Une histoire des luttes pour l’environnement, 18e-20e, un tel ouvrage publié chez Textuel ne saurait surprendre. Cette maison d’édition déploie notamment ses compétences dans les univers de la photographie et des archives, ce qui contribue à la richesse autant qu’au choix des illustrations. Mais la forme, si agréable fût-elle, n’est pas tout. Cette « maison », politiquement engagée, affiche depuis quelque temps déjà un profond souci du monde où une « écologie de combat » a toute sa place. On songe ainsi au récent Luttes écologiques et sociales dans le monde. Allier le vert et le rouge (Lowy et Tanuro 2021) et à L’Écologie, champ de bataille théologique, signé Stéphane Lavignotte (2022). On le voit (c’est le cas chez d’autres éditeurs, comme Anamosa), éditer est un geste, publier est une force. Avec Une histoire des luttes pour l’environnement, l’iconographie proposée à travers cent focus facilite l’accès à la signification de ce que l’écriture peinerait à exprimer seule.
Quand l’histoire écologique et sociale éclaire nos ténèbres
L’orchestration de ce bel ouvrage est l’œuvre d’une autrice et d’auteurs très aguerris. Diversement historiens (y compris de l’environnement), leur expérience apporte la finesse de regards croisés qui magnifient le « fait divers ». Autre façon de dire qu’on est séduit par la convergence, qui s’y dessine, des petites et de la grande Histoire(s). Le progressif resserrement des plages temporelles témoigne d’ailleurs d’une accélération des consciences et d’une urgence désormais tous azimuts. La première partie, « Contester dans le siècle du progrès » (fin XVIIIe- XIXe siècle), est en effet suivie d’un moment de balancement, les « luttes environnementales (faisant) face aux flux et reflux de la modernité » (1900-1967). La pression monte inexorablement avec « le tournant environnemental » (1967-1979), avant une quatrième phase d’apparent ressaisissement politique où climat et conscience globale semblent dominer les débats, alors qu’il s’agit désormais de « défendre la planète à l’heure du développement durable » (1979-1999).
Une riche palette illustrative : quand montrer, c’est faire
La première qualité de cet opus est son aptitude à combiner de grands noms et des événements réputés fondateurs avec des personnages et des « moments » moins connus… Si Humboldt ou Arrhenius, et plus récemment Anders ou Carson, nous murmurent encore quelque chose, le révérend britannique White, précurseur par ses considérations botaniques et zoologiques en plein XVIIIe, ou Franz Schrader, neveu alpiniste-cartographe d’Élisée Reclus et son écologie politique institutionnelle (début XXe), méritaient la place qui leur est faite. De même, à la fréquente confluence de perspectives politiques, sanitaires, sociales et environnementales, quand les victimes de Minamata, la marée noire du Torrey Canyon et la catastrophe de Bhopal sonnent encore à nos oreilles, on est ravi d’en apprendre un peu plus sur « la guerre des demoiselles » pour la défense des forêts en France ou sur la pollution minière et le massacre de masse à Riotinto, plus tard, dans le même XIXe siècle en Espagne.
Tout au long de quatre parties qui démantèlent le mythe du grand récit de la modernité se succèdent personnages et situations, presque toujours en deux pages mettant en perspective un texte ciselé, parfois frustrant, mais toujours clair, et une illustration, pour employer ici un terme générique. On y trouve des supports visuels hétérogènes qui font souvent « pâte commune ». En feuilletant le livre, on passe ainsi de gravures en tableaux, de photos en affiches ; on glisse de dessins animés (Captain Planet, 1990) en dessins de presse et caricatures (quoi de mieux, parfois, que l’humour au service de la dénonciation ?) ; on rebondit de couvertures de manuels (Manuel de l’arbre, 1907) en revues (Survivre… et Vivre, 1970) ou journaux (La Gueule ouverte, véritable journal de « la fin du monde », 1972). Les ressources documentaires, loin de nous distraire de l’essentiel, rythment la lecture, l’agrémentent et même… argumentent.
