Le premier mandat municipal de Bertrand Delanoë (2001-2008) a été marqué par l’impératif de la concertation en matière d’aménagement urbain à Paris. Le second mandat, depuis mars 2008, ne confirme pas simplement la généralisation de la concertation dans les projets, mais aussi la diversité des dispositifs utilisés par les élus parisiens et les services.
Deux exemples de concertation locale, à propos du projet de la place de la République et du réaménagement du boulevard Diderot (12e arrondissement) sont présentés ici pour illustrer cette diversité d’approches. Ces deux projets n’occupent pas la même place dans la politique municipale – l’un étant le fruit d’une initiative de la mairie de Paris alors que l’autre est porté par l’arrondissement. Quelle est la nature des ressources mobilisées dans le cadre de chacun de ces projets, et à quelles échelles ? Quels sont les possibles impacts sur l’aménagement ? Ces projets sont aujourd’hui dans leur phase de travaux et il conviendra donc d’être prudent sur les phases ultérieures de concertation qu’ils pourraient connaître.
Concertation et partage de l’espace public
L’impératif de la concertation se combine aujourd’hui à une deuxième exigence qui concerne le juste partage de l’espace public entre les différents usages et les modes de déplacement. L’articulation de ces deux demandes engendre un certain nombre de questions pour la réalisation des projets : partage de l’espace public et concertation vont-ils entraîner des projets où l’on donne un peu à chacun, dans une logique de répartition et non de hiérarchie ? La priorité donnée à certains usages ou modes de déplacement ne va-t-elle pas être considérée comme une captation de l’espace public par certains, faisant alors de la concertation un outil pour faire passer des décisions déjà souhaitées par les élus ? D’autres questions sont susceptibles de rendre plus complexe encore cette combinaison entre méthodes de concertation et promotion d’un nouveau mode de partage de l’espace public, comme la conciliation entre déplacements et usages sur un même espace.
Ces questions sont présentes, en creux, dans la première édition du « Baromètre de la concertation et de la décision publique » qui vient d’être rendu public par l’agence Respublica-Conseil [1]. Cette enquête montre une certaine familiarisation avec les pratiques de concertation chez les Français interrogés (66 % des personnes interrogées ont entendu parler de la concertation) ainsi qu’une opinion relativement favorable au développement de ces démarches (90 % considèrent que la concertation est une bonne chose et 80 % estiment qu’il faut développer les pratiques de concertation et la participation de tous, en particulier de ceux qui sont encore éloignés de ces processus, tels que les jeunes ou les populations défavorisées). La confiance n’est toutefois pas acquise quant à l’usage qui est fait de la méthode, car les personnes interrogées considèrent, aux deux-tiers, que la concertation sert aussi bien « à faire croire qu’on écoute les citoyens tout en décidant sans eux » (66 %) qu’à « faire en sorte que les élus tiennent compte de l’avis des citoyens avant de décider » (68 %). Si cette enquête a interrogé un échantillon représentatif de Français, on peut penser qu’elle reflète largement le point de vue des usagers et habitants de Paris.
Place de la République : une tentative de concertation métropolitaine
Du fait de sa situation géographique et politique dans Paris, mais aussi de son importance comme carrefour de circulation, le projet de la place de la République rendait indispensable un débat public à l’échelle parisienne. D’autant que, si la magistrature municipale de Jacques Chirac (1977-1995) avait beaucoup transformé des places patrimoniales ou symboliques, c’était la première fois que Bertrand Delanoë faisait part de sa volonté de réaménager une grande place historique. Cette place, à la limite du centre patrimonial et de l’Est parisien, constituait un symbole politique majeur, susceptible de faire écho au choix de cette place par les Républicains, en 1879-1880, au moment d’ériger une effigie de la République encore toute jeune.
La place de la République présentait donc plusieurs caractéristiques qui pouvaient laisser présager une forte mobilisation des citoyens et usagers. D’autant que l’insertion spatiale de cette place, à la rencontre de trois arrondissements à majorité municipale de gauche, revendiquant chacun une relation intense à la démocratie locale, laissait augurer un investissement majeur des trois maires et des habitants dans le projet.
Dans les faits, la mobilisation des habitants et des usagers a confirmé ces hypothèses, quoique avec une ampleur moindre que celle qui était attendue. Trois temps forts ont scandé la concertation autour du projet : l’élaboration des objectifs, le concours sur esquisses d’aménagement et la présentation du projet aux franciliens.
