Les ouvrages, les recherches, les colloques ou séminaires sur le thème de la marche en ville abondent depuis le milieu des années 2000. Si les champs disciplinaires convoqués et les clés de lecture restent multiples, la plupart des réflexions engagées mettent l’accent sur les enjeux, en termes de développement durable, de ce renouveau d’une pensée de la marche en ville. Ainsi, outre les préoccupations environnementales, aujourd’hui bien connues, et la lutte contre l’étalement urbain, il s’agit désormais d’offrir au piéton ce qu’un certain marketing urbain (ou « city branding ») nomme – sans réellement le définir d’ailleurs – un meilleur « confort du cadre de vie » ou une meilleure « qualité de vie en ville ».
L’ouvrage publié sous la direction de Jean-Jacques Terrin s’inscrit précisément dans la lignée de ces nombreuses réflexions. Outre ces slogans, on y retrouve tous les ingrédients d’une dénonciation de l’asphyxie des villes par le trafic routier et la défense d’un nouveau modèle urbain, fondé sur le piéton, tourné vers plus de convivialité et d’harmonie. L’introduction de l’auteur embrasse toute la complexité des usages piétons de la ville, synthétisant habilement les publications les plus récentes dans le domaine. La marche en ville y est ainsi présentée comme un enjeu majeur de la fabrique des espaces publics urbains contemporains, tant elle articule les dimensions physiques, aménagées, sociales et sociétales du « vivre-ensemble » en ville. La question des ambiances urbaines, c’est-à-dire de la dimension sensible de ce « vivre-ensemble », n’est certes pas oubliée, mais on regrettera qu’elle soit seulement articulée à une réflexion sur le développement des nouveaux réseaux d’information et de communication, alors même que des travaux de recherche (Augoyard 1979, De Certeau 1980, Joseph 1984, Sansot 1998, Bordreuil 2005, Amphoux 2004… pour n’en citer que quelques-uns) n’ont eu de cesse de mettre en évidence son importance dans la recomposition de l’urbanité et des rapports quotidiens à la ville.
Mais le propos de l’ouvrage et son intérêt sont peut-être ailleurs. Le piéton dans la ville. L’espace public partagé présente, en fait, la synthèse de deux séminaires de travail organisés en 2010, dans le cadre du programme POPSU Europe (Plate-forme d’observation des projets et des stratégies urbaines) pour mettre en regard, à l’échelle européenne, ce renouveau de la pensée de la marche en ville avec les stratégies actuelles de réorganisation des mobilités urbaines. Richement illustré, traduit en anglais (ce qui lui donne sans conteste une plus-value éditoriale appréciable), l’ouvrage se compose de deux parties.
La première partie offre au lecteur sept monographies de villes européennes ayant fait de la marche en ville – et donc de la figure du piéton – les pivots des stratégies urbaines de réorganisation des mobilités et de requalification des espaces publics urbains. Si l’écueil de la présentation en termes de best practices est évité le long de ces 163 pages, le détour par des villes maintes fois évoquées et étudiées ne l’est pas. Hormis les cas de Lausanne et de Vienne (rarement analysés) ou celui de Paris (assez récent et pour lequel on ne dispose encore que de peu de comptes rendus), les villes de Londres, de Copenhague, d’Amsterdam et de Lyon figurent en tête de ce panel, comme elles le sont déjà dans les conférences Walk 21 ou au sein du récent rapport de l’action COST 358 Pedestrians’ Quality Needs coordonné par Rob Methorst. De fait, si les lecteurs les moins documentés sur le sujet pourront circuler d’un cas à un autre en comparant les diverses stratégies ou réalisations mises en place, les plus avertis se contenteront probablement de se focaliser sur les exemples des villes les moins observées jusqu’à présent. Pour autant, malgré son éventuelle redondance, ce panorama des actions des villes européennes présente plusieurs intérêts.
Au-delà d’une certaine forme de militantisme partagé pour le rééquilibrage des mobilités urbaines en faveur de la marche à pied, au-delà aussi d’un discours quelque peu convenu sur les atouts de la lenteur, de l’esthétisation des quartiers ou de la réintroduction de la nature en ville, chaque cas présenté constitue aussi un prétexte pour mettre en avant toute la complexité des politiques de redistribution des espaces publics urbains. En effet, chacun des exemples révèle comment, entre idéologie et contraintes pratiques (liées à l’échelle ou à la topographie de la ville, à la densité urbaine, à la hiérarchie des espaces traités, aux cultures du déplacement, aux jeux d’acteurs…), des choix sont systématiquement opérés et des modulations mises en œuvre. Dans le cas d’Amsterdam, par exemple, ville confrontée à des contraintes de surface disponible, il s’agit de soutenir la préférence accordée au déplacement piéton au détriment du trafic automobile par une nouvelle hiérarchisation de la voirie. À Londres, on a fait, à l’inverse, le pari d’une cohabitation possible entre les divers usagers de la voirie, en misant à la fois sur la mixité des usages et le respect mutuel des différents protagonistes de l’espace public urbain. À Lausanne ou à Copenhague, on a choisi d’intensifier la vie urbaine, en donnant la priorité à la fois aux mobilités dites « douces » et à l’amélioration des ambiances urbaines. Dans le cas de Vienne, on a misé sur la qualité des connexions possibles entre les divers espaces publics et on a développé en leur sein les potentialités de séjour, à partir d’une approche stratégique très originale dite du gender mainstreaming.
La présentation et la lecture de ces différents cas révèlent en outre – et il s’agit là du second intérêt notable de l’ouvrage – les paradoxes liés à la mise en place de cette philosophie du partage de l’espace public urbain. Comment, par exemple, articuler les divers modes de déplacement plutôt que les opposer ? Comment hiérarchiser les mobilités sans les isoler ? Comment désencombrer la rue sans pour autant la dénuder ? Autant d’interrogations qui, sans cesse répétées, viennent finalement mettre en débat la contemporanéité d’une telle philosophie. Les enjeux et les paradoxes liés à la cohabitation entre les divers modes de déplacement ont, en effet, été présents à chaque époque. On peut alors se demander si ce militantisme en faveur de la marche à pied, comme les principes et les modes de raisonnement qui l’animent, ne sont pas, au fond, les mêmes que ceux qui conduisirent autrefois à la redistribution de la voirie en faveur de l’automobile.
La seconde partie de l’ouvrage, plus courte que la première, regroupe des paroles d’experts et de chercheurs (urbanistes, géographes, sociologues) qui sont présentées comme autant de mises en regard de ces projets. Le lecteur s’attend alors à ce que cette philosophie du partage de l’espace public urbain soit réellement débattue, mise en question, voire critiquée. Mais au fil de ces 71 pages, les propos restent consensuels, s’attachant finalement à mettre en exergue le bien-fondé de ces politiques de rééquilibrage des espaces publics urbains et le bénéfice d’un retour à des formes de lenteur en ville. Seule la contribution de Catherine Forêt, loin d’un simple commentaire sur le panorama présenté, propose une véritable réflexion critique sur le rôle des piétons dans la reconfiguration des villes. Dépassant le paradigme du développement durable, et les analyses en termes de qualité de vie en ville, cette géographe et urbaniste révèle finalement en quoi cette philosophie du partage se doit d’alimenter aujourd’hui un débat essentiel sur la nature des espaces publics urbains et sur ce que Derrida (1997) nommait déjà « ce principe fondamental à maintenir, qui ne relève ni de la morale, ni de l’éthique » et qui se nomme : l’hospitalité.