La visibilité de l’islam en ville revêt des enjeux symboliques et politiques liés au fait de faire la place, dans la cité, à des communautés minoritaires. Elle conte aussi les enjeux urbains et architecturaux de l’inscription de ces lieux de cultes dans l’espace public et le paysage de la ville. Construire une mosquée est un chemin long et ardu pour tous les protagonistes engagés. Aussi la manière dont ces acteurs vont pouvoir ou non se faire confiance est essentielle. Ce texte s’attache à mettre en évidence les allers-retours entre confiance et défiance – ou comment la confiance se conquiert ou vient à manquer – au travers de trois prismes : la question juridique, les relations interpersonnelles et le projet architectural. Il s’appuie sur une recherche effectuée en 2012 sur la place de l’islam dans les villes de Nantes, Angers et Saint-Nazaire [1]. Centrés sur les négociations entre les acteurs, une trentaine d’entretiens ont été menés auprès des principaux protagonistes des projets : élus, responsables de services techniques, architectes, urbanistes et responsables des associations musulmanes.
Le cadre juridique concernant les relations entre l’État et les religions est celui de la loi de 1905, relative à la séparation des registres et à l’organisation publique du culte sous la forme associative. En garantissant la neutralité de l’État vis-à-vis des cultes, la loi assure la liberté religieuse et leur libre exercice. Cette loi ne prévoit pas à l’origine la construction de nouveaux édifices cultuels. En l’absence d’un patrimoine musulman existant, à la différence du culte catholique, culte principal en 1905, la construction de lieux de culte musulmans relève de l’égalité et du libre exercice du culte impliqué par cette loi. L’interdiction de financement par l’État de lieux de culte rend difficile l’émergence des projets des associations musulmanes, comptant exclusivement sur les dons des fidèles, catégories bien souvent modestes [2]. Dans le cadre de cette loi, les collectivités locales peuvent, par contre, aider les associations pour l’accès au foncier ou subventionner les centres culturels musulmans.
Le droit, entre confiance et défiance
Les projets de mosquées montrent à quel point la confiance dans une règle juridique nécessite un processus de construction collective (Bourdin et al. 2006). En effet, pour les associations musulmanes qui doivent endosser le rôle de maîtrise d’ouvrage pour lequel elles n’ont pas d’expérience, le droit ne s’impose pas d’emblée comme légitime. Les dispositifs d’aides des collectivités issus de la loi de 1905, la réglementation urbaine ou celle s’appliquant aux établissements recevant du public sont souvent mal compris par les acteurs associatifs, interprétés comme des moyens pour ralentir les projets ou pour contrôler les usages des futurs centres culturels. Les discours sur le bail emphytéotique montrent, par exemple, que les associations oscillent entre, d’un côté, l’impression que les villes leur facilitent l’accès au foncier et, de l’autre, que celles-ci cherchent à maîtriser l’avenir du lieu de culte et du centre culturel. Les points réglementaires mettant en jeu la visibilité de la mosquée suscitent particulièrement ce genre de défiances initiales ; la proposition d’un terrain à construire pour la nouvelle mosquée de Malakoff, à Nantes, sur une ancienne décharge située aux franges de la ville est interprétée comme une volonté de relégation ; de même, la contrainte des gabarits de la règle urbaine, limitant la hauteur des minarets, est perçue comme une règle aléatoire en comparaison avec les hauteurs des clochers. La laïcité est alors avant tout portée par les acteurs musulmans, croyants minoritaires, sous l’angle de l’égalité entre les religions [3] (Bobineau et Tank-Storper 2007).
L’omniprésence du cadre réglementaire dans ces projets est ainsi le produit de ces défiances initiales, et vise à clarifier un ordre juridique et légal qui est ici plus facilement mis en cause [4]. Les différents usages locaux de la loi 1905, observés lors de l’enquête, montrent que le droit peut s’imposer comme le garant permettant d’agir en commun, cadrant les droits et devoirs de chacun, comme à Nantes, où la municipalité a développé une « doctrine » à laquelle se référer [5]. Mais on constate également que, au nom de la laïcité, une municipalité peut se refuser à tout engagement auprès des associations, laissant les musulmans, comme à Saint-Nazaire, trouver seuls une solution à l’occupation non réglementaire d’un pavillon réaménagé et plusieurs fois étendu. L’interprétation de la neutralité de l’État va cette fois dans le sens d’un abstentionnisme formel.
Ces interprétations distinctes et parfois opposées de la laïcité rendent ainsi cruciale – tant pour négocier que pour instaurer la confiance – la prise en charge par des médiateurs d’un travail relevant de la pédagogie, expliquant les règles et les choix.
Les relations interpersonnelles, opératrices des négociations
Si les demandes de nouveaux lieux de culte émergent à la suite d’autres demandes plus anciennes (salles pour les fêtes rituelles ou emplacements particuliers dans les cimetières), c’est plus souvent hors du domaine religieux que commence le chemin des pourparlers. À Nantes, toute une génération de représentants des migrants s’est hissée sur la scène locale par le biais des acteurs de l’animation socio-culturelle, les éducateurs de prévention étant les premiers à négocier l’aide scolaire, les pratiques sportives puis les premiers lieux de prière. La confiance s’est construite dans ce temps long de travail entre des personnes, des administrations municipales et des associations. Les acteurs institutionnels se sentant aujourd’hui concernés par ce sujet de la place de l’islam ont souvent un lien biographique : un intérêt culturel lié à une expérience vécue dans des pays arabes, un ancrage fort dans le milieu associatif multiculturel du fait de leur trajectoire résidentielle… Qu’ils aient été volontaires ou se soient trouvés sollicités au fil d’expériences dans d’autres domaines, ces acteurs institutionnels acquièrent progressivement des compétences sur les questions religieuses [6]. Ces formes d’expertise sont particulièrement importantes, car les musulmans et leurs pratiques sont parfois mal connus des instances municipales (Germain et Dejean 2013).
