À trois mois du premier tour de l’élection présidentielle, un collectif de plus de 1 400 chercheuses et chercheurs, venant de multiples disciplines, publie le 1er février 2022 une tribune alertant sur la faible couverture médiatique des problématiques environnementales dans le cadre de la campagne électorale [1]. Cette interpellation faisait suite à celles d’experts des questions énergétiques ou de journalistes spécialistes de l’environnement [2]. Elle a également précédé la campagne « Pas de climat, pas de mandat » soutenue par un ensemble d’organisations collectives et de personnalités publiques [3]. Au regard de l’institutionnalisation progressive de la question énergétique et climatique dans l’espace public et du verdissement du champ politique, le besoin de mener de telles mobilisations peut sembler surprenant. Pourtant, si ce contexte aurait pu être favorable à la saillance d’enjeux dont le caractère d’urgence est désormais reconnu, les enjeux énergétiques et climatiques ne sont pour l’instant [4] abordés dans la campagne que de manière très partielle, tant sur le plan quantitatif que qualitatif.
En dépit du verdissement de l’espace public et du champ politique
Depuis leur émergence dans les années 1970 et malgré des phases de reflux, notamment dans les périodes de crise économique (Evrard et Persico 2021), les enjeux énergétiques et climatiques se sont progressivement institutionnalisés, et ont été pris en charge par des acteurs associatifs, politiques et médiatiques toujours plus nombreux. Dans ce contexte, le degré d’attention porté par l’opinion publique a lui aussi sensiblement augmenté depuis cinquante ans, même si cette trajectoire reste cyclique (Downs 1972). Des dynamiques plus récentes semblaient augurer d’un contexte plus favorable à la prise en compte de l’enjeu énergétique et climatique. Sa visibilité tout d’abord, avec l’accélération et l’intensification de phénomènes climatiques (sécheresses, vagues de chaleurs inédites, inondations, etc.). Sa conflictualité ensuite, avec le développement d’un mouvement social, de plus en plus jeune, mais aussi informé et exigeant (De Moor et al. 2021). Depuis les premières grèves pour le climat jusqu’aux manifestations de grande ampleur avant la pandémie, la pression sociale s’accentuait sur les dirigeants politiques et économiques. Le monde des arts et de la culture est également venu porter cette dynamique, à l’image du succès (au moins médiatique) du film Don’t Look Up rappelant à cet égard le rôle joué par le documentaire de Davis Guggenheim An Inconvenient Truth avant l’élection présidentielle de 2007, ou par celui de Yann Arthus-Bertrand (Home) avant les élections européennes de 2009.
D’ailleurs, les questions énergétiques et environnementales ne sont pas absentes de l’offre programmatique des partis et candidats en compétition pour cette élection présidentielle de 2022. Et ce verdissement des programmes politiques n’est, lui non plus, pas nouveau, même s’il reste encore inachevé, fluctuant et inégalement opéré par les partis politiques (Persico 2021). Depuis la décennie 1980, l’entrée des partis écologistes dans le champ politique, et leurs premiers succès électoraux, ont conduit les autres formations partisanes à adapter tant bien que mal leur offre programmatique. Plutôt qu’une conversion idéologique, il s’agissait le plus souvent d’une réaction à la constitution d’un électorat de moins en moins négligeable. Or, en France comme dans d’autres pays d’Europe de l’Ouest, les récents scrutins (élections européennes de 2019 ; élections municipales de 2020 ; élections fédérales allemandes de 2021) ont été relativement favorables aux écologistes [5].
Dans ce contexte, la quasi-totalité des candidats s’est donc employée à formuler des propositions pour prendre en charge la question de la protection de l’environnement et du changement climatique, ainsi que leurs conséquences sur les choix énergétiques [6]. Ces enjeux semblent donc bien encore faire partie de ces « tunnels d’attention » (Grossman et Guinaudeau 2022), à savoir des enjeux qui, indépendamment des identités et propositions propres à chaque candidat, doivent être intégrés à leurs priorités pour espérer conquérir le vote de l’électeur médian [7]. Pour autant, en dépit de ce contexte, a priori favorable, le traitement des questions énergétiques et climatiques dans la campagne présidentielle de 2022 reste très largement partiel.
