Depuis plus de cinquante ans, la mobilisation des sciences humaines et sociales (SHS) dans le champ de la production de la ville connaît une histoire tumultueuse et douloureuse. Dans le champ de l’urbain – bureaux d’études d’ingénierie, d’urbanisme et de paysagisme en particulier – se mêlent attentes et curiosité réelles, désir de compréhension ou d’instrumentalisation, recherche de légitimité, illusions, désillusions, expérimentations et incompréhensions. Depuis sa création en 2005, et surtout dans ses premières années, l’Agence nationale de la recherche (ANR) a financé de nombreux projets de « recherche partenariale » associant chercheurs, praticiens de collectivités locales et bureaux d’études privés autour de problématiques urbaines. Ainsi, à travers le programme « Villes durables » puis « Villes et Bâtiments durables » ou « Mobilités et systèmes urbains durables », l’ANR a cherché à réunir les mondes de la recherche universitaire et de l’industrie urbaine dans le cadre de projets visant à produire des connaissances mais aussi à expérimenter et diffuser les résultats auprès des gestionnaires et aménageurs de la ville. Si, dans un premier temps, de nombreux acteurs privés, bureaux d’études spécialisés dans l’aménagement urbain en particulier, se sont investis dans ces programmes pour de bonnes ou de mauvaises raisons [1], nombre d’entre eux ont assez rapidement déchanté et se sont retirés, considérant que le retour sur investissement était insuffisant, préférant s’engager dans des programmes du Fonds unique interministériel (FUI) [2], beaucoup plus orientés vers l’élaboration de produits ou prestations innovants, plus directement commercialisables.
Cette histoire est aussi faite de parcours individuels, trajectoires linéaires respectant les frontières établies ou parcours plus chaotiques, allers avec ou sans retours de la recherche vers l’opérationnel et, sans doute plus rarement, réciproquement. Ingénieur et docteur HDR en aménagement-urbanisme ayant longtemps été enseignant-chercheur dans un établissement d’enseignement supérieur, j’ai aussi eu la chance de connaître de l’intérieur, de 2010 à 2015, le monde des entreprises de l’aménagement, comme directeur de la Recherche et de l’Innovation pour Egis-France [3] et sa filiale Atelier Villes & Paysages. Cette expérience originale, qui fut aussi l’occasion d’une observation participante, m’a permis de mesurer la difficulté du transfert des résultats d’un programme de recherche vers l’élaboration et la vente de prestations innovantes, en d’autres termes les difficultés de l’innovation en matière d’offre de prestations d’ingénierie urbaine. J’ai pris conscience des incompréhensions et des malentendus entre chercheurs en sciences humaines et sociales et entreprises impliquées dans la production ou la gestion des infrastructures et des espaces urbains [4].
Il s’agit dans ce texte de dépasser la représentation un peu simpliste d’une opposition structurelle et presque ontologique entre, d’un côté, la figure du « praticien », représentée par celle de l’ingénieur désireux de technologies opératoires, d’une boîte à outils permettant de conférer une acceptabilité sociale aux innovations technologiques qu’il souhaite introduire et, de l’autre, celle du chercheur désireux de produire des connaissances pures et refusant toute compromission et velléité d’instrumentalisation. En fait, nous sommes en présence de deux mondes qui peinent à se connaître et se comprendre, deux mondes aux rationalités et intérêts certes distincts mais qui désirent le plus souvent sincèrement coopérer. Il nous semble donc que le problème réside plus dans les promesses et les attentes des uns et des autres autour d’un projet de recherche à visée opérationnelle, et dans les difficultés inhérentes à l’innovation en général et dans le domaine de l’urbain en particulier.
Des programmes de recherche qui ne produisent pas des innovations industrielles et commerciales
Du point de vue de l’entreprise, l’innovation peut être définie comme la transformation d’une idée (ou d’une invention) en un produit ou un service vendable, soit nouveau, soit amélioré, ou en un procédé opérationnel plus performant (Garrel et Mock 2012). L’innovation, c’est donc ici la transformation d’une idée en factures. Cela suppose d’une part une maturité technique du produit (« ça marche »), d’autre part qu’il rencontre un marché (« ça se vend »). C’est ce qui différencie une innovation d’une simple invention et encore plus d’une analyse ou d’une idée.
