passer pour le « bon détenu » aux yeux des professionnels. L’objectif de cette deuxième posture est de « se faire bien voir » (p. 131), particulièrement vis-à-vis du corps enseignant, en vue d’améliorer leurs conditions de détention. Un système de récompenses et de privilèges [6] est étroitement lié à cette injonction à la bonne conduite en prison (p. 150). La troisième façade, celle du « trafiquant », révèle la présence d’une économie souterraine en EPM. Les mineurs s’échangent régulièrement des biens prohibés en détention (téléphone, cigarettes, cannabis, etc.). Cette économie se construit dans des espaces invisibles de l’établissement, à l’abri des regards des professionnels (discrètement lors des temps collectifs ou le soir, d’une cellule à une autre, lorsqu’il n’y a plus de personnel sur les unités). La distribution inégale des biens et la capacité à « faire affaire » (p. 160) vont conférer une place différente à chaque jeune et vont créer une « asymétrie des rapports de force » au sein du collectif des mineurs (p. 173). Enfin, la façade de « la victime », en opposition avec les trois précédentes, est associée à une étiquette négative de laquelle il est quasiment impossible pour le jeune de s’affranchir. Ces mineurs dits « victimes » sont régulièrement brimés, harcelés, voire agressés. Ce phénomène de stigmate touche particulièrement les auteurs d’agression sexuelle et entraîne leur exclusion du collectif, témoin d’une hiérarchie des infractions auxquelles sont associées des valeurs morales (p. 186).

Extérieur structurant et intérieur négocié

L’originalité de l’ouvrage réside dans le lien qui est fait entre la configuration spatio-organisationnelle de ces nouveaux établissements et les expériences carcérales. L’analyse permet de comprendre les conséquences des nouvelles politiques pénales sur le quotidien des mineurs détenus. Sur ce point, deux enseignements majeurs peuvent être retenus.

D’une part, l’auteur montre que l’injonction à l’ouverture des espaces et la multiplication des temps collectifs auraient tendance à « accentuer certains ressorts issus du monde des bandes [7] » (p. 203-204). La description de cette réalité confirme que les lieux d’enfermement des mineurs prennent l’apparence, par moments, d’« annexes de la cité » (p. 31), notamment car les jeunes revendiquent constamment une appartenance à l’univers de la rue [8]. Le quotidien est fait de normes et de conventions issues de leurs socialisations antérieures : réputation, hiérarchie des infractions, honneur, etc. Ce constat montre que la transformation des lieux de détention pour mineurs accentue l’entre-soi et a une incidence sur les sociabilités entre mineurs. On observe la réalité d’une prison aux murs poreux, au sein de laquelle les jeunes importent leurs acquis. Ainsi, on perçoit que les lieux d’enfermement sont influencés par la vie hors les murs et que l’extérieur structure la vie intra-muros, comme a pu le théoriser Gilles Chantraine concernant les prisons pour majeurs (Chantraine 2004).

D’autre part, l’ouvrage révèle les capacités qu’ont les mineurs à répondre aux multiples injonctions, émanant à la fois du personnel pénitentiaire et de leurs pairs. On observe que la vie dans les murs est organisée par un ensemble d’exigences institutionnelles et par un besoin de se faire une place au sein d’un collectif. Certaines injonctions pouvant être contradictoires, les jeunes usent d’innombrables stratégies afin de respecter ces divers impératifs en détention. Ces capacités d’adaptation sont inégalement réparties, mais montrent que la vie intra-muros est négociée par les mineurs pour répondre aux multiples injonctions carcérales. C’est ce que l’auteur définit comme une posture « biface » (p. 28), ou la capacité à « passer crème » (p. 27), pour reprendre les termes utilisés par les jeunes. Ces adaptations mettent en lumière l’existence d’un ordre carcéral négocié [9] auquel les mineurs participent activement. L’ouvrage repense ainsi les « marges de manœuvre des personnes recluses » (p. 19) par l’analyse des interactions entre détenus.

En conclusion, la focale sur l’économie des relations entre mineurs place l’ouvrage dans une tradition francophone d’études sur la justice des mineurs, dans la lignée des travaux de Léonore Le Caisne sur le Centre de jeunes détenus de Fleury-Mérogis (Le Caisne 2008), ou plus récemment ceux d’Alice Jaspart sur les Centres éducatifs fermés belges (Jaspart 2015). L’analyse est volontairement axée sur les détenus et sur leur quotidien dans les murs, un pari osé dans un établissement où collaborent quatre administrations publiques. L’auteur admet lui-même ne traiter de la place des professionnels et de la politique institutionnelle qu’en périphérie, un choix justifié par l’angle épistémologique et théorique de l’ouvrage. Faire sa peine, par son style fluide et sans détour, offre une analyse mesurée des « expériences juvéniles de la détention » (Solini et Basson 2017) et amorce une réflexion qu’il s’agirait de poursuivre, en questionnant notamment les postures professionnelles et institutionnelles face aux multiples façades des mineurs et les collaborations entre administrations.

Bibliographie

  • Chantraine, G. 2004. Par-delà les murs. Expériences et trajectoires en maison d’arrêt, Paris : PUF.
  • Goffman, E. 1973 [1959]. La Mise en scène de la vie quotidienne. Tome I. La présentation de soi, Paris : Éditions de Minuit.
  • Jaspart, A. 2015. Aux rythmes de l’enfermement. Enquête ethnographique en institution pour jeunes délinquants, Bruxelles : Bruylant.
  • Le Caisne, L. 2008. Avoir 16 ans à Fleury, Paris : Éditions du Seuil.
  • Mohammed, M. 2011. La Formation des bandes. Entre la famille, l’école et la rue, Paris : PUF.
  • Rostaing, C. 2014. « L’ordre négocié en prison : ouvrir la boîte noire du processus disciplinaire », Droit et société, vol. 87, n° 2, p. 303-328.
  • Sallée, N. 2016. Éduquer sous contrainte. Une sociologie de la justice des mineurs, Paris : EHESS.
  • Solini, L. et Basson, J.-C. 2017. « Sortir de cellule/demeurer en cellule. Une sociologie des expériences paradoxales de la détention en établissement pénitentiaire pour mineurs », Agora débats/jeunesses, vol. 77, n° 3, p. 67-79.
  • Strauss, A. 1992. La Trame de la négociation : sociologie qualitative et interactionnisme, Paris : L’Harmattan.

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Pour citer cet article :

Léo Farcy-Callon, « L’expérience des mineurs en détention », Métropolitiques, 15 novembre 2018. URL : https://metropolitiques.eu/L-experience-des-mineurs-en-detention.html

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