Située à vingt kilomètres de Paris, Saint-Quentin-en-Yvelines est le premier centre économique des Yvelines et le second de l’Ouest parisien après le pôle de La Défense. Composée de sept communes – Élancourt, Guyancourt, Magny-les-Hameaux, Montigny-le-Bretonneux, Trappes, La Verrière et Voisins-le-Bretonneux – réparties sur 7 000 hectares, l’agglomération accueille actuellement 7 500 entreprises, 105 000 emplois, 17 000 étudiants, huit théâtres (dont une scène nationale), un réseau de bus, trois gares reliées à Paris, pour une population passée en quarante années de 25 000 à 145 000 personnes.
Reconnue pour sa qualité urbaine et son cadre de vie (Beaufils, Jacqueson 2005), la ville nouvelle l’est en revanche fort peu pour la spécificité de son système de gouvernement local, lequel repose depuis l’origine sur une intercommunalité « intégrée » et sur la participation des techniciens de l’urbanisme à la décision politique. Comme les quatre autres villes nouvelles franciliennes que sont Évry, Cergy-Pontoise, Sénart et Marne-la-Vallée, Saint-Quentin-en-Yvelines s’est, en effet, construite politiquement grâce à l’action coordonnée de trois acteurs complémentaires : les communes, le syndicat intercommunal et l’établissement public d’aménagement (EPA). Préexistant à la création des villes nouvelles, incarnées par la figure tutélaire du maire, les premières sont issues de la Révolution française (Frinault 2012) et disposent auprès des habitants d’une forte légitimité identitaire et politique. Doté de toutes les compétences inhérentes à l’édification de la ville nouvelle (urbanisme, développement économique, construction d’infrastructures et de superstructures…), le syndicat intercommunal regroupe les représentants des communes désignés par les conseils municipaux. Il s’appuie dès le début des années 1970 sur une ingénierie technique, l’EPA, structure d’État composée de techniciens (architectes-urbanistes, ingénieurs, sociologues…) en charge de réaliser l’ensemble des travaux d’étude et d’analyses nécessaires à l’édification de la ville nouvelle.
Centrant son propos sur l’action du gouvernement local, cet article propose un regard historique et politique sur la fabrique institutionnelle de la ville pendant la période de l’opération d’intérêt national [1] propre à Saint-Quentin-en-Yvelines (1965‑2004). Au sein de ce système local tricéphale, et pour reprendre une interrogation classique de la science politique, « qui gouverne ? » (Dahl 1971). Quels sont les accommodements, pour ne pas dire les compromis, auxquels les élus et les experts ont consenti, durant quarante ans, afin de construire la ville nouvelle ?
Les villes nouvelles : un projet politique supra-communal
Créées par le Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne (Sdaurp) de 1965, portées par Paul Delouvrier [2] (Chenu 1994), les villes nouvelles se présentent sous les traits d’« ensembles urbains nouveaux », censés participer à la construction d’une région parisienne renouvelée. Dès l’origine, leur dessein s’inscrit dans une double filiation, à la fois urbaine et politico-institutionnelle. Si la première dimension des villes nouvelles a été largement étudiée, tant au plan national (Merlin 1982) qu’au plan local (Iaurif, Insee et Dreif 2004), leur gouvernement politique l’a moins été, alors même que son institutionnalisation répond à des discours modernistes sur le rôle de l’État et des collectivités territoriales (Vadelorge 2005).
Cette « modernité » politique et institutionnelle doit être replacée dans le contexte de la réforme institutionnelle de la Ve République, et tout particulièrement de l’intercommunalité. Depuis 1958, maires et gouvernement s’opposent sur la question du découpage des institutions locales, le Premier ministre Michel Debré faisant de la réforme municipale un grand chantier gouvernemental (Institut Paul-Delouvrier 2003). À l’image d’autres pays européens (Italie, Espagne, Pays-Bas…), la France souhaite alors engager une vaste politique de fusion communale, le nombre de 36 000 communes, instituées sous la Révolution française, étant jugé trop important (Theulé 2006). Cette évolution doit se faire en deux temps : en développant tout d’abord la coopération intercommunale ; en transformant ensuite les institutions intercommunales en communes.