Une faible visibilité dans la campagne électorale
Les travaux sur les cycles d’attention publique suggèrent que l’ampleur et la fréquence de ces cycles ne dépendent pas tant de la gravité objective des problèmes environnementaux que de la concurrence d’autres enjeux – enjeux économiques notamment – et de l’intérêt porté par les médias et les élites politiques pour la question environnementale. Or, le temps consacré à l’énergie et au climat dans la campagne électorale de 2022 est globalement restreint ; il dépend de l’attention que leur porte chacun des candidats et de leurs formations politiques respectives. Ainsi, les candidatures de Yannick Jadot et Jean-Luc Mélenchon se distinguent par la centralité qu’elles accordent aux enjeux climatiques, qui constituent l’un des principaux socles de leur programme, de leur matériel de campagne et de leurs interventions publiques. De l’autre côté, Marine Le Pen ou Éric Zemmour ne mentionnent ces enjeux que de façon extrêmement marginale, dans une campagne qu’ils dédient principalement aux questions migratoires et identitaires. Enfin, pour les autres candidates et candidats, les références à l’énergie et au climat ne sont pas absentes, mais elles restent secondaires dans la construction de l’offre programmatique, et davantage en réaction au contexte de la campagne (flambée des prix, guerre en Ukraine notamment).
La visibilité de la question climatique dans le traitement médiatique de la campagne mérite elle aussi d’être discutée. Un groupe d’ONG, à l’initiative de « l’Affaire du siècle [8] », a mis en place un indicateur permettant de démontrer que les médias ont accordé moins de 3 % de leur couverture de la campagne électorale aux sujets climatiques. Au-delà de la difficulté exprimée par les formations politiques de gauche à imposer leurs thèmes de campagne, contrairement à celles d’extrême droite, cette situation renvoie également à des choix des acteurs médiatiques. Pour les uns, la difficulté provient du caractère technique de l’énergie et du climat, qui rendrait ces sujets difficilement accessibles au grand public. On retrouve ici un argument qui a été longtemps invoqué pour questionner la légitimité de débattre démocratiquement des choix énergétiques. D’autres journalistes ont au contraire le sentiment d’aborder ces questions, en interrogeant les candidats sur « la part du nucléaire et des éoliennes [9] ». Cette perception caricaturale des enjeux énergétiques renvoie inévitablement à la question de leur « cadrage » (framing) [10] dans la campagne électorale.
Un classique cadrage productiviste et centré sur le nucléaire
S’il a été rythmé par des événements conjoncturels spécifiques à cette campagne électorale (flambée des prix, COP26, guerre en Ukraine), le débat sur les enjeux énergétiques est resté inscrit dans un cadrage assez conforme au paradigme dominant la politique énergétique française depuis la Seconde Guerre mondiale, et aux précédentes élections présidentielles : le productivisme centré sur la question du nucléaire.
À l’automne 2021, la question énergétique et climatique a bénéficié d’un contexte plus favorable à sa visibilité avec la succession de plusieurs événements : la primaire écologiste, la publication des Futurs énergétiques 2050, par le gestionnaire du réseau de transports (RTE), puis la COP26 à Glasgow. Ces événements délimitent une séquence de médiatisation et de politisation de la question énergétique, presque immédiatement recentrées sur l’enjeu nucléaire. En proposant différents scénarios pour atteindre la neutralité carbone du système électrique, le travail de RTE génère notamment une série de critiques pour ne développer en détail que des scénarios correspondant à une trajectoire « de référence » avec une hausse importante de la consommation d’énergie [11]. Dès lors, les débats porteront principalement sur les choix technologiques permettant de répondre à cette demande tout en respectant les engagements climatiques européens et internationaux.
Ce débat avait été déclenché dès les régionales de 2021, avec la multiplication de prises de position contre « les éoliennes », à droite (notamment par Xavier Bertrand) et à l’extrême droite [12]. Mais dans le contexte de la présidentielle, il prend la forme d’une opposition entre les énergies renouvelables et le nucléaire. À l’exception du PCF, soutien historique du nucléaire, les partis de gauche opposent au scénario de RTE celui des experts de l’association Negawatt [13] pour promouvoir une sortie du nucléaire et une production d’électricité reposant entièrement sur les énergies renouvelables. À l’inverse, les autres candidats se prononcent pour une relance du nucléaire et se livrent à une surenchère sur le nombre de réacteurs EPR qu’ils envisagent de construire. Sans donner de chiffre, Emmanuel Macron profite d’une allocution télévisée dédiée à la crise sanitaire pour annoncer, lui aussi, la relance d’un programme de construction de réacteurs EPR, au nom de l’indépendance énergétique et des objectifs climatiques.