L’imposante variété des cadres et formes du combat : ce dont l’environnement est (le) lieu
Les illustrations rendent compte des oppositions et articulations entre mondes urbain et rural, industrie et nature, actions étroites ou en plan large, combinatoires subtiles d’économie, de politique et d’écologie. Le tout est traversé par des problématiques sociales presque omniprésentes. Ce livre révèle combien, par l’effet d’une mise en abyme où des formes renvoient à d’autres formes, l’agir humain peut faire sourdre en le rassemblant tout ce qui se joue dans une résistance et se donne à voir à travers un combat. On finirait d’ailleurs par oublier de quelle manière textes et images s’entretoisent en un tissu serré d’éclaircissements, de justifications et de mises en perspective.
L’environnement deviendrait-il alors prétexte, but, tandis que coagulent à travers lui mille formes de luttes ? Ne serait-il pas le reflet de causes communes ? Le livre nous promène dans le dédale de ces causes, qu’appréhendent scientifiques et philosophes, artistes (chansons, installations, films…), associations (comme la LPO ou Les Amis de la Terre), ouvrières ou travailleurs, et tant d’autres unions de circonstance. Un fourmillement de courants de pensée et d’action constitue l’essentiel de ce livre. On y croise les antimodernistes ou techno-critiques, en manière de petite sourdine depuis le XVIIIe siècle et la plongée dans l’ère de la révolution industrielle et du progrès béat. Figurent également les mouvances anticapitalistes (comme au Chiapas, en 1994) ou anticolonialistes (ah, le mythe de la mission écologique des empires coloniaux !). Sont aussi représentés les courants naturalistes ou écoféministes, dans le sillage des questionnements sur le genre (1979), ou égalitaristes (qui a oublié le « Larzac », souvent moqué, dans les années 1973-1974 ?). On y apprend que l’opposition, souvent fruit de la défense positive, véhémente ou joyeuse, de causes, peut jaillir d’un désir : celui d’un autre monde possible, d’une marche « pour » (le mouvement pour le Danube, 1984) ou d’une communauté utopique (comme en Suisse en 1900, à Monte Verità). On sait pourtant combien le « retour à la terre » a pu flirter avec certaines formes sombres de nationalisme et de patriotisme dans l’histoire de l’Europe (avec un lot d’inquiétudes que dissipent mal les chansons et guitares du mouvement Heimatschutz, venu de Suisse en 1906). Le droit lui-même trouve d’ailleurs naturellement sa place au sein de cet ensemble, avec la législation relative aux installations industrielles en 1810 ou la protection de la forêt de Fontainebleau en 1861, bien avant l’adoption de la loi pour la protection des sites et monuments naturels en 1906.
Les conséquences sanitaires du progrès : hoquets, toux et empoisonnements
On tousse parfois à la lecture d’affaires où se croisent perspectives sanitaires et environnementales. Comme si le prix à payer pour « tout ça » était la fin de l’air pur et les retombées en masse à destination prioritaire des premiers de corvée. On pense aux pluies acides de la Belgique à la Saxe, précocement dénoncées (1813). Mais on expectore et crache aussi en Angleterre, avec la grande puanteur de Londres (1858), à laquelle fera écho, plus tard (1880), London Fogs de Russell. Les menaces sur l’air ne représentent cependant qu’un aspect d’un fléau qui s’étend jusqu’à la pollution sonore. N’oublions pas non plus l’empoisonnement des sols et des cours d’eau, fruit délétère de logiques extractivistes (pollution minière de Riotinto en Espagne en 1888 ; mine de cuivre d’Ashio au Japon jusqu’en 1910), ou les réactions suscitées par l’expansion incontrôlée des villes (les résistances à Boston en 1960 ou Paris en 1970 en témoignent).
