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Essais

Comment favoriser l’équité territoriale face aux risques ?

Si leur fabrication est toujours conditionnée par la présence de risques, les villes y demeurent très inégalement exposées. Plaidant pour une approche territorialisée des risques, Valérie November souligne les effets des stratégies des acteurs pour y faire face, renforçant ou au contraire compensant les inégalités territoriales.


Dossier : La ville équitable

Les risques occupent une place importante dans la fabrication des territoires. Ceux-ci ne sont en effet pas égaux face aux risques et la relation risques-territoires est éminemment complexe. Le plus souvent, la relation risques-territoires est comprise de façon assez classique : le territoire est considéré comme le support des actions de prévention et de protection contre les risques. Les paravalanches en montagne, les digues de protection contre les crues et les inondations, les résidences sécurisées en milieu urbain sont autant d’actions qui traduisent des risques identifiés dans des formes urbanistiques et des ouvrages d’ingénierie : elles en constituent les réponses territorialisées. Mais il est aussi possible de considérer que le territoire participe lui-même à la dynamique de fabrication des risques qui, en effet, ne se produisent pas n’importe où dans l’espace. Or les politiques urbaines, si elles ont actuellement l’obligation d’intégrer les risques dans leur planification, peinent à proposer des mesures diversifiées qui tiennent compte d’une compréhension globale de la dynamique des risques et de leur spatialité. Plus encore : cette incompréhension peut conduire à renforcer les inégalités présentes dans le territoire. Pour tenter de réduire cette incompréhension, il convient de comprendre, d’une part, comment les risques contribuent à modifier les qualités intrinsèques des territoires, et, d’autre part, à une échelle plus individuelle, comment les stratégies développées renforcent ou compensent l’inéquité selon les choix que l’on opère face aux risques.

Identifier les risques pour les saisir

Les risques ne sont pas un phénomène facile à saisir. Pour simplifier, on a tendance à les identifier à partir des catastrophes passées. Or, si la catastrophe est bien la réalisation de risques sur un territoire [1], le risque est quelque chose de potentiel, qui ne s’est pas encore produit, mais dont on pressent qu’il se transformera en événement néfaste pour les individus ou pour une collectivité dans un ou des espaces (November 2002). La difficulté d’identifier les risques au-delà des catastrophes passées est réelle. L’enjeu porte alors avant tout sur la « descriptibilité » des situations de danger ainsi que sur leur « mise en visibilité ». En effet, identifier un risque suppose d’être capable de le décrire (Callon et al. 2001). Dès lors, on peut suivre la proposition de Healy (2004) qui définit le risque :

« comme une entité dynamique résultant des interactions entre les éléments d’ensembles complexes d’humains et de non-humains (qui peuvent être de toutes les échelles, y compris planétaire). Une question clé ici est de rendre compte de ces dynamiques et d’expliquer comment les conditions du risque émergent et peuvent être améliorées. » [2]

Cette perspective est féconde à deux titres. D’une part, elle rend possible l’analyse de plusieurs catégories de risques simultanément (risques naturels, risques industriels, risques environnementaux) avec un cadre théorique générique et permet de s’éloigner des visions sectorielles dominantes (pour ce débat, voir parmi d’autres : Gilbert 2003 ; November et al. 2011). D’autre part, considérer le risque en tant qu’anticipation de signes d’une situation menaçante qui affecte le territoire (en positif ou en négatif) permet alors de mettre au jour quantité de décisions individuelles (par exemple quitter un quartier dangereux ou y rester) ou de mesures de gestion par la collectivité (zones industrielles, zones d’habitation par exemple), de dispositions réglementaires ou de politiques publiques développées à titre préventif et qui toutes s’inscrivent, d’une manière ou d’une autre, dans le territoire. Cela signifie que toute identification de risques a une incidence sur le devenir des espaces qu’ils concernent.

Opérer une différentiation spatio-temporelle des risques

Les risques ne se distribuent pas de façon uniforme dans le territoire et, de ce fait, ils contribuent à modifier les qualités intrinsèques des territoires. Il est possible de distinguer plusieurs cas de figures, dont notamment les deux suivants.

