Samedi 17 novembre 2018 : tandis que les voitures des gilets jaunes bloquent l’hexagone et que leurs barrages provoquent un drame à résonance nationale, outre-Manche des piétons convergent vers la Tamise. Nous sommes à Londres, où le trafic automobile est contenu par des péages urbains depuis 2003. Les marcheurs de cette manifestation d’un nouveau type s’apprêtent à occuper de manière coordonnée cinq ponts, simplement allongés ou assis. Certains accompagnateurs négocient avec les forces de l’ordre et des relais téléphoniques permettent de mouvoir stratégiquement une étrange armée pacifique de volontaires pour qu’au moins un pont reste en permanence accessible aux ambulances ayant besoin de traverser la Tamise. Aux alentours, l’entrave à la circulation se fait par petits groupes mobiles selon une technique nouvelle, en quelque sorte biomimétique, le swarming (« essaimage » ou « fourmillement »), qui répond à cinq règles précises – cibler les sites à l’avance, se disperser provisoirement dans le public quand la police arrive, investir alors une autre voie, répéter l’opération toute la journée durant, rester constamment poli –, une véritable tactique de combat militant et non violent. Ces « fourmis humaines » doivent libérer leur proie après environ sept minutes, délai moyen du passage, pour le conducteur du véhicule, du flegme à la crise de nerfs…
Les actes fondateurs
Ce jour-là, l’appel du mouvement Extinction Rebellion (XR) a fait florès : 6 000 participants pour ce premier « Rebellion Day » placé sous l’égide de la désobéissance civile non violente – 500 se disaient prêts et formés à aller en prison, 82 seront finalement arrêtés. Hommes et femmes uni∙e∙s sous le déploiement de banderoles et pancartes inscrites en noir sur fonds uniformes de couleurs sombres, principalement le vert, scandent le mot d’ordre « Rebel for Life » et arborent un logo composé de deux triangles dessinant un X inscrit dans un cercle et figurant un sablier pour signifier l’urgence planétaire. Il n’est pas sans faire écho au symbole du Peace and Love (1958) – dessiné par le graphiste britannique Gerald Holtom à partir des lettres N et D en alphabet sémaphore pour « Nuclear Disarmament » – et à celui de l’anarchie (1964) – le A cerclé des libertaires. Deux ans de préparation ont été nécessaires pour arriver à un tel rassemblement d’activistes. Cette journée avait été précédée du lancement officiel d’Extinction Rebellion le 31 octobre à Parliament Square, devant le palais de Westminster. Quelques jours plus tôt, le 26, le quotidien The Guardian avait publié une tribune signée par une centaine d’universitaires affirmant leur soutien au mouvement [1].
L’objectif est, dans un premier temps, d’interpeller vigoureusement les pouvoirs publics, accusés d’inaction criminelle, car « now, it is time, tomorrow, it will be too late [2] » (« aujourd’hui, il est temps, demain, il sera trop tard ») ; « we’re sleepwalking into a catastrophe » (« nous courons endormis droit au désastre »), « the time for hope is over » (« le temps de l’espoir est dépassé ») [3]. Les membres d’Extinction Rebellion se déclarent « rebels for life » (« rebelles pour le vivant »). Parmi leurs slogans : « Hope dies, action begins » (« L’espoir meurt, l’action commence »).
Sept jours après le blocage des ponts – alors qu’en France la gronde des gilets jaunes enfle sur les Champs-Élysées –, le « Rebellion Day 2 » occupe Parliament Square avant de migrer vers Buckingham Palace. Pour ce deuxième jour de la rébellion, un cortège de militants vêtus de noir parodie un service funèbre autour d’un cercueil noir portant l’inscription en blanc « OUR FUTURE », performance collective dans la droite ligne de certaines actions d’Act Up, dont le film 120 Battements par minute a retracé l’histoire. Des offrandes de fleurs et de messages au pied des grilles de la résidence royale renvoient à l’évidence à l’émotion populaire soulevée par le décès de Lady Diana. « The Time to Act is Now », conclut une vidéo mise en ligne sur YouTube [4]. « Act Now », lit-on sur certains posters.