Au moment de l’élaboration des objectifs, la ville de Paris a lancé plusieurs études qui ont accompagné et structuré la concertation locale. Au cours de l’année 2008, une première étude [2] a été commandée par la direction de l’urbanisme à Géraldine Texier, architecte et historienne, pour nourrir le débat public d’informations sur l’histoire de la place, notamment dans sa phase de création entre 1850 et 1883. Parallèlement, un diagnostic du fonctionnement de la place a été réalisé par l’Atelier parisien d’urbanisme [3]. Enfin, un diagnostic des usages a été réalisé par un atelier d’étudiants en urbanisme [4], en association avec la direction de la voirie et des déplacements qui conduit le projet du point de vue technique. À cette occasion, la méthode des « parcours commentés » (Thibaud 2001) a été utilisée pour la première fois à Paris dans un projet de cette ampleur. Son succès a incité les élus et les services à proposer, durant l’hiver 2008-2009, une douzaine de marches commentées à différents publics (habitants, services, élus locaux, etc.), organisées par le collectif d’architectes et d’urbanistes, Bazar urbain. En définitive, cette première phase a été marquée par une forte mobilisation de ressources, partiellement locales mais surtout savantes, qui ont alimenté les réunions publiques et les réunions des conseils de quartier, ainsi que le collectif inter-conseils mis en place pour ce projet. La concertation est alors animée et riche, mais elle ne se traduit pas vraiment par un débat à l’échelle parisienne.
Le deuxième temps fort est celui du concours sur esquisses, en 2009. Ce processus ne laisse plus qu’une place très limitée à la concertation, car tout oppose concours et participation : anonymat des candidats contre publicité des échanges, secret des délibérations du jury contre transparence des informations, absence des candidats à la présentation de leur projet contre exposition contradictoire des points de vue. Le concours laisse toutefois plus de latitude pour le choix d’un projet qui tranche ou qui surprend. Le projet de l’équipe Trevelo/Viger-Kohler, désigné comme lauréat en janvier 2010, est bien un projet de rupture. Bousculant certaines traditions, en proposant de nouveaux matériaux ou le déplacement du végétal et des arbres, il séduit néanmoins les partisans de la symétrie et l’emporte grâce à l’image d’un parvis dépouillé et ouvert à de multiples usages. Ce choix va déplacer de facto un grand nombre de questions récurrentes dans les processus de concertation.
Vient alors le troisième temps, celui de la présentation du projet, prometteur mais inattendu, aux franciliens. La mairie de Paris confie ce travail à une agence d’urbanisme, Ville ouverte, au deuxième semestre de 2010. Là encore, les ressources expertes sont fortement sollicitées mais s’accompagnent de la mobilisation des expertises d’usage des habitants, proches ou plus éloignés, volontaires ou sollicités de manière active. Les ateliers de concertation, en juin et en octobre-novembre 2010, discutent à la fois des questions de fonctionnement (circulation, pôle d’échanges, déplacements des cyclistes et des piétons, accessibilité) et des usages plus conviviaux de la place. Cette organisation permet de déplacer le centre de gravité du débat public, de la question de la circulation à celle de la mise en scène des différentes activités possibles sur la future place.
Ainsi, les différentes phases de la concertation pour la place de la République ont consisté à mobiliser des ressources pour l’essentiel extérieures aux quartiers, avec pour rôle principal de canaliser l’énergie participative très forte du territoire local, qui risquait pour la mairie de ralentir ou de dévier la dynamique de projet. La maîtrise de la concertation reste donc largement entre les mains de l’Hôtel de Ville, qui utilise intensément les ressources de l’information numérique [5] pour diffuser les diagnostics, rapports d’experts, images et comptes-rendus de réunions auprès d’un nombre d’auditeurs potentiels plus grand que celui des seuls riverains ou des usagers directement concernés. C’est donc une opération d’élargissement de l’audience du projet qui est menée, pour en faire un véritable projet parisien et métropolitain. Le chantier a démarré en janvier 2012 et il sera intéressant de voir comment cette double dimension métropolitaine et locale se retrouve dans la suite de la concertation.
La concertation boulevard Diderot : une dynamique locale
Le cas du projet de rénovation du boulevard Diderot, porté par la mairie du 12e arrondissement à partir de 2008, donne à voir une autre forme de concertation, dans un contexte très différent de l’opération de la place de la République en termes de calendrier et de budget. Le projet est le fruit d’une co-construction entre la mairie d’arrondissement, les membres du conseil de quartier Nation-Picpus et la mairie centrale, dans des conditions financières délicates. Ne disposant pas d’une enveloppe budgétaire dédiée dans le plan d’investissement de la ville de Paris, il a fallu fédérer des modes de financement complémentaires pour parvenir à une enveloppe significative, afin d’aménager un espace de près de 2 km de long, en dépassant une demande locale focalisée sur une partie dévalorisée mais très limitée du boulevard, entre la place de la Nation et la rue de Reuilly.
Une première phase de diagnostic est menée par la mairie d’arrondissement avec le conseil de quartier Nation-Picpus en 2009. Des « évaluations en marchant » permettent de faire émerger les usages et les dysfonctionnements du tronçon concerné. Les objectifs définis, formalisés par la mairie, consistent à : améliorer le cadre de vie et la facilité des déplacements piétons et cyclistes ; revitaliser cette partie du boulevard, y compris sur le plan commercial ; inscrire ce projet dans une vision globale du boulevard. Cette phase se poursuit par un diagnostic des services techniques locaux, afin de donner au conseil de quartier des éléments techniques à mettre en relation avec ses propres objectifs. La principale conclusion, à ce stade, est de faire avaliser par le conseil de quartier la suppression des contre-allées sur ce tronçon, seul moyen d’agrandir les trottoirs. L’entrée dans le jeu de la concertation des habitants les plus proches permet de les associer à ces objectifs. Ils acceptent finalement la suppression du stationnement automobile sur les contre-allées, reconnaissant que la présence de ces dernières, utilisées exclusivement par du stationnement, est la raison principale de la moindre qualité de cette partie du boulevard.