Il faudrait bien la régler un jour, l’addition sociale et écologique d’accumulations de polluants déversés brutalement ou au long cours, à travers les marées noires ou de plastique, ces dernières à propos desquelles l’alerte sera très tôt donnée (relisons Barthes sur le « monde plastifié », en 1957). Quant à l’agent orange et au glyphosate, on aurait sans doute aimé d’autres intelligences du recyclage… Devant la sensation d’empoisonnement massif que procure la concentration d’événements, on reste muet : pourquoi, en dépit de quelques victoires (comme la lutte antinucléaire de Plogoff, en 1978-1981), demeure encore possible cette folle fuite en avant alors que tant d’alertes et de dénonciations se sont manifestées au fil des siècles ? Menues satisfactions lorsqu’il s’agirait de ferrailler contre l’inexorable tsunami d’innovations et substances qui finissent par nous couler dans le dos.
Plus qu’un patchwork, d’autres matières à penser…
L’absence d’ordonnancement thématique, conséquence du respect scrupuleux d’une chronologie aux périodisations irréductiblement arbitraires, procure parfois le sentiment d’un patchwork. Le rapport Meadows, certes si souvent commenté, était-il plus important que celui, la même année, de Barbara Ward et René Dubos (1972, Nous n’avons qu’une Terre) ? Cette année 1972, d’ailleurs, celle de la Déclaration de Stockholm, aurait-elle pu, plus opportunément que l’année 1967 marquée par la catastrophe du Torrey Canyon, servir de point d’appui au « tournant environnemental » ? L’esprit et le volume de l’ouvrage rendaient délicate la contextualisation pleine et entière des « affaires » rapportées, mais l’autrice et les auteurs ici ne sont pas dupes et le savent. Les séquences et thématiques retenues, la variété et la typicité des illustrations choisies, évitant bien des pièges, autorisent d’ailleurs mille manières de parcourir ce livre. Elles révèlent à quel point les poches de résistance, au gré des catastrophes et des menaces, surgissent sur tous les continents. Ces combats situés et pourtant sans frontières, on les retrouve en Amérique, souvent fer de lance (États-Unis, Canada, Brésil ou Mexique) mais tout autant en Asie (Japon, Inde), en Afrique (Ouganda) et bien sûr en Europe, où la France (aux côtés de l’Angleterre, de l’Allemagne et de la Suisse) est elle-même souvent… à l’honneur.
Bien des personnages et événements militent pour qu’une suite, d’ici peu, voie le jour. Après 1999, d’autres événements prirent le relais, et les formes d’une lutte, fût-elle impure, se réinventent sans cesse. D’autant que, pendant que continuent à se mener des batailles, contre des mensonges ou des solutions chimériques (p. 299), depuis longtemps déjà s’expérimentent de nouvelles façons de faire communauté avec le reste du vivant, parfois en marge de sociétés politiques dont les plus soupçonneux se demandent aujourd’hui ce qu’elles peuvent bien avoir encore à offrir pour faire face aux défis. Car ce livre nous donne à voir, si besoin était, le janus bifrons qu’est, bien souvent et fondamentalement, la puissance publique, vers laquelle on se tourne ou bien que l’on combat, quand on ne s’en détourne pas… Signe, peut-être à son tour, d’une ambivalence sociétale, collective et individuelle, et faute, sans doute, d’avoir dès le XVIIIe siècle su clarifier l’enjeu des promesses et prendre la bonne voie pour un paradis terrestre.
À la manière d’un folioscope
Une fois lu puis refermé, considérez ce livre comme un folioscope : faites-en délicatement tourner les pages entre le pouce et l’index, du début à la fin. Peut-être aurez-vous alors la féconde impression ici de lire et comprendre un titre, là de fixer une image, et d’embrasser ainsi, en un instantané, les mystères de l’espace-temps des luttes. Vous constaterez combien cet indispensable ouvrage nous aide à mieux comprendre que si les problèmes écologiques façonnent les combats humains, ces derniers contribuent à ce qu’on s’empare autrement des questions qu’ils posent.
Bibliographie
- Lavignotte, S. 2022. L’Écologie, champ de bataille théologique, Paris : Textuel.
- Lowy, M. et Tanuro, D. 2021. Luttes écologiques et sociales dans le monde. Allier le vert et le rouge, Paris : Textuel.