Zéro carbone en 2025
Trois revendications principales forment le discours d’Extinction Rebellion, qui vise à un soulèvement mondial, grâce à une mise en réseau d’initiatives nationales : déclarer un état d’urgence climatique et écologique, en mettant en place une communication honnête sur le sujet ; agir dès maintenant pour freiner la perte de biodiversité et atteindre zéro émission carbone en 2025 ; créer une assemblée citoyenne sur la justice climatique et écologique. Pour porter ces revendications, le mouvement prône l’action directe non violente de désobéissance civile. Quelles ont été les principales étapes de son émergence ? Comment fonctionne-t-il et en quoi se différencie-t-il des mouvements activistes existants ?
Actions urbaines
Extinction Rebellion rassemble en octobre 2019 plus de 100 000 militants dans 70 pays (Bernas 2019). La branche française, créée en novembre 2018, est officiellement lancée le 24 mars 2019 par l’occupation de la place de la Bourse à Paris. La première « semaine internationale de rébellion » est organisée du 15 au 21 avril 2019. À la Défense, les militants français participent au blocage, le 19 avril, d’une antenne du ministère de la Transition écologique ainsi que des tours Total, EDF et Société Générale, à l’initiative de Greenpeace, des Amis de la Terre et d’ANV-COP21 (Action non violente) : c’est l’une des plus importantes actions de désobéissance citoyenne en France, avec 2 000 participants. Le 28 juin, un blocage pacifique du pont de Sully à Paris est réprimé par la police à coups de bombes lacrymogènes ; les images font le tour des médias. La deuxième « semaine internationale de rébellion » débute le samedi 5 octobre 2019 par le blocage du centre commercial Italie Deux à Paris (Hardy 2019). Le lundi 7, ce sont la place du Châtelet et le pont au Change qui sont occupés. Une campagne est également organisée sous l’intitulé « Block Friday », pour dénoncer les effets délétères du Black Friday, symbole de la société de surconsommation. Depuis, les actions se sont diversifiées, comme l’occupation de cimenteries, entre autres.
La majorité des actions menées par les membres d’Extinction Rebellion concerne le milieu urbain. Il s’agit par exemple d’investir l’espace public par le placardage d’affiches et le geste de taguer le symbole du mouvement sur le trottoir. L’une des actions récurrentes consiste à saboter temporairement les réseaux de trottinettes électriques, moyen de locomotion qui n’a rien d’écologique. Le mouvement occupe régulièrement des sièges de multinationales ou manifeste devant le ministère de la Transition écologique. Mais ces actions peuvent avoir d’autres contextes, comme le blocage d’autoroutes ou d’aéroports.
Établir un nouveau rapport de force
L’écosocialiste Corinne Morel Darleux, dans l’une des toutes premières analyses françaises consacrées au « phénomène » Extinction Rebellion (XR), explique que le rapport de force que le mouvement cherche à instaurer « est éminemment politique. XR revendique une approche systémique qui prend le contre-pied du sentimentalisme ordinaire, et n’hésite pas à se qualifier de révolutionnaire. Vu de France, il peut sembler paradoxal d’en appeler au soulèvement populaire et de parler de situation de guerre tout en se disant non violent, tant on a essayé de nous fourrer dans le crâne que les insurrections étaient forcément sanguinaires. Il suffit pourtant de se souvenir de la marche du sel de Gandhi ou de la dissidence de militants – noirs et blancs – contre la ségrégation raciale dans les bus des années 1950 aux États-Unis » (Morel Darleux 2018), autant de références explicitement revendiquées par XR avec le modèle des Suffragettes et le mouvement Occupy.
Changer de culture dominante
Par rapport à ses aînés, tel Greenpeace, Extinction Rebellion se distingue par plusieurs caractères. Il s’agit d’abord de la prise en compte de l’urgence planétaire en fonction des derniers rapports des spécialistes sur le changement climatique et l’érosion de la biodiversité, et face à l’inaction des gouvernements en place. Conséquence logique de ce constat, l’appel au soulèvement général s’accompagne de l’ambition de réforme des institutions et des esprits. C’est ainsi qu’un des membres, en charge des relations avec la presse écrite, déclare :
En termes d’objectifs, on est clairement radicaux, car on veut remonter à la racine des problèmes. On veut traiter les effets et pas les causes. Pour nous la racine, c’est un manque de respect du vivant, une culture de l’exploitation. C’est à ça qu’on s’attaque. Certes le système économique a permis la destruction de la biodiversité. Mais ce système économique est lui-même né sur des valeurs, auxquelles on s’oppose (Lebouq 2019).
