Les opinions sur la ville semblent partagées entre ceux qui la défendent pour ses valeurs culturelles plus qu’économiques et ceux qui la dénoncent au nom de la contagion, de ses conditions d’habitat et des inégalités qu’elle engendrerait. Guy Burgel, concepteur et animateur d’une réflexion scientifique « pour » la ville et son devenir, a dirigé ce recueil de contributions qui fait suite à un appel à projet lancé à son initiative durant le premier confinement (printemps 2020). Chercheurs, géographes, urbanistes, aménageurs, participent ici d’une volonté commune : trouver des réponses au séisme de la crise sanitaire, dans le contexte du changement climatique et de la nécessaire transformation et préservation de nos espaces de vie, qui sont en majorité des territoires urbains.
La diversité de ces dix-neuf approches, basées sur des travaux de recherche et des expériences professionnelles, interpellent les formes matérielles de la ville. Des densités abusives aux dilutions « perverses » dans le périurbain, celles-ci ouvrent des espaces de propositions qui vont du projet urbain aux choix et aux pratiques de la politique dans ce qu’elle a de plus noble : la conception et l’évolution de l’espace de vie et de travail.
En s’appuyant sur quatre postures : mesurer, projeter, conceptualiser et démocratiser, l’objectif est de dessiner des perspectives possibles pour une société de plus en plus urbaine. Il s’agit de partir d’une approche très ouverte, prônant une défense des potentialités de la ville, afin d’y améliorer les conditions de vie.
L’ouvrage est composé de trois parties : « Images de France », qui présente des travaux réalisés en France en période de pandémie, « Points de vue du monde », qui nous donne à lire dans plusieurs pays des approches des questions urbaines en période de Covid, et « Perspectives », qui apporte des propositions et des réponses aux interrogations sur la nécessaire adaptation de la ville aux évolutions climatiques et aux modes de vie.
« Images de France » et « Points de vue du monde »
L’épidémie de Covid-19 met en relief une question centrale dans notre période préélectorale, celle des inégalités croissantes de la société et de l’espace des villes. Une enquête scientifique [1] dans le Grand Paris montre que les conséquences les plus dramatiques de la maladie, la mortalité, sont moins territoriales que sociales : ce qui ouvre le débat sur la densité démographique dans ses rapports avec la contagiosité. On retrouve une interrogation proche en Tunisie, où « de sociales, les inégalités deviennent spatiales et favorisent des régimes de ségrégation dévastateurs [2] ». Et au Mexique, où le constat du vide de l’espace urbain en période de confinement a conduit à étudier la place des groupes d’indigents qui occupent l’espace public.
Ces constats conduisent à interroger la critique de la densification abusive de la ville compacte, mais aussi la dilution « perverse » du périurbain, et à réfléchir au credo de la métropolisation et de la densité encouragée. Il s’agit dans tous ces cas d’aborder les évolutions de la mobilité et de ses outils, en posant l’hypothèse que le Covid-19 a révélé l’étendue des possibles. Les auteurs proposent différents outils d’étude : réinventer une épidémiologie urbaine en partant de la détection des traces virales dans le réseau des eaux usées en vue de dresser une cartographie de l’épidémie, ou monter des observatoires de la distanciation socio-spatiale, en réponse à l’interrogation sur « le retour des petites villes annoncé par les médias comme nouvel horizon [3] ».
L’ancien aménageur et élu d’Argenteuil que je suis retrouve des questions posées il y a fort longtemps, quand je remettais en cause la politique des investissements publics en grande banlieue au détriment des villes populaires de la couronne parisienne – et comme on en voit aujourd’hui les conséquences. Je partage l’idée que « c’est de ne pas avoir su articuler la rénovation urbaine aux besoins d’une société déracinée que la politique de la ville s’est enlisée [4] ». La séquence des gilets jaunes a détourné les regards des lieux prioritaires de la ville, c’est-à-dire les plus denses en population et particulièrement en population jeune. Il reste pourtant nécessaire d’investir dans tous les domaines de la mise à niveau des équipements et services publics, prioritairement dans ces quartiers. Il s’agit de vaincre la défiance liée à la pandémie qui exacerbe les difficultés rencontrées par les habitants des villes et de redonner confiance en la ville, en prenant la pleine mesure d’une densité acceptable de l’espace urbain, ce qui est du rôle des « auteurs [5] » : les responsables politiques aux divers échelons (du local au régional et au national), les aménageurs et les concepteurs.
