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De quelle recherche urbaine avons-nous besoin ?

Dresser une prospective de la recherche urbaine pour les prochaines années : voilà ce à quoi se sont attelées plusieurs dizaines de chercheurs dont les contributions ont été rassemblées sous l’égide du CNRS. Brigitte Guigou montre leur intérêt tant pour la recherche que pour les praticiens et praticiennes de l’urbain et des territoires.

Recensé : Félix Adisson, Sabine Barles, Nathalie Blanc, Olivier Coutard, Leïla Frouillou et Fanny Rassat (dir.), Pour la recherche urbaine, Paris, CNRS Éditions, 2020, 445 p.

Pour la recherche urbaine, livre manifeste et panorama engagé des enjeux présents et à venir de la recherche urbaine, a été publié par les Éditions du CNRS en 2020. C’est un ouvrage hors norme. Il l’est d’abord par l’étendue du sujet, qui couvre une bonne partie du champ de la recherche urbaine dans des villes des Nords et des Suds. Il l’est aussi par son ambition, qui est d’interroger les fondements épistémologiques et théoriques, ainsi que les enjeux et implications politiques de la recherche urbaine, tout en proposant une prospective nationale de recherche urbaine pour la prochaine décennie. Il l’est enfin par le travail collectif au long cours sur lequel il s’appuie. Fruit d’une commande du CNRS antérieure à 2015, il repose sur une série de journées d’études et de prospectives inscrites dans une démarche collective dont la coordination scientifique a été assurée, durant les cinq années de fabrique de l’ouvrage, par Félix Adisson, Sabine Barles, Nathalie Blanc, Olivier Coutard, Leïla Frouillou et Fanny Rassat. Rédigé par une cinquantaine de chercheurs de disciplines, affiliations institutionnelles et générations différentes, il reflète une pluralité de points de vue et de savoirs.

L’ouvrage (445 p.), précédé d’une brève introduction, s’organise en quatre parties qui couvrent les grands domaines et enjeux de recherche sur les villes : production de la recherche urbaine et ses conditions ; définition de l’urbain et implications prospectives ; habitants des villes et urbanisme « par le bas » ; production de la ville. Ces quatre parties regroupent au total seize articles, eux-mêmes collectifs et pluridisciplinaires, fondés sur des références bibliographiques en partie internationales. Ce compte rendu a pour objectif de restituer, de manière nécessairement partielle et partiale, les principaux enseignements de cet ouvrage passionnant, à la fois par ses analyses argumentées et stimulantes et par sa dimension prospective, utile aux chercheurs et aux praticiens.

Illustrer l’hétérogénéité des configurations urbaines

La mondialisation, la métropolisation et leurs effets – financiarisation, inégalités, concentration des enjeux environnementaux – constituent la toile de fond de l’ouvrage. Mais, tout en soulignant l’importance des constructions théoriques dans le champ de la recherche urbaine, l’ouvrage prend ses distances avec les théories globalisantes, qui tendent à gommer la diversité des expériences de la mondialisation. Un des parti-pris est ainsi de mobiliser les points de vue théoriques et critiques de chercheurs de traditions culturelles non occidentales, ainsi que les résultats des recherches portant sur les Suds. Ce choix permet de mieux comprendre les processus de transition et les mutations très rapides de ces espaces et, en retour, contribue à éclairer les processus en germe dans les Nords.

Dans plusieurs chapitres, des auteurs prennent aussi leurs distances avec les conceptions duales de l’espace qui structurent encore souvent la recherche urbaine : urbain/rural ; espace métropolisé/espace non métropolisé ; habitat dense/habitat dispersé, etc. L’enjeu est de remettre en question les types de hiérarchisations des espaces selon leurs caractéristiques morphologiques, par exemple la hiérarchie par la taille de l’agglomération qui reste très présente bien que ses limites aient été largement documentées, et de rendre compte de l’hétérogénéité des configurations urbaines. Ainsi, dans le chapitre « La mort de l’urbain et le règne de la (grande) ville ? », B. Bisson et al. appellent à mettre fin à la prime à la ville dense, aux métropoles, à la centralité et à étudier la diversité, les caractéristiques et qualités d’autres types de villes et d’espaces. Dans le chapitre « L’urbain, à ses limites ? », c’est au dépassement du dualisme ville/campagne, à la distinction conceptuelle entre le phénomène urbain comme mode de vie et la ville comme forme spécifique d’établissement urbain, et à l’analyse des interrelations entre l’ensemble de ces processus, qu’appellent les auteurs.

Ce renouvellement théorique ouvre de nouvelles pistes de recherche et de nouveaux terrains. Il invite à se pencher sur les formes de l’expansion spatiale de types de tissus urbains encore peu étudiés sous cet angle : « entre-ville », périphéries métropolitaines, petites villes, bourgs, villages et hameaux. Il conduit à réfléchir sur la hiérarchie implicite « naturalisée par la mise en avant de diverses vertus environnementales et économiques » en faveur des métropoles (p. 109). Il propose de s’interroger sur les conditions nécessaires pour que, par exemple, les petites villes ou les modèles d’urbanisme qui s’écartent de la ville dense puissent être une des clés du développement durable.