Présentée un peu hâtivement comme une réactivation du clivage gauche/droite, cette séquence renvoie plutôt à un cadrage productiviste, au sens où la priorité est donnée à la production d’énergie plutôt qu’à la réflexion sur ses usages et la maîtrise de la demande. Co-construit par les acteurs politiques et médiatiques [14], il est assez conforme à celui des précédentes élections présidentielles (Brouard et al. 2013). Dans le même temps, la flambée des prix du gaz et de l’électricité fait aussi émerger la question économique et sociale. Mais la question des facteurs structurels de cette hausse des prix des énergies est (trop ?) rapidement évacuée au profit des mesures de plus ou moins court terme visant à limiter ses effets sur le pouvoir d’achat. Les positions des candidats varient alors entre recours à la fiscalité, gel/blocage des prix ou encore la mise en place de mesures compensatoires (chèques énergie). Deux candidats, Jean-Luc Mélenchon et Yannick Jadot, se distinguent toutefois en tentant d’élargir ce débat à la reconfiguration du système énergétique et à un retour à un service public de l’énergie. D’ailleurs, au-delà de réels points de désaccord sur d’autres enjeux et des stratégies de distinction liées à la nature concurrentielle de l’élection, ces deux candidatures sont finalement très proches sur les enjeux énergie-climat et s’inscrivent toutes les deux dans la perspective d’un clivage socio-politique entre écologie et productivisme (Persico 2021).
Pour conclure, on constate que ces enjeux, perçus comme techniques et de long terme, peinent encore à exister pleinement dans la campagne électorale. Le plus souvent, ils sont rapidement effacés au profit d’enjeux présentés comme plus urgents ou importants : le pouvoir d’achat, l’emploi, la sécurité, etc. Lorsqu’ils sont politisés, ils le sont le plus souvent sous des formes caricaturales qui ne permettent pas d’identifier et de choisir les modèles de société que les politiques énergétiques conditionnent pourtant. Comment assurer la justice sociale de la transition énergétique (question rappelée avec force par le mouvement des « gilets jaunes » mais soulevée aussi par la nécessaire reconversion des travailleurs des industries polluantes) ? À quoi sommes-nous prêts à renoncer pour atteindre la sobriété énergétique que la lutte contre le changement climatique rend inévitable ? La politique énergétique est-elle nécessairement une politique nationale ou faut-il accentuer et accélérer les processus de territorialisation et d’européanisation de la transition ? Voici seulement quelques exemples de questions cruciales et néanmoins quasi absentes de la campagne électorale.
Alors que nous écrivons ces lignes, la question énergétique commence à émerger parmi les nombreux enjeux soulevés par la guerre en Ukraine. Il est important que la réflexion sur l’autonomie énergétique (nationale et européenne) ou la dépendance aux énergies fossiles ne soit pas, elle aussi, monopolisée par la question nucléaire, mais prenne la forme d’un vrai débat démocratique et éclairé sur les transformations d’ensemble des systèmes énergétiques.
Bibliographie
- Brouard, S. et al. 2013. « Un effet de campagne. Le déclin de l’opposition des Français au nucléaire en 2011-2012 », Revue française de science politique, vol. 63, n° 6, p. 1051-1079.
- De Moor, J. et al. 2021. « New Kids on the Block : Taking Stock of the Recent Cycle of Climate Activism », Social Movement Studies, vol. 20, n° 5, p. 619-625.
- Downs, A. 1957. An Economic Theory of Democracy, New York : Harper.
- Downs, A. 1972. « Up and Down with Ecology : The Issue Attention Cycle », Public Interest, vol. 28, n° 1, p. 38-50.
- Entman, R. 1993. « Framing : Toward Clarification of a Fractured Paradigm », Journal of Communication, vol. 43, n° 4, p. 51-58.
- Evrard A. et Persico, S. 2021. « Entre relance verte et variable d’ajustement : les effets contradictoires de la Grande Récession sur les politiques environnementales », in P. Hassenteufel et S. Saurugger (dir.), Les Politiques publiques dans la crise. 2008 et ses suites, Paris : Presses de Sciences Po, p. 297-329.
- Goffman, E. 1974. Frame Analysis. An Essay on the Organization of the Experience, New York : Harper.
- Grossman, E. et Guinaudeau, I. 2022. Do Elections (Still) Matter ? Mandates, Institutions, and Policies in Western Europe, Oxford : Oxford University Press.
- Persico, S. 2021. « Quand l’écologie fait de la politique », Projet, n° 382, p. 20-24.