« Perspectives »
Quand j’étais responsable d’une SEM d’aménagement en banlieue francilienne, j’ai travaillé à faire évoluer le métier d’aménageur en tentant d’intégrer un apport de la sociologie de terrain : adaptation des aménagements urbains et des équipements aux attentes et aux pratiques des habitants et futurs habitants, suivi de l’évolution des modes de vie. Je crois en une démarche d’insertion urbaine : envisager la ville sur la ville, par une réadaptation de l’espace construit qui réponde aux exigences d’une ville efficace et accueillante. Il en est ainsi de la « conception située entre l’analyse assurée par le scientifique et la décision assumée par le politique [6] ». De même, le passage du projet d’architecture au projet urbain a préfiguré la pratique opérationnelle et le rapport étroit avec les habitants et les élus. C’est la nécessité de ce fondement de la pratique opérationnelle qui est reconfirmée par la pandémie.
L’ouvrage aborde ainsi la question de la maîtrise de l’espace urbain avec la reconstruction de la ville sur elle-même. S’ouvre ainsi un champ de réflexions sur l’utilisation et la transformation du bâti existant. Certaines contributions proposent de s’inspirer de l’îlot urbain traditionnel pour favoriser la coexistence entre densité et mixité sociale, mais aussi morphologique et fonctionnelle. Le concept de « macrolot recherche une plus grande articulation avec l’histoire locale permettant de repenser et de réinterpréter le tissu traditionnel, et de travailler à la réurbanisation de vastes secteurs en transformation nécessitant des programmes à forte densité fonctionnelle [7] ». Avec la proposition « et si tout devenait a priori inconstructible [8] ? », Corinne Vezzoni propose une nouvelle vision de l’espace constructible qu’il faut alors développer à partir du postulat suivant : préserver les surfaces naturelles cultivées ou plantées proches du cœur des villes, en construisant sur les scories des urbanisations passées : friches, constructions reconvertibles, zones commerciales, etc.
Je garde pour la fin deux idées majeures [9] : être « en rupture avec l’ancien monde [10] » et appeler à une nouvelle configuration territoriale refusant la métropolisation imposée d’en haut et la réduction du nombre des villes, en souhaitant la réconciliation villes et campagnes en « une biorégion résultant d’un acte d’amour entre une population et un site [11] », d’une part, aller vers « la République des territoires vécus affectivement par le sentiment de partager un destin commun ou fonctionnellement comme espaces de concentration des intérêts [12] », d’autre part.
L’utopie est nécessaire quand on parle de notre avenir et particulièrement de notre espace de vie. Mais si je crois à la nécessaire participation des citoyens à la conception de leurs villes, de leurs quartiers, mon expérience m’incite à attendre beaucoup de ce que l’un des auteurs appelle des « communautés éphémères : élus, techniciens, chercheurs pour appréhender les nouvelles demandes des citoyens [13] ». L’illusion de l’acte d’amour est sympathique mais, à mon avis, en décalage avec l’évolution de la société. La mobilité des individus ne fera que s’accélérer avec les mutations des emplois et des pratiques sociales face à l’indispensable lutte contre le réchauffement climatique, et retenir que « ce ne sont pas les métropoles contre le périurbain et le rural, mais que ce sont les territoires qui s’entremêlent [14] » suppose une planification à l’échelle nationale dans un petit pays comme le nôtre. D’où l’idée d’un retour au Plan [15] pour revoir les rôles respectifs de l’État, des régions et des territoires et afin de créer un nouveau mode de gouvernance. Ce qui renvoie au rôle de l’État qui ne peut se contenter de faire appel au bon vouloir d’élus, qui ont certes un rôle majeur pour faire parler leur territoire, mais qui doivent bénéficier d’un apport méthodologique, technique et opérationnel basé sur des capacités professionnelles renforcées à tous les niveaux des interventions sur le territoire.
Pour terminer, une exigence : « L’enseignement de la ville interrogé par la pandémie [16] » conduit à souhaiter un renforcement et une diversification de l’enseignement à partir du programme « Habiter » à l’école primaire, qui doit aussi aborder l’ingénierie urbaine post-déconfinement avec les aménagements relatifs aux besoins d’espacements et de déplacements. L’absence de culture architecturale et urbanistique est assez générale, elle conduit souvent au rejet de tout ce qui est nouveau et limite le champ du débat et des confrontations nécessaires à l’élaboration des projets. Je ne peux que souhaiter une évolution des enseignements et de la diffusion d’informations permettant au grand public de comprendre comment se fait une ville et comment se construit un territoire.