Alors que dans les sciences de l’ingénieur, il est fréquent qu’une thèse contribue directement à l’élaboration d’une technologie transférable dans l’industrie, ou même débouche sur un brevet, dans le champ des études urbaines les résultats d’un programme de recherche ANR ou d’une thèse (même réalisée dans le cadre d’un dispositif CIFRE [5]), associant étroitement un laboratoire académique et une entreprise, ne débouchent qu’exceptionnellement sur des résultats directement commercialisables sous la forme de produits ou prestations.
Ainsi, en 2010, Egis-France était ou avait été engagé dans plusieurs programmes financés par l’ANR dans le cadre des appels à projet « Villes durables » 2008 et 2009 (ANR 2012), abordant des questions urbaines. Les programmes FURET et RESILIS comportaient chacun une contribution importante des sciences humaines et sociales (SHS). Ils promettaient d’une part un premier test d’outils opérationnels élaborés sur la base d’analyses mobilisant les SHS et, d’autre part, leur mise à disposition des professionnels de l’urbain.
Au-delà du bénéfice en termes d’image, les entreprises attendaient de leur participation à ce type de programmes la possibilité d’élaborer et commercialiser de nouvelles prestations (une attente partagée par l’ANR). Néanmoins, au sortir de ces projets de recherche, aucun ne permettait de disposer d’outils testés et opérationnels et n’avait débouché sur une prestation « clés en main » que les entreprises partenaires auraient pu vendre à une collectivité. Si les « Work Packages » correspondant à des travaux d’enquête et d’analyse avaient été bien réalisés et donnaient lieu à une production de connaissance tout à fait intéressante et stimulante [6], ceux relatif à l’élaboration d’outils ou méthodologie plus opératoires n’étaient pas véritablement aboutis et restaient aux stades de prototypes inachevés et à peine testés.
Une maturité technique inachevée
On était plus près d’une preuve de concept (Proof of concept), d’un premier démonstrateur ou d’une technologie testée en conditions contrôlées que d’un produit commercialisable. L’analyse en termes de « Technology Readiness Level » (TRL) [7], généralisée dans les sciences de l’ingénieur, mais moins connue et pratiquée en SHS, permettrait sans doute de clarifier les choses et d’éviter bien des malentendus avec les techniciens.
Source : EARTO, « The TRL Scale as a Research & Innovation Policy Tool », EARTO Recommendations, 30 avril 2014 [8].
Ainsi, les résultats d’une thèse ou d’un programme de recherche type ANR correspondent à un TRL compris entre 3 (Preuve concept expérimentale) et au mieux 5 ou 6 (Technologie validée en environnement contrôlé). On est loin du TRL d’une technologie susceptible de devenir une innovation industrielle. Cela suppose un important travail de maturation de la prestation associant porteurs du projet, techniciens aguerris et commerciaux motivés et donc un nouvel investissement en temps consenti par l’entreprise. Dans le cas des trois projets ANR précédemment évoqués, un travail important a été nécessaire pour tirer des résultats de ces programmes, des prestations donnant lieu à de premières ventes à des collectivités dans le cadre de ce qu’il aurait fallu appeler des expérimentations en conditions réelles, c’est-à-dire correspondant à un TRL7. Pour le projet FURET, par exemple, un travail important associant le directeur R&D et le directeur commercial d’Egis-France, qui avaient participé au projet, mais aussi des chefs de projet motivés, a été nécessaire pour parvenir à élaborer deux prestations vendables à des maîtres d’ouvrage, soit comme une prestation autonome d’analyse de l’organisation d’un chantier (dans le cas du bus à haut niveau de service de Nîmes), soit comme une variante proposant une approche novatrice dans le cadre d’un appel d’offres classique (appel d’offres pour la création d’une voirie urbaine nouvelle à Vichy). On peut considérer ici que le programme ANR a permis au mieux d’arriver à une idée de prestation (TRL1 à 2) et que le travail mené en interne à l’entreprise a permis d’élaborer une prestation qui a pu être testée une première fois (TRL7).
Un marché « à créer »
Si l’échelle TRL a permis à une institution comme la NASA de juger de la maturité d’une technologie et donc de sa potentielle intégration dans des programmes opérationnels, elle ne pose pas la question de sa vente possible. Pour une entreprise, cette question est pourtant essentielle pour pouvoir passer de l’invention, d’une potentielle prestation nouvelle, à une véritable innovation, c’est-à-dire un produit ou une prestation qui a trouvé son marché, c’est-à-dire, dans le champ qui nous intéresse ici, le plus souvent des collectivités disposées à l’acheter à des bureaux d’études privés.
