Le logement est aujourd’hui le premier poste budgétaire des ménages français. Les marchés du logement sont décisifs dans le développement urbain et la composition sociale des villes. On sait pourtant peu de choses du fonctionnement de ces marchés. Si certains travaux se sont attachés au rapport des ménages à leur logement ou aux politiques de logement social, il existe très peu d’études sur les acteurs de l’offre. Le livre de Loïc Bonneval sur les agents immobiliers vient donc combler un vide. À partir d’une enquête sociologique, réalisée à Lyon et dans sa banlieue, et portant sur la période 1990-2007, l’auteur s’attache à saisir le rôle d’intermédiaire des agents immobiliers. Se centrant sur les ventes d’appartements, il éclaire la manière dont les logiques de marché sont travaillées par les pratiques de ces acteurs. Son objectif est d’analyser comment ces acteurs participent au rapprochement de l’offre et de la demande, et comment ce rôle produit des effets sur le fonctionnement des marchés immobiliers. La réflexion proposée est d’autant plus appréciable que la période actuelle est marquée par des transformations importantes du métier d’agent immobilier, au nombre desquelles on peut mentionner l’essor des réseaux commerciaux en franchise, la mise en place de fichiers communs aux agences positionnées sur un même marché local, l’évolution du cadre juridique de la profession (avec le développement de diagnostics obligatoires pour le plomb, l’amiante, etc.) et l’apport de nouvelles technologies.
L’argument de l’ouvrage est déroulé en trois temps. L’auteur commence par présenter le métier d’agent immobilier, ainsi que son travail de terrain mené au sein d’une agence lyonnaise. Il étudie ensuite la constitution de clientèles, en montrant comment les agents immobiliers composent leur portefeuille de mandats et présentent les biens aux acquéreurs. Il se centre enfin sur les opérations d’ajustement entre offre et demande de logements, réalisées par les agents immobiliers à travers la redéfinition des projets des acquéreurs et la phase de conduite de la négociation. Sans passer en revue de manière exhaustive les enseignements qui peuvent être tirés de ce livre, on soulignera deux points.
Entre l’offre et la demande
En premier lieu, l’auteur propose la notion de techniques d’intermédiation pour rendre compte des pratiques des agents immobiliers dans la constitution de clientèles. Il présente ainsi différentes techniques, depuis la pige (dépouillement d’annonces immobilières et contact des propriétaires ayant mis leur bien en vente, afin de proposer les services de l’agence) et la prospection jusqu’au réseau relationnel des agents. L’inscription sociale des pratiques des agents immobiliers, sur laquelle insiste Loïc Bonneval, renvoie au fait qu’existent « des circuits de valorisation faisant ressortir les affinités, au sens wébérien, entre des techniques d’intermédiation, des catégories de biens et des types de clientèles » (p. 236). Ainsi par exemple, la vente de biens atypiques (du fait de leur prix ou d’autres caractéristiques) sera fréquemment assurée par des agences anciennes et bien implantées, s’appuyant sur un réseau relationnel solide. En revanche « les méthodes commerciales des franchisés semblent les mieux adaptées pour les biens qui se vendent rapidement, notamment dans des résidences récentes où le turn-over est important » (p. 178). Pour comprendre comment s’établit la relation commerciale, il faut considérer l’importance de la configuration des relations entre le vendeur, l’agent immobilier et les acquéreurs potentiels. L’auteur montre que « l’influence des agents immobiliers passe par l’instauration d’un certain mode de présence des biens sur le marché : non seulement un prix qui apparaît plus ou moins “dans le marché” aux protagonistes de la vente, mais aussi la probabilité pour le bien d’être vendu dans un certain délai, de susciter l’intérêt d’acquéreurs fiables, de faire ou non l’objet de négociations, etc. » (p. 179). Il faut également tenir compte de la position relativement fragile des intermédiaires, dans la mesure où leur maîtrise des affaires peut être assez faible : les biens n’étant généralement pas mis en vente en exclusivité, ils sont en concurrence avec d’autres agents et souvent avec le vendeur lui-même.
En second lieu, le livre examine la négociation en tant que telle et donc la production d’une certaine adéquation entre l’offre et la demande. La négociation ne peut être observée de manière autonome, mais doit être inscrite dans la relation commerciale plus large qui s’établit entre les acteurs. Le processus d’ajustement entre acquéreur et vendeur est en effet préparé, en amont, par les techniques d’intermédiation et par les fonctions de service et de conseil dispensées par l’agent immobilier. Celles-ci lui permettent de développer sa connaissance des clients et de leurs attentes, éventuellement de contribuer à leur redéfinition, et de participer à la construction des choix des clients. Ces éléments vont concourir à l’ajustement via une influence sur les demandes des acquéreurs potentiels – ce qui pourra finalement faire aboutir la négociation. Le temps apparaît ici comme un facteur décisif : « la rapidité avec laquelle une ou plusieurs offres sont faites dépend de l’ajustement préconstruit par l’agent » (p. 230). Au total, « l’analyse de la négociation immobilière montre que l’établissement du prix repose moins sur les préférences préalables des acteurs et sur le modèle des enchères que sur la construction de représentations communes au travers de la relation commerciale » (p. 232).
Des pistes à poursuivre
Ce livre constitue un ouvrage de référence pour qui s’intéresse aux agents immobiliers. Loïc Bonneval invite à pénétrer dans l’instauration de cette relation commerciale particulière, en décrivant finement les processus d’ajustement et les interactions qui débouchent (ou pas) sur la vente d’un bien immobilier. L’écriture est claire et structurée, les activités et pratiques des agents immobiliers décrites avec minutie et le propos particulièrement bien illustré. À l’issue de la lecture de l’ouvrage, on peut toutefois émettre quelques réserves. En premier lieu, le propos reste souvent descriptif. Si le questionnement de l’ouvrage se situe bien au croisement de la sociologie urbaine, de la sociologie économique et de la sociologie des professions, l’auteur s’inscrit finalement peu dans ces champs. Seul le dialogue instauré avec les travaux anglo-saxons de micro-économie dite du brokerage, centrés sur les agents immobiliers, est réellement développé. De ce fait, le propos apparaît parfois replié sur lui-même. Nul doute pourtant que ce travail approfondi permettrait un positionnement original et des apports dans les domaines précédemment mentionnés.
Sur un autre plan, le positionnement méthodologique de l’auteur apparaît stimulant et a permis de recueillir des données riches et variées (constitution d’une base de données originale sur les agents immobiliers du Rhône, réalisation d’entretiens, travail d’observation en agence, passation de deux questionnaires). Le choix d’observer les pratiques est fructueux, mais le lecteur en sait finalement peu sur les conditions de l’observation, et en particulier sur la négociation du statut du chercheur à l’intérieur de l’agence immobilière. En outre, si l’étude de cas locale est approfondie et que certains éléments de cadrage plus généraux sont apportés, une mise en perspective comparatiste aurait été intéressante. Dans quelle mesure ces interactions sont-elles propres au contexte local et national dans lequel s’inscrit la recherche ?
Enfin, on pourra regretter que certaines pistes soient seulement esquissées : les interactions qui se nouent dans le cas des locations n’apparaissent qu’en creux ; le rôle des associations professionnelles et celui de l’État (et plus largement des acteurs publics) dans la régulation de ces marchés et dans la structuration de la fonction d’intermédiation sont absents du propos, ils contribuent pourtant à produire les normes et régulations dans lesquelles s’inscrivent les pratiques des acteurs étudiés. Mais le propre des recherches sur des objets sociologiques délaissés est aussi d’appeler des développements futurs et d’ouvrir des perspectives de recherche.