Le 5 janvier 1959, trois ordonnances sont ainsi prises par le gouvernement Debré, créant successivement des syndicats de communes à vocation intercommunale (SIVOM), des districts urbains, et favorisant la fusion des communes [3]. Un second acte législatif majeur intervient avec la création, le 31 décembre 1966, des communautés urbaines, structures intercommunales aux compétences particulièrement larges, englobant tout à la fois les secteurs de l’urbanisation, du logement, des constructions scolaires, de l’assainissement, de la voirie, des abattoirs ou des cimetières.
Le projet politique propre aux villes nouvelles est pensé en lien avec ces réformes : en 1968, les premiers échanges qui ont lieu entre le ministère de l’Intérieur et l’Association des maires de France au sujet du futur dispositif législatif propre aux villes nouvelles font explicitement référence au fonctionnement des communautés urbaines [4]. Deux ans plus tard, la loi Boscher du 12 juillet 1970 [5] sur les villes nouvelles crée des syndicats communautaires d’agglomération qui disposent de pouvoirs plus étendus encore que ceux des communautés urbaines (Theulé 2004). L’objectif politique consiste dans les années 1960‑1970 à jeter les bases d’un gouvernement urbain qui, s’affranchissant des communes préexistantes, doit s’incarner dans une seule et même commune. L’esprit supra-communal du texte de 1970 apparaît nettement dans le dispositif fiscal mis en place, le syndicat intercommunal percevant l’intégralité des quatre taxes – patente, foncier bâti, foncier non bâti, taxe d’habitation – au détriment des mairies. Les réformateurs de l’État souhaitent ici éviter de placer les maires, jugés trop attachés à leurs prérogatives, au cœur du dispositif de la décision urbaine. Paul Delouvrier lui-même est sans ambiguïté sur le sujet lorsqu’il déclare :
« Si je n’avais pas été là, me foutant éperdument du tiers comme du quart, au départ, des élus, en me disant : bon, je vais les convaincre après, mais ils ne vont pas me couper, me castrer, m’empêcher de penser ; si je n’avais pas su que, pour ne pas me castrer, il y avait le père de Gaulle, au-dessus (…), ça [les villes nouvelles] ne serait pas arrivé » (Murard et Fourquet 2004, p. 144).
Le retour des maires dans le jeu politique des villes nouvelles
Les maires et les conseils municipaux des communes n’accepteront jamais véritablement cette injonction supra-communale. Dès les années 1970, à Saint-Quentin-en-Yvelines, ils s’opposent aux techniciens et hauts fonctionnaires de l’EPA sur plusieurs choix d’aménagement. C’est le cas de la « ZAC Centre », située à cheval sur les communes de Guyancourt et Montigny-le-Bretonneux, au sein de laquelle l’EPA souhaite progressivement arrimer le centre-ville de Saint-Quentin-en-Yvelines. D’abord larvée, l’opposition éclate au grand jour à l’automne 1981, quelques semaines à peine après l’arrivée de la gauche aux sommets de l’État.
Deux projets urbains différents s’opposent ici. Pour l’EPA, la ZAC Centre s’inscrit dans l’aménagement de la région Île-de-France [6], Saint-Quentin-en-Yvelines jouant un rôle d’accueil d’entreprises et de population éminemment stratégique dans un contexte de développement économique axé sur la revitalisation de l’industrie et des services. De son côté, le syndicat intercommunal, présidé par une majorité d’Union de la gauche, communiste et socialiste, souhaite un centre modeste pour la ville nouvelle, le rayonnement de celle-ci devant rester communal pour ne pas concurrencer celui des autres villes. Au terme d’un conflit de plusieurs mois, les élus finiront par avoir gain de cause, acceptant la création du centre-ville en échange d’une révision à la baisse de son rayonnement commercial (Gladieu 1995).