Les visées des membres d’Extinction Rebellion apparaissent principalement pédagogiques : il s’agit d’interpeller le pouvoir politique et d’éveiller les consciences dans la population générale. Enfin, le recours systématique à l’action directe non violente, s’il est un héritage de Greenpeace et des faucheurs d’OGM, inscrit le mouvement dans la radicalité : pas de compromis possible, il faut agir de la manière la plus visible.
Pour la plupart des membres, les pétitions en ligne et les simples manifestations de rue ne suffisent pas à faire avancer la cause écologiste. Aussi, le développement du mouvement s’accompagne-t-il de la multiplication des journées de formation à la désobéissance civile, permettant par exemple de savoir comment réagir à une interpellation par les forces de l’ordre.
Comment le mouvement fonctionne-t-il ? L’holacratie
Les membres communiquent grâce à un forum informatique dénommé la « base », une plateforme hébergée en Islande, alimentée par des énergies renouvelables. Extinction Rebellion est divisée en plusieurs groupes thématiques, parmi lesquels « artivisme », recherche et systémique, médias et message, actions et logistique ou encore coordination internationale. Le mouvement est également structuré en groupes régionaux. Il fonctionne de manière décentralisée et horizontale, sans porte-parole fixes ni hiérarchie interne, suivant le principe de l’holacratie, forme de gouvernance horizontale, fondée sur une répartition commune des responsabilités, qui permet de disséminer les prises de décision, alors que Greenpeace apparaît par exemple comme une organisation très centralisée (Chartier 2015). Ce qui n’implique pas qu’il soit dénué de leaders, à l’instar de Roger Hallam, agriculteur biologique, mais aussi chercheur sur le thème de la désobéissance civile au King’s College de Londres. Les pages Facebook et les comptes Twitter des antennes nationales et des groupes régionaux sont un important moyen de diffusion des actions entreprises.
Pour beaucoup d’observateurs, cette absence de délégation, apte à attirer de nouveaux membres désabusés de l’action politique classique, pourrait néanmoins constituer la principale limite du mouvement [5]. Un certain nombre de critiques s’attaquent aussi aux revendications d’Extinction Rebellion, notamment l’objectif de zéro émission carbonée en 2025, jugé irréalisable. A contrario, la relative vigueur du mouvement, sa capacité à attirer de nouveaux militants et à essaimer à travers la planète, montrent que ce modèle inédit de fonctionnement séduit et stimule les vocations. Bien entendu, la pandémie de Covid-19 a ralenti sa dynamique avec la limitation des rassemblements. Reste à savoir s’il aura la capacité de trouver un second souffle en recrutant suffisamment de nouvelles énergies [6] et en trouvant sa place dans le débat démocratique.
Bibliographie
- Badrinath, L. et Adaoust, C. 2019. « Qui se cache derrière Extinction Rebellion, ces activistes en vert et contre tous ? », France Info [en ligne], 30 juillet.
- Bernas, A. 2019. « Extinction Rebellion, désobéir pour sauver la planète ? », RFI [en ligne], 9 octobre.
- Chartier, D. 2015. « Greenpeace », in D. Bourg et A. Papaux (dir.), Dictionnaire de la pensée écologique, Paris : PUF, p. 501-504.
- Didelot, N. 2020. « Extinction Rebellion : les militants face au plafond de vert », Libération [en ligne, sur abonnement], 16 octobre.
- Hardy, Q. 2019. « XR, une nouvelle forme d’expérimentation politique ? », Terrestres [en ligne], n° 9.
- Lebouq, F. 2019. « Extinction Rebellion est-il un mouvement “radical ” ? », Libération [en ligne], 12 octobre.
- Morel Darleux, C. 2018. « En Angleterre, le mouvement Extinction Rebellion lance l’insurrection pour le climat », Reporterre [en ligne], 17 novembre.