Or, et c’est une évidence, pour les innovations qui ne sont ni incrémentales (amélioration d’un produit ou prestation existant) ni procédurales (amélioration interne à l’entreprise du processus de production), c’est-à-dire des innovations « de rupture » (produit ou prestation qui n’existait pas), il n’y a pas de marché préexistant. Il faut donc le créer. Cette évidence est bien connue des commerciaux, souvent plus enclins à vendre ce qu’ils connaissent de longue date et dont ils maîtrisent le marché qu’à essayer de créer un marché pour des prestations nouvelles. Il s’agit en effet d’un processus souvent long et difficile qui nécessite une intense mobilisation de l’entreprise.
Par ailleurs, pour les entreprises impliquées dans la production et la gestion urbaine, l’acte de vente s’inscrit dans un processus bien différent de la vente d’un projet ou d’une prestation directement de l’entreprise à un client. Le client est ici généralement une collectivité locale, représentée par un technicien mais en fait et surtout par un élu. L’utilisateur final n’est pas l’acheteur lui-même, mais l’habitant-électeur qu’il représente. L’innovation constitue donc un risque politique pour l’élu.
Enfin, le processus d’achat est fort différent de celui d’un produit manufacturé, que l’on peut pousser par des campagnes de publicité. Dans le domaine de l’urbain, on ne propose pas un produit à un acheteur potentiel, on répond à un appel d’offres soumis au Code des marchés publics. L’introduction d’une innovation ou prestation nouvelle dans une réponse à un appel d’offres peut faire courir le risque de perdre l’appel d’offres face à des propositions plus classiques, si la proposition de variantes n’est pas possible. La vente d’une prestation nouvelle suppose souvent de susciter auprès des techniciens et élus d’une collectivité le lancement d’un appel d’offres ad hoc [9].
Enfin, et quelle que soit l’innovation envisagée, se pose aussi la question de l’adéquation entre l’innovation et la culture de l’entreprise. En termes simples, une entreprise ne peut vendre que ce qu’elle sait fabriquer et vendre, ce qui suppose une appropriation de l’innovation d’abord en interne (commerciaux, techniciens) avant de pouvoir la vendre en externe.
Assumer le coût de l’innovation
Rappelons tout d’abord qu’il est illusoire de penser que les résultats d’un programme de recherche pourraient être directement traduisibles en une prestation nouvelle vendable. Cette élaboration suppose un travail spécifique et difficile. L’utilisation de l’échelle TRL semble utile pour s’accorder sur l’état de développement de la « technologie » ; en est-on simplement à l’idée fondée sur des résultats de recherche (TRL1), à de premiers résultats validés en laboratoire (TRL3) ou à une première expérience concluante menée en conditions contrôlées avec un commanditaire motivé (TRL5 ou 6) ?
Élaborer une prestation innovante suppose pour le bureau d’études d’accepter de consacrer du temps et donc de l’argent à cette élaboration, de ne pas rechercher un retour immédiat sur l’investissement consenti pour le projet de recherche lui-même.
Pour que l’innovation ne reste pas simplement un incontournable du discours commercial, il peut être intéressant pour un bureau d’études de disposer de et valoriser en son sein des profils un peu atypiques et hybrides, de passeurs entre le monde des SHS et celui des ingénieurs. On peut aussi envisager, à l’issue d’un programme de R&D réunissant praticiens et chercheurs en sciences humaines et sociales, de poursuivre le travail commun en associant des chercheurs à l’élaboration et la mise en œuvre d’une prestation urbaine innovante, dans le cadre par exemple d’un partenariat d’innovation avec un maître d’ouvrage public.
Enfin, mettre en œuvre une prestation innovante pour un bureau d’études apparaît non seulement risqué mais aussi coûteux, dans la mesure où la production de prestations innovantes prend forcément plus de temps et fait courir le risque d’une dégradation de la marge du projet. Cela nécessite donc un engagement et un soutien à haut niveau dans les entreprises, mais aussi du côté des maîtres d’ouvrage publics susceptibles de devoir en assumer le risque politique.
Bibliographie
- ANR 2012. « Colloque Bilan. Villes durables », 19-20 septembre 2012, Marne-la-Vallée.
- Garrel, G. et Mock, E. 2012. La Fabrique de l’innovation, Paris : Dunod.
- Leac, J.-P. 2020 « Qualifier l’innovation, comprendre les TRL », Les Cahiers de l’innovation [en ligne].