Restituer les capacités d’action des collectifs et promouvoir les approches « par le bas »

La nécessité de donner toute leur place aux habitants, aux collectifs et à leur capacité d’action est affirmée dans plusieurs chapitres. Pour N. Blanc et al., l’analyse par les capabilités, ou marges de liberté qui peuvent orienter l’action d’un individu, est une piste prospective fructueuse. Un chapitre est consacré aux pratiques urbaines ordinaires et aux formes d’engagement et de mobilisation citadine, d’habitude invisibles, qu’il s’agisse de processus de transformation des espaces ou de « gestion d’un service public par le bas » (p. 256), par exemple dans les opérations de recyclage des déchets par des habitants des villes des Suds. Un autre porte sur les expérimentations fondées sur l’implication et la mobilisation de collectifs de personnes non expertes : habitants, acteurs institutionnels ou pas, reconnus pour leurs compétences d’usage. Ces expérimentations sont une alternative à des modes d’aménagement urbain standardisés faisant appel à des « autorités compétentes ». Ces démarches, qui puisent leurs inspirations dans l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme (Bauhaus, école de Chicago, Kevin Lynch ou Patrick Bouchain) ainsi que dans celle de la phénoménologie, contribuent à re-politiser les enjeux. Elles contribuent aussi à transformer le rôle du chercheur qui peut alors « s’embarquer » aux côtés de collectifs et sortir de sa neutralité, ce qui ouvre autant de pistes que cela ne pose de questions.

Défendre l’hybridation disciplinaire et méthodologique

La recherche urbaine a contribué depuis ses débuts à une pluridisciplinarité fructueuse. Celle-ci s’est néanmoins limitée aux sciences sociales. Des travaux récents sur la ville, adoptant une entrée métabolisme urbain ou biosphère, ont misé sur une pluridisciplinarité élargie entre sciences de l’environnement, de la Terre et de l’atmosphère, sciences de l’ingénieur et sciences humaines et sociales. Plusieurs chapitres illustrent les apports de ces formes « les plus dynamiques et les plus productives d’interdisciplinarité radicale [qui] ne s’observent pas à l’échelle de la “recherche urbaine” dans son ensemble mais sur des thématiques spécifiques : l’environnement, le numérique, la santé… » (p. 17). Ils ouvrent des pistes pour renforcer cette interdisciplinarité que les coordinateurs de l’ouvrage ont tenté de mettre en œuvre sans parvenir à mobiliser au-delà du périmètre des sciences humaines et sociales. S. Bognon et al., dans le chapitre intitulé « De la ville des réseaux à la ville des flux », soulignent les effets positifs du passage d’un urbanisme des infrastructures et des réseaux, qui cloisonne les savoirs selon le type de réseau étudié (transport, énergie, déchets), à un urbanisme des flux, qu’ils soient humains, matériels ou immatériels, et montrent tout ce que ces évolutions doivent à l’hybridation disciplinaire.

Opérationnaliser les savoirs et renforcer la réflexivité de l’action

La question des liens entre recherche et action est très présente dans l’ouvrage, souvent via une dénonciation de la porosité entre les deux sphères et d’un certain « suivisme » de la recherche vis-à-vis du monde professionnel. Mais cette porosité, nous disent certains auteurs, peut être fructueuse. S. Bognon et al. proposent ainsi de travailler avec les praticiens sur les représentations sociales associées aux flux de matière (biodéchets) ou de réfléchir avec eux à la façon de mieux diffuser et vulgariser les travaux scientifiques sur la ville des flux. Pour S. Barles et al., l’enjeu est de faciliter les appropriations réciproques de savoirs :

Qu’elle soit citadine (nouvelles appropriations du sol, jardins partagés, etc.) ou ingénieriale (techniques écologiques), l’action opérationnelle transforme les acteurs en expérimentateurs et experts de la ville. Ils détiennent à ce titre un savoir qui ne percole pas réellement dans le champ scientifique. Ce dernier gagnerait peut-être à se saisir de ce savoir pour mieux comprendre les transformations à l’œuvre et être ainsi mieux entendu par les acteurs de la ville (p. 158).

On le voit, l’ouvrage ouvre des pistes prometteuses pour la recherche urbaine. Il est précieux d’abord par ses états de l’art qui synthétisent d’une manière claire, intéressante et problématisée l’actualité de la recherche urbaine internationale. Il l’est aussi par ses analyses toujours argumentées et stimulantes, notamment par leur dimension réflexive et critique. Mais le lecteur praticien peut parfois regretter que la dimension prospective, riche et foisonnante, ne soit pas plus précise et structurée, et que des controverses ou enjeux importants, comme les politiques territoriales, la planification ou la sobriété foncière, y soient en définitive peu présents.

Ce constat invite dès lors à réouvrir le chantier prospectif de la recherche urbaine en y impliquant, comme cela était initialement prévu dans l’ouvrage, les sciences du vivant et les sciences de la Terre et en embarquant, d’une façon qui reste à imaginer, les praticiens.

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Pour citer cet article :

Brigitte Guigou, « De quelle recherche urbaine avons-nous besoin ? », Métropolitiques, 12 janvier 2023. URL : https://metropolitiques.eu/De-quelle-recherche-urbaine-avons-nous-besoin.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1870

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