Il existe tout d’abord des lieux d’accumulation des risques qui sont les lieux qui concentrent différentes catégories de risques. Les berges de la rivière Saint-Charles situées dans un quartier populaire de la ville de Québec en constituent un exemple intéressant. Ces rives cumulent des risques environnementaux de taille, puisque le passé industriel du cours d’eau a laissé un lourd héritage. Son ancienne vocation industrialo-portuaire jusqu’en 1860, puis la présence d’industries lourdes, l’ont longtemps condamnée à être une rivière du Québec particulièrement polluée. De plus, de nombreux remblayages de la rivière ont été réalisés avec des matériaux issus de sols contaminés. La pollution environnementale est donc très élevée. En outre, jusqu’en 1996, moment où des travaux de dépollution – par la construction de bassins de rétention – et de « renaturation » ont commencé, aucun contact avec l’eau n’était possible, le risque étant trop élevé pour la santé. La proximité d’une HLM abritant une population défavorisée vient encore ajouter son lot de difficultés sociales à ces risques environnementaux et sanitaires. Les actes fréquents de vandalisme n’incitent pas à se promener le soir à cet endroit, l’insécurité y règne.
Rendre les berges attractives et utilisables à des fins de loisirs, voilà pourtant le défi que s’est fixé la municipalité de Québec à partir de 1996. Le projet de « renaturation » des rives de la Saint-Charles a été réparti en six phases, dont deux sont déjà complétées et la troisième a démarré en août 2005. Si la « renaturation » – c’est-à-dire une re-végétalisation progressive des rives ainsi qu’une dépollution partielle du cours d’eau – est l’objectif principal de cette intervention urbaine d’envergure dans laquelle gouvernements provincial et fédéral sont impliqués, ce sont aussi des impératifs de sécurité qui ont guidé la Ville. Dans ce cas, « habiter » le risque est l’occasion, pour les autorités, d’une part d’associer un parc public à un programme de refiltrage des eaux par végétalisation, d’autre part de transformer une aire devenue totalement inhospitalière en un grand jardin dont la conception porte l’empreinte de l’inventaire des multiples strates des dangers repérés. Éclairage, hauteur de la végétation, topographie en pentes douces, champs de visions dégagés grâce à des aménagements végétaux de petite taille, donneront une seconde chance à ces lieux.

Il existe également des lieux de transferts des risques. Les débordements du Rhône, de Lyon à la Méditerranée, en 2005, mettent en évidence que la gestion des risques d’inondation est faite de manière à protéger certains centres urbains (notamment Lyon et Avignon) et qu’implicitement, on accepte le sacrifice d’autres territoires, moins peuplés, que l’on inonde au besoin. Un rapport réalisé par l’Établissement public territorial de bassin Territoire Rhône, rendu public en 2002, montre que si les crues ont peu évolué depuis plusieurs siècles, les nombreux aménagements le long du fleuve (hydroélectricité, digues, etc.) ont, quant à eux, réduit les espaces inondables (EPTB Territoire Rhône 2002). Il est par ailleurs intéressant de noter que, dans ce rapport, la catastrophe et ses lieux exacts étaient annoncés, ce qui n’a pas contribué à réduire le danger, au grand dam de ses auteurs.

S’il est donc possible de parler de différenciation spatiale des risques, il existe aussi une différenciation temporelle des risques, certains mettant très longtemps à être identifiés, alors que d’autres le sont immédiatement. Cette temporalité « lente » concerne notamment des sites contaminés qui, pour être identifiés comme tels, doivent interroger le passé par reconstitution cadastrale ou par échantillonnage des composants du sol. Ainsi, une véritable géographie des risques peut-elle se dégager, si l’analyse se focalise non seulement sur leurs espaces mais aussi sur leur temporalité, comme le montre un ouvrage collectif intitulé Habiter les territoires à risques (November et al. 2011). Ces différentes façons qu’ont les risques d’être en relation avec le territoire rappellent une sagesse fondamentale, trop souvent oubliée lorsqu’il s’agit de les gérer. Dans un grand nombre de ses écrits, l’historien de l’urbanisme André Corboz (2001) nous rappelle que « le territoire a des aptitudes, car on ne peut lui imposer n’importe quelle intervention, mais ces aptitudes ne sont identifiables qu’en fonction d’un projet : la négociation nécessite des ajustements réciproques ».