En parallèle, une démarche de consolidation politique du projet est menée par les élus du 12e arrondissement qui présentent leur projet à l’adjointe au maire de Paris, Annick Lepetit, et obtiennent son accord pour ajouter des lignes de crédit complémentaires à l’enveloppe initiale, autorisant de grosses réparations de trottoirs et un schéma de développement des continuités cyclables. La mise en avant de la concertation locale et l’ingénierie financière bien maîtrisée par la mairie d’arrondissement ont été les deux outils complémentaires utilisés pour faire exister un projet global pour le boulevard.
Dans un troisième temps, la mairie d’arrondissement élargit le périmètre de la concertation à l’ensemble des habitants et commerçants du boulevard : ce moment de la concertation va se dérouler sur un temps très court (le premier semestre 2011), une fois le projet assuré sur le plan technique et financier. La démarche redevient alors plus classique. Sa connaissance du jeu des acteurs permet à la mairie d’asseoir le projet sur une adhésion locale forte issue du premier temps de la concertation, et sur un projet qualitatif qui met plus en avant la notion de « retouche » que celle de la transformation totale.
La démarche se caractérise, en définitive, par un très faible appel à des compétences externes à l’arrondissement. L’essentiel provient de l’expertise d’usage apportée par les conseils de quartier et les habitants [6], et des compétences internes à la direction de la voirie et des déplacements. La conduite du projet doit beaucoup à quelques élus du 12e arrondissement, dont l’adjointe chargée des déplacements et de l’espace public, qui tout en s’inscrivant dans la plupart des éléments de la politique parisienne de partage de l’espace public (confort des « modes doux » ou « actifs » [7], préservation des flux automobiles, recherche de stationnement alternatif dans des parcs de bailleurs sociaux, etc.), ont mis en avant le caractère modeste et concret du réaménagement. De ce point de vue, le projet pourrait illustrer les propos du paysagiste Alfred Peter qui parle de « produit de crise » (2011) à propos des projets qu’il développe à Strasbourg, faisant la part belle à l’expérimentation, à la modestie des aménagements, aux usages et aux mobilités douces. En clair, faire du projet urbain sans projet préalable et sans moyens financiers, mais avec la concertation.
Adapter la concertation aux projets et approfondir les expérimentations
L’étude de ces deux cas parisiens suggère l’hétérogénéité des dispositifs de concertation en termes de gabarit, de procédure et de ressources. D’abord, les pratiques de concertation sont proportionnées à l’importance, variable, donnée au projet par les responsables politiques. Ensuite, peu de projets disposent d’un budget spécifique dédié à la concertation, ce qui réduit la capacité d’innover. Enfin, la liberté de pratique permise par l’article L300-2 du code de l’urbanisme [8] doit souvent être articulée avec d’autres procédures, ce qui enchevêtre plusieurs formes de concertation pour un même projet [9], dès qu’il est plus important.
Malgré leur diversité, ces expériences de concertation participent d’une évolution des processus de conception des projets, traditionnellement descendants et techniques et promouvant les expertises de toutes natures contre les valeurs d’usage. Les élus et les responsables techniques sont conscients, de longue date, de cette difficulté. Une réponse classique a longtemps consisté à se réclamer de la notion d’intérêt général [10], présentée comme l’expression de la volonté générale (conception volontariste), contre la somme des intérêts particuliers dont les habitants ou riverains seraient les porteurs (conception utilitariste de l’intérêt général). Cette réponse est désormais insuffisante : les réponses des décideurs politiques et techniques s’orientent dans de nouvelles directions.
On peut évoquer deux figures non exclusives. La première est celle du dépassement du public « classique » de la concertation, celui des riverains, par l’appel à d’autres publics, illustré par le projet de la place de la République (ou celui des Berges de Seine). Il serait intéressant de creuser cette piste pour savoir si elle peut être mise en œuvre pour de plus petits projets. La deuxième réponse est plus prospective et tendrait à aller vers une conception intégrée du projet : diagnostic, objectifs généraux, programmation, conception, gestion des espaces et vie locale sont désormais pris en compte dans la concertation. Dans les deux cas, elles nécessitent un accroissement des compétences, internes ou externes, de la part des services techniques. Ces pistes restent encore très nettement le fait des plus grands projets.
Bibliographie
- Peter, A. 2011. « Le vélo aménage la ville », in Actes des matinées du Conseil général de l’environnement et du développement durable, La Défense : ministère de l’Écologie, du développement durable, des transports et du logement.
- Thibaud, J.-P. 2001. « La méthode des parcours commentés », in Thibaud et Grosjean (dir.), L’espace urbain en méthodes, Marseille : Éditions Parenthèses, p. 79-99.