Depuis la décentralisation, le statut d’urbaniste de la fonction publique territoriale n’a jamais été clairement défini. Préfiguré en 1984, il s’est trouvé amalgamé en 1990 à celui d’ingénieur territorial via une option du concours d’accès. Une succession de décrets en 2002 et 2007 a progressivement balayé l’urbaniste du rang des prétendants au statut d’ingénieur territorial, dont le concours comprend pourtant toujours une mention « urbanisme, aménagement et paysages ». Par un parti pris douteux pour les formations à caractère « scientifique ou technique », les compétences des ingénieurs, architectes et géomètres ont été déclarées comme les seules pertinentes, les urbanistes devant justifier des leurs devant une commission d’équivalence qui a soudainement décidé en 2009 de ne plus valider leurs dossiers. Dès lors le message est clair : les urbanistes ne sont pas compétents pour faire de l’urbanisme.
De l’indignation face à une telle iniquité et de la conviction d’être victime d’une exclusion professionnelle est né le Collectif National des Jeunes Urbanistes (CNJU) en février 2010, rassemblant les associations d’étudiants et de diplômés des instituts d’urbanisme. La lettre ouverte adressée à la Ministre de l’Enseignement Supérieur, au Ministre de la Fonction publique et au Secrétaire d’État aux Collectivités Territoriales, a reçu plus de 5 500 signatures, dont celles de nombreux parlementaires, maires, présidents d’intercommunalités, et présidents d’associations d’élus. Chacun reconnaît la qualité de l’expertise des urbanistes qui les accompagnent dans leurs missions.
Cette reconnaissance est aussi celle de nombreuses collectivités locales qui confient aux instituts d’urbanisme des missions d’étude dans le cadre de projets de recherche et d’ateliers intégrés aux cursus de 3e cycle et recrutent massivement leurs diplômés. Avec pour maîtres mots transdisciplinarité et professionnalisation, les instituts ont construit une expertise en constante adaptation, grâce à la constitution d’équipes pédagogiques associant enseignants-chercheurs et urbanistes professionnels. Ces efforts se trouvent récompensés par la bonne insertion professionnelle de leurs diplômés, notamment dans les collectivités locales (environ un tiers des débouchés) et par la reconnaissance de l’Agence d’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (AERES) exprimée par des évaluations très positives des formations des instituts d’urbanisme.
Mais alors, au-delà des arguments de façade qui sont opposés, quelles sont les vraies raisons de cette mise à l’écart ?
Il y a d’abord les réflexes d’appropriation des postes de la fonction publique par les différents corps des ingénieurs. Le lobbying relayé au sommet de l’État a pu obtenir que la directive européenne protégeant le titre d’ingénieur soit transposée de manière à réaliser l’amalgame entre le cadre d’emploi « ingénieur territorial » et le métier d’ingénieur.
Il y a ensuite le manque de pugnacité de la représentation professionnelle des urbanistes, manquant de structuration pour défendre un métier qui reste mal connu, qui n’a pas su, qui n’a pas pu défendre l’urbanisme territorial alors qu’il était encore temps.
Il y a enfin cette concurrence grandissante pour l’accès au concours d’ingénieur territorial sous l’effet de la montée en puissance des compétences urbaines des collectivités locales, des coupes sombres dans les effectifs de l’administration de l’État et d’une crise économique qui a pour effet de revaloriser les carrières publiques. Entre 1991 et 2006, tandis que le nombre d’admis et de postes n’a que faiblement augmenté, le nombre d’inscrits a explosé. Dans cette course au poste, les coups bas sont permis et ils ont leur effet : le nombre de concurrents a chuté, la note d’admissibilité aussi (de 12 en 2008 à 9,5/20 en 2009). La sélection technique aurait-elle trop bien fonctionné ?
Allons-nous replonger dans les travers dogmatiques d’une vision techniciste de la ville rencontrée ces dernières décennies et dont les effets sont toujours ressentis ? « La ville se projette et se dessine, mais elle ne se décrète pas » écrivait Julien Gracq. Sans approches transversales et pluridisciplinaires, la cohérence des territoires et leur qualité urbaine ne peut être assurée, a heureusement rappelé le secrétaire d’État au logement et à l’urbanisme, Benoist Apparu, lors des sixièmes entretiens de l’aménagement les 25 et 26 mars 2010 à Bordeaux. La mise en œuvre des politiques publiques d’urbanisme et leur mutation au regard des ambitions de développement durable ne pourra pas se faire sans urbanistes.
En dépit du barrage organisé, les collectivités locales continuent à recruter des urbanistes. Elles recourent soit au concours d’attaché territorial qui ne reconnaît ni le niveau d’études (exigence d’un Bac + 3 pour des diplômés à Bac + 5) ni l’expertise technique (concours de filière administrative) des candidats qui s’y résignent, soit, le plus souvent, à la voie contractuelle censée pourtant être utilisée dans des cas exceptionnels et limités dans le temps. Au-delà du phénomène de précarisation de statut et d’instauration d’une fonction publique à deux vitesses, la contractualisation pose le problème d’une adéquation avec la construction et la mise en œuvre d’une stratégie d’urbanisme cohérente.
Ainsi le CNJU appelle à la mise en place d’un moratoire sur les mesures d’exclusion du concours d’ingénieur territorial. Dans une perspective plus pérenne, le CNJU formule la demande, appuyée par la profession, de la mise en place d’une réflexion sur la création d’un grade statutaire d’urbaniste territorial proposant différents niveaux d’accès et regroupant les professionnels de la ville et des territoires.
Aucune profession ne peut revendiquer une mainmise sur la ville et le territoire – systèmes complexes s’il en est. Leur qualité et leur capacité à faire société ne se construit que par la collaboration.