Le territoire constitue en quelque sorte la mémoire des risques qui s’y inscrivent pour une durée parfois très longue. Qu’il s’agisse d’un territoire qui accumule plusieurs risques de nature très différente ou qu’il s’agisse d’un seul risque qui traverse plusieurs territoires, le regard porté sur la relation qui les unit ne doit pas être différent. Ce qui importe, finalement, c’est de considérer que le territoire n’est pas seulement un réceptacle – une sorte de support passif et inerte – des risques qui y surviennent, mais qu’il est également un partenaire étroit de leur manifestation et des aménagements réalisés pour les contrôler. Les risques font empreinte et marquent le territoire dans l’espace et le temps (November 2008 et 2011).

Des stratégies qui renforcent ou compensent l’inéquité

Face à cette spatialité des risques, les individus ne restent pas passifs. Ils développent des stratégies en fonction de la relation entretenue avec le territoire. Il est possible de pointer quatre dynamiques, parfois présentes simultanément sur un même territoire.

Première stratégie possible : s’échapper. Le mouvement vers les banlieues américaines en est un bon exemple, où certaines familles font le choix de quitter le centre-ville dès l’identification d’un certain nombre de risques, qui se traduisent par l’augmentation de l’insécurité, la disparition de l’offre commerciale, la fermeture des écoles. C’est l’histoire de villes dont l’exemple le plus dramatique est certainement celui de Détroit. Pendant les années 1970, celle-ci est non seulement vidée de ses habitants et de ses activités, mais elle porte les traces physiques de cet abandon : des îlots entiers de bâtiments démolis pour faire place à de grands terrains vagues. C’est une ville où, désormais, la part du vide est plus importante que celle du plein.

Autre stratégie possible : défier. La présence de risques ne crée alors pas nécessairement le vide. À San Francisco, la menace avérée d’un tremblement de terre n’empêche pas la ville d’être peuplée et dynamique, même si l’incertitude qui en résulte a des répercussions sur les coûts de construction. On pourra certes rétorquer que l’attractivité d’une telle ville est suffisamment puissante pour que la population oublie les risques qu’elle coure. Il n’en demeure pas moins qu’une large partie de la population est parfaitement consciente du risque existant et a des moyens de quitter le lieu. Cependant, elle fait le choix de rester. Que penser, par ailleurs, des raisons qui ont conduit les Dogons du Mali à s’installer en grand nombre sur un plateau de grès stérile, où seuls des couloirs sableux sont cultivables par une céréaliculture sahélienne très aléatoire à cette altitude ? Pourquoi ont-ils choisi les régions escarpées où les terres cultivables sont les plus exiguës et où les points d’eau sont rares, en délaissant les plaines beaucoup plus fertiles ? Est-ce une simple « erreur géographique » ? Il n’en est rien. Des études menées par Jean Gallais au début des années 1990 montrent que les razzias des Peuls et des Touaregs ainsi que les expéditions mossi du xviie au XIXe siècle ont amené les Dogons à privilégier cet habitat élevé, non dénué de dangers, qu’ils ne quittent progressivement que depuis quelques décennies (Gallais 1994). Cette société a trié les risques et décidé d’en éviter certains pour en défier d’autres.

Dans nombre de situations, cependant, beaucoup de personnes n’ont pas le choix de leur habitat et de sa localisation. Naître dans des cités de banlieue n’est pas une fatalité. Ne pas avoir les moyens d’aller habiter ailleurs, si on y est exposé à certains risques, est, en revanche, une forme de captivité. C’est le cas aussi des habitants des favelas de Rio de Janeiro qui finissent par s’installer sur les parois escarpées des mornes qui dominent la baie, alors que l’insécurité y règne et que le terrain présente des risques d’éboulement ou de glissement.