Le temps long semblerait ainsi garant de relations de confiance basées sur la sociabilité ; pourtant, le contexte des négociations entre municipalités et associations est avant tout caractérisé, actuellement, par son instabilité. À Nantes ou à Angers, on observe un turnover important des leaders associatifs sous l’effet de conflits internes peu lisibles depuis l’extérieur et semblant liés à un renouvellement générationnel ou à une revendication renforcée des appartenances nationales d’origine. Par ailleurs, l’échec de la structuration du conseil régional du culte musulman mine la possibilité d’un échelon intermédiaire de régulation. Alors que, jusque-là, les relations interpersonnelles participaient fortement de l’établissement du dialogue, les élus souhaitant avant tout avoir affaire à des partenaires stables et légitimes pour négocier, les conflits que traversent les associations sont une source de fragilisation des relations établies, à même de saper le travail accumulé depuis de nombreuses années.
L’accord par le projet d’architecture
L’histoire des projets de mosquées compte ainsi des personnages clés, parmi lesquels les architectes et les urbanistes occupent une position importante. L’enquête révèle, en effet, l’importance du projet dans ces processus de négociation soumis à diverses déprises liées à une confiance qui va et vient, au gré des engagements et des personnalités. Le processus de conception du projet est un véritable outil à disposition des acteurs pour se mettre d’accord, négocier des compromis pratiques n’engageant finalement pas le registre des valeurs religieuses. Le projet conduit notamment à négocier les visibilités et l’impact de la mosquée dans le paysage de la ville, en pensant des emplacements entre-deux, ni trop en vue ni trop en retrait, permettant de ménager les prérogatives des uns et des autres (assurer une vue sur la mosquée sans pour autant qu’elle soit en premier rideau…). Le travail de conception de la forme architecturale contribue à mettre en discussion les référents et les standards culturels de chacun, participant de la construction d’une compréhension mutuelle, de l’élaboration de traductions culturelles des demandes auprès des municipalités (Germain et Dejean 2013). Les fidèles, pour la plupart issus de milieux populaires, ont des références rurales (la mosquée de leur village), quand les architectes aspirent aux formes épurées d’édifices religieux contemporains. Partager ces référentiels à travers le débat sur la forme du minaret ou le choix du matériau de la façade permet d’avancer dans l’accord et conduit les architectes à renouveler leur processus de projet.
Le rôle joué par les architectes met à nouveau en évidence l’importance de ces personnes acceptant par engagement d’endosser une fonction de médiation [7], d’autant que la hantise d’un chantier qui ne se finirait pas est perceptible du côté des collectivités comme des architectes : avançant au gré des possibilités financières des fidèles, les chantiers sont très longs. Mais la nécessité d’aboutir, qu’implique tout projet architectural, accentue l’impératif pour les protagonistes de réussir à « faire ensemble », au-delà des écarts sociaux et culturels. La phase de chantier se révèle importante dans la construction de la confiance : la visibilité d’un travail qui avance conforte l’envie d’agir pour ce résultat collectif.
L’expression publique des appartenances religieuses crée des réticences ; entreprendre la construction de lieux de culte ne va pas sans discorde ou mésentente. Au cours de cette enquête, les jeux avec les mots pour décrire les visibilités des futures mosquées dans la ville ou les choix formels des minarets ont révélé la difficulté à inscrire pleinement cet édifice cultuel dans la ville française contemporaine. En mettant au centre cet enjeu de la conquête de la confiance dans les processus de négociation autour de la construction des lieux de culte musulmans, cet article montre que fabriquer ensemble peut aussi être un des moyens de se connaître et d’apprendre à circuler entre des références culturelles nouvelles. Construire une mosquée oblige à trouver des formes de régulations adaptées, à élargir le nombre de personnes auxquelles il faut faire confiance, et à produire cette confiance au travers d’un élargissement de l’acceptation de la religion et de ses pratiquants. Tout au long de ce chemin parcouru, les musulmans comme leurs interlocuteurs publics mettent la laïcité au travail, entre la conception formulée par la loi et sa compréhension/redéfinition aux niveaux locaux, institutionnels et individuels.
Bibliographie
- Bobineau, Olivier et Tank-Storper, Sébastien. 2007. Sociologie des religions, Paris : Armand Colin.
- Bourdin, Alain, Lefeuvre, Marie-Pierre et Melé, Patrice (dir.). 2006. Les Règles du jeu urbain. Entre droit et confiance, Paris : Descartes et Cie.
- Germain, Annick et Dejean, Frédéric. 2013. « La diversité religieuse comme expérience urbaine : controverses et dynamiques d’échange dans la métropole montréalaise », Alterstice, vol. 3, n° 1, p. 35‑46.