Cette opposition des élus locaux sur le projet urbain se double d’une opposition au projet politique et institutionnel des villes nouvelles. Dans les années 1980, maires et conseils municipaux se prononcent contre le pouvoir supra-communal de l’agglomération. Ayant massivement investi le syndicat dans les années 1970, ils parviennent à « communaliser » le système de la décision locale, en se pliant à l’avis des conseils municipaux des communes au moment de prendre toute décision urbaine majeure. À noter que cette pratique, qui établit la prééminence du conseil municipal sur le comité syndical intercommunal, a été observée dans d’autres villes nouvelles (Gridauh 2004), au sein des communautés urbaines (Desage 2005), mais aussi dans les autres EPCI de droit commun (Desage et Guéranger 2011).
Ces compromis témoignent du poids du contexte politique et juridique dans les systèmes de gouvernance locale. L’Acte I de la décentralisation (1982‑1986) doit ici être mentionné, de même que la loi Rocard de juillet 1983 sur les villes nouvelles, cette dernière modifiant en profondeur le régime financier et territorial au profit des communes (Theulé 2005). Différents, ces deux actes législatifs remettent les maires au cœur du jeu politique local, les intercommunalités demeurant peu légitimes en raison de leur système électif au second degré.
La forte personnalité de certains élus joue également un rôle non négligeable dans l’affirmation du communalisme. Maire socialiste de Guyancourt à partir de 1983, et surtout président du syndicat intercommunal entre 1989 et 1998, Roland Nadaus n’aura ainsi de cesse de réaffirmer l’action municipale au sein de la ville nouvelle. Mettant en avant les risques de dérives technocratiques de l’EPA, mais aussi les tentations supra-communales qu’offre la ville nouvelle, cet élu local, enseignant de profession inséré dans le monde associatif, sera à l’origine de plusieurs accommodements. Ainsi organisera-t-il, dès les années 1980, des séminaires conjoints entre les agents de l’intercommunalité et les experts de l’EPA ; il créera dès son accession au pouvoir, en 1989, un conseil des maires, destiné à échanger, plusieurs fois par an, sur les projets urbains de la ville nouvelle, dans un souci permanent d’échanges permettant le dépassement des clivages partisans.
Entre 1965 et 2004, année d’entrée de Saint-Quentin-en-Yvelines dans le droit commun, les jeux de pouvoir qui interviennent entre les communes, le syndicat intercommunal et l’EPA peuvent être analysés comme la reconquête, par les maires, d’un pouvoir qui leur avait partiellement échappé. Deux périodes peuvent être distinguées : la première, celle des années 1970, voit se développer un projet et une gouvernance urbains supra-communaux soutenus par l’État ; la seconde, à partir des années 1980, voit les élus locaux revenir progressivement dans le jeu politique local – des élus légitimés par les lois de décentralisation et l’action personnelle de quelques figures locales.
La défiance des maires à l’égard d’une approche supra-communale de la ville nouvelle se traduit par de nombreux compromis entre la sphère des élus locaux et celle, technique, de l’EPA. Elle est également très présente au sein même de la sphère politique locale. Entre 1983 et 1989, un projet supra-communal est ainsi défendu par Dominique Raimbault, président socialiste de la ville nouvelle. L’idéal politique de ce dernier, élu conseiller régional en 1986, repose sur une ville nouvelle au sein de laquelle le projet urbain serait porté par l’échelle de l’agglomération, par opposition à l’échelle communale. Le président se définit comme un « président-manager », souhaitant développer le « concept ville nouvelle » vis-à-vis des entrepreneurs afin de faire de Saint-Quentin-en-Yvelines un complexe d’affaires d’envergure nationale. Jugé trop ambitieux, il sera exclu du jeu politique local par la fédération PS des Yvelines en 1989, les maires s’attachant dès lors à bâtir un projet communal consensuel au sein du conseil des maires.
Cet épisode interroge sur les freins du projet politique de la ville nouvelle. Dans quelle mesure certaines politiques publiques ont-elles pu se trouver ralenties par des élus locaux majoritairement investis dans des postures de défense du territoire communal ? Le cas du centre commercial de Saint-Quentin-en-Yvelines (ex‑ZAC Centre), dont la portée a été minorée en 1981 avant de subir récemment plusieurs tentatives destinées à augmenter son rayonnement au-delà de la ville nouvelle, montre comment la quête du consensus peut inhiber la décision politique. Il aura ainsi fallu attendre vingt ans pour que l’offre du centre commercial affiche clairement son ambition d’attirer des consommateurs au-delà de l’échelle communale (bassin de vie), et que la liaison urbaine entre ce centre et la base de loisirs voisine puisse voir le jour.