Enfin, dernière situation, extrême : être expulsé. Les exemples sont malheureusement légion. Face à des risques tels qu’inondations, avalanches, glissements de terrain, certains lieux doivent être abandonnés, soit à cause de la gravité de la menace, soit par décision des autorités. Les exemples abondent : territoires contaminés aux abords de Tchernobyl ou de Fukushima, ou encore zones inondées en Vendée. Dans de telles situations, non seulement les habitants n’ont pas le choix, mais leur départ peut signifier une perte, un appauvrissement, car ils ne retrouvent souvent pas le même niveau de vie ailleurs. Avec l’accroissement des risques environnementaux, ce genre de situation tend à augmenter. Il faut y ajouter les évictions forcées de quartiers pauvres ou de bidonvilles dans de nombreuses villes, exécutées au nom de la salubrité urbaine, qu’elle soit déclarée environnementale ou sociale.

Relations entre risque et territoire
{{}} Choix Non-choix
Rester Défier Être captif
Quitter S’échapper Être expulsé


Comme on le voit, les risques et leur identification contribuent aux dynamiques territoriales et urbaines selon les quatre modalités esquissées ci-dessus. Les territoires des risques apparaissent fondamentalement inéquitables, selon la capacité ou non de pouvoir se mouvoir.
Ainsi, tant que les politiques publiques de prévention des risques seront basées sur une conception classique des risques et des territoires, aucune réflexion en termes d’équité ne pourra émerger. En effet, la focalisation sur le risque lui-même, sans considération pour les dynamiques territoriales existantes, ne fera que rendre peu efficient le souci de traitement égalitaire. Malheureusement, les récents développements d’approches en termes de vulnérabilité ou encore de résilience, comme le souligne Magali Reghezza (2006), restent focalisés sur l’anticipation des dommages ; la définition du risque y passe par l’estimation des conséquences et non par les dynamiques de relations des éléments d’ensembles complexes. Pour aborder les questions d’équité, centrales pour rendre une ville durable, il faut y intégrer les risques, en relation avec les espaces sur lesquels ils sont identifiés et les capacités stratégiques des acteurs concernés. Nous sommes donc désormais invités à penser le risque comme un élément participant activement, intrinsèquement, aux transformations territoriales.

Bibliographie

  • Callon, M., Lascoumes, P. et Barthe, Y. 2001. Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris : Seuil.
  • Corboz, A. 2001. Le Territoire comme palimpseste et autres essais, Besançon : Éditions de l’imprimeur.
  • EPTB Territoire Rhône. 2002. Étude globale pour une stratégie de réduction des risques dus aux crues du Rhône, rapport de novembre 2002.
  • Gallais, J. 1994. Les Tropiques : terres de risques et de violence, Paris : Armand Colin.
  • Gilbert, C. (dir.). 2003. Risques collectifs et situations de crise. Apports de la recherche en sciences humaines et sociales, Paris : L’Harmattan.
  • Healy, S. 2004. « A “post-foundational” interpretation of risk : risk as “performance” », Journal of Risk Research, vol. 7, p. 277-296.
  • Lévy, J. et Lussault, M. 2003. Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris : Belin.
  • November, V. 2002. Les territoires du risque. Le risque comme objet de réflexion géographique, Bern : Peter Lang.
  • November, V. 2008. « Spatiality of risks », Environment and Planning A, vol. 40, p. 1523-1527.
  • November, V. 2011. « L’empreinte des risques : éléments de compréhension de la spatialité des risques », in November, Penelas et Viot (dir.), Habiter les territoires à risques, Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes, p. 19-37.
  • November, V., Penelas, M. et Viot, P. (dir.). 2011. Habiter les territoires à risques, Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes.
  • Raffestin, C. 1980. Pour une géographie du pouvoir, Paris :Litec.
  • Raffestin, C. 1997. « Le rôle des sciences et des techniques dans les processus de territorialisation », Revue européenne des sciences sociales, vol. 108-35, p. 93-106.
  • Reghezza, M. 2006. « La vulnérabilité : un concept problématique », in Leone et Vinet (dir.), La vulnérabilité des sociétés et des territoires face aux menaces naturelles. Analyses géographiques, Montpellier : Publications de l’université Paul-Valéry Montpellier 3, p. 35-39.

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Pour citer cet article :

Valérie November, « Comment favoriser l’équité territoriale face aux risques ? », Métropolitiques, 4 mai 2012. URL : https://metropolitiques.eu/Comment-favoriser-l-equite.html

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