L’aménagement de la colline d’Élancourt, où un projet de piste intérieure de ski peine à se concrétiser depuis deux décennies, ou celui du Vélodrome national de Montigny-le-Bretonneux, fortement combattu par certains maires au nom de la prime au développement local, semblent également témoigner de cette difficulté politique à transcender l’échelle communale. Un phénomène sur lequel il convient peut-être de s’interroger, au moment où l’État s’apprête à finaliser la carte des intercommunalités, sur fond de relance de la décentralisation (Bellanger 2012).
Bibliographie
- Beaufils, Sandrine et Jacqueson, Françoise. 2005. « Les villes nouvelles adoptées par leurs habitants », Note rapide, n° 394, Paris : Iaurif, Insee.
- Bellanger, Emmanuel. 2012. « Réforme territoriale : un état des lieux », Métropolitiques, 17 octobre.
- Chenu, Roselyne. 1994. Paul Delouvrier ou la passion d’agir, Paris : Le Seuil.
- Dahl, Robert. 1971. Qui gouverne ?, Paris : Armand Colin (première édition américaine : 1951).
- Desage, Fabien et Guéranger, David. 2011. La Politique confisquée. Sociologie des réformes et des institutions intercommunales, Paris : Éditions du Croquant.
- Desage, Fabien. 2005. Le « consensus » communautaire contre l’intégration intercommunale. Séquences et dynamiques d’institutionnalisation de la communauté urbaine de Lille (1964‑2003), thèse pour le doctorat de science politique, université de Lille‑2.
- Gladieu, Jean‑Dominique. 1995. « La ville n’est pas un long fleuve tranquille », in Le Centre, vous y êtes, Saint-Quentin-en-Yvelines : Cliomédia, p. 62‑79.
- Gridauh (Groupement de recherche sur les institutions et le droit de l’aménagement, de l’urbanisme et de l’habitat). 2004. Villes nouvelles et décentralisation : mise en perspective historique, juridique et financière de l’intercommunalité dans les villes nouvelles, rapport final rédigé par Alexandra Cocquière, Sonia Guelton, Pascal Planchet et Frédéric Theulé, non publié.
- Iaurif (Institut d’architecture et d’urbanisme de la région d’Île-de-France), Insee et Dreif (Direction régional de l’équipement d’Île-de-France). 2004. Les Villes nouvelles, atlas statistique, 1968‑1999, Paris : Insee.
- Institut Paul-Delouvrier. 2003. L’Aménagement de la région parisienne (1961‑1969). Le témoignage de Paul Delouvrier, Paris : Presses de l’École nationale des ponts et chaussées.
- Merlin, Pierre. 1982, L’Aménagement des villes nouvelles et la région parisienne, Paris : La Documentation Française.
- Murard, Lion et Fourquet, François, 2004. La Naissance des villes nouvelles. Anatomie d’une décision (1961‑1969), Paris : Presses de l’École nationale des ponts et chaussées.
- Theulé, Frédéric. 2004. « La loi Boscher du 10 juillet 1970 ou la porte étroite », in Vadelorge, Loïc (dir.). 2004. Éléments pour une histoire des villes nouvelles, Paris : Le Manuscrit, p. 147‑167.
- Theulé, Frédéric. 2005. « La loi Rocard du 13 juillet 1983 : loi d’aménagement, loi militante ou loi d’élus ? » in Vadelorge, Loïc, Gouverner les villes nouvelles, le rôle de l’État et des collectivités locales, Paris : Le Manuscrit, p. 271‑296.
- Theulé, Frédéric. 2006. « Rapprocher les représentants des représentés : Mirabeau face à Thouret, septembre–décembre 1789 », Études normandes, n° 4-2006, p. 12‑24.
- Vadelorge, Loïc. 2005. Gouverner les villes nouvelles, le rôle de l’État et des collectivités locales, Paris : Le Manuscrit.