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Ce que Napoléon a fait aux villes françaises

Qu’est-il arrivé aux villes françaises sous Napoléon ? Au-delà de ses réalisations architecturales et de ses aménagements urbains, le régime impérial a laissé sa marque dans les institutions et les principes qui ont permis leur mise en œuvre.

Recensé : Letizia Tedeschi, Jean-Philippe Garric et Daniel Rabreau (dir.), Bâtir pour Napoléon. Une architecture franco-italienne, Bruxelles, Mardaga, 2021, 571 p.

Le bicentenaire de « l’épisode napoléonien » a produit une nouvelle flambée éditoriale sur une période pourtant déjà abondamment traitée par l’historiographie sous toutes ses formes depuis deux siècles. Pourtant, la construction, l’architecture, l’urbanisme et l’habitat sous le Consulat et l’Empire (1799-1815) ont été négligés tant par l’historiographie actuelle que passée, si ce n’est pour signaler les rares traces monumentales de l’Empire présentes dans les paysages urbains français et européens – principalement à Paris – ou pour célébrer les grands aménagements jamais réalisés, ou bien achevés longtemps après la chute de l’Empire. Et pour cause : la durée pendant laquelle Napoléon Bonaparte est au pouvoir a été trop brève, à l’échelle du temps qu’exige une mutation visible des espaces, pour ne permettre autre chose que l’achèvement de projets antérieurs et le lancement de projets inaboutis.

Les vingt-sept contributions de l’ouvrage magnifiquement illustré et édité par Mardaga livrent une discussion détaillée de la notion de transition en architecture, de façon d’ailleurs assez contradictoire selon les auteurs. Les uns, généralement français, insistent sur la continuité, la faible originalité et l’inachèvement des réalisations impériales : Jean-Philippe Garric, en début d’ouvrage, observe que les histoires générales de l’urbanisme et de l’architecture présentent le plus souvent la période napoléonienne comme une transition peu productive et peu innovante entre l’architecture d’Ancien Régime, déjà imprégnée depuis plusieurs décennies des principes des Lumières, et l’architecture de la révolution industrielle du XIXe siècle, d’où émergera, entre autres, le Paris de Haussmann. En revanche, les autres, essentiellement italiens, insistent sur le changement, les ruptures avec l’Ancien Régime et l’émergence de ce que seront les canons de l’aménagement urbain au XIXe siècle (Francesco Repishti, en introduction de la partie « italienne » du livre).

Figure 1. Bernard Poyet, Façade du palais Bourbon, 1806-1810

Bâtir pour Napoléon…, p. 20.
Source : J.-G. Legrand et C.-P. Landon, Description de Paris et de ses édifices : avec un précis historique et des observations sur le caractère de leur architecture, et sur les principaux objets d’art et de curiosité qu’ils renferment, Paris, 1818.

Figure 2. « Pont des Arts tel qu’il est exécuté. Différentes combinaisons pour le même pont », détail

Bâtir pour Napoléon…, p. 176.
Source : J. Rondelet, Traité théorique et pratique de l’art de bâtir, Paris, 1802-1817.

Mais c’est précisément la variété des approches et des objets – depuis les influences stylistiques aux monographies de tel ou tel palais, aménagement ou monument, en passant par l’analyse des institutions, de l’enseignement, des professions impliquées, de la circulation des écrits et des idées – qui permet au lecteur d’admettre la complexité, sans avoir à trancher entre l’hypothèse de la rupture et celle de la continuité.

Une architecture peu innovante ?

Parler d’« architecture napoléonienne » est d’ailleurs d’autant plus difficile que l’époque est à l’imitation des styles de l’Antiquité classique gréco-romaine, égyptienne, voire babylonienne. La référence à la Rome antique, d’abord républicaine puis impériale, est omniprésente dans le discours politique, mais aussi dans les références culturelles, philosophiques, esthétiques et donc architecturales (« L’architecture romaine vue par les Français », Susanna Pasquali).

Cette inspiration romaine est l’un des trois facteurs qui incitent les auteurs de l’ouvrage à proposer de qualifier le projet napoléonien d’architecture « franco-italienne ». Le deuxième facteur est le tropisme italien de Napoléon. Sa famille, venue d’Italie en Corse, parle italien dans ses échanges privés. L’Italie est à ses yeux la principale conquête de l’Empire – Gênes et Rome sont annexées et, à la fois empereur des Français et roi d’Italie, il nomme son fils adoptif Eugène de Beauharnais vice-roi d’un domaine qui englobe tout le nord et le centre de la péninsule, place son frère Joseph, puis sa sœur Caroline (avec son beau-frère Joachim Murat) sur le trône de Naples, enfin sa sœur Élisa à la tête de la Toscane. Toute l’Italie est ainsi napoléonisée. Le troisième facteur est que l’Italie, d’abord sous la République, puis sous l’Empire, sera, en tout ou partie, la région d’Europe restée la plus longtemps sous l’emprise française, de 1797 à 1814 : les projets architecturaux et urbanistiques auront eu, comme en France, plus de temps pour s’y déployer, et marquer ainsi durablement espaces publics et paysages urbains.

Figure 3. « Plan routier de la ville de Paris... », 1812

Bâtir pour Napoléon…, p. 213.
C. Picquet, « Plan routier de la ville de Paris divisé en XII arrondissements ou mairies et en 48 quartiers, sur lequel sont indiqués tous les changements et les projets ordonnés par le gouvernement. Dédié et présenté à Mr le comte Frochot, conseiller d’État, Grand officier de la Légion d’honneur… Préfet du département de la Seine », 1812.
Source : Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la photographie, Paris.

Figure 4. Claude Nicolas Ledoux, « Plan Général de quinze Maisons appartenantes à Mr. Hosten. Ledoux Architecte. Gravé par N. Ransonnette »

Bâtir pour Napoléon…, p. 252.
Source : C. N. Ledoux, L’Architecture, Paris, 1847.

L’inventivité, l’innovation, les ruptures esthétiques ne semblent donc pas, selon certains auteurs de ce recueil, à l’ordre du jour. La principale caractéristique de « l’architecture napoléonienne » serait plutôt la démesure (Daniel Rabreau, « L’embellissement de Paris, capitale de l’Empire »). De cette inspiration romaine, le régime impérial retient surtout la monumentalité, qu’il met à son service. Paris et les grandes villes de l’Empire doivent se couvrir d’arcs de triomphe, d’obélisques et de palais impériaux célébrant la gloire militaire de l’empereur, tout autant que la sagesse de son gouvernement amenant ordre et prospérité aux peuples conquis. Le manque de moyens financiers, absorbés par les guerres incessantes, et la brièveté du règne auraient fait échapper Paris au projet mégalomane de couvrir l’ouest de la capitale d’un immense quartier administratif couvrant la colline de Chaillot et le champ de Mars, où le palais impérial du roi de Rome, héritier du trône, aurait été entouré de casernes, ministères, archives nationales, universités en style néoclassique monumental. La seule trace en est l’Arc de Triomphe, clou du spectacle… achevé après l’Empire d’ailleurs.

L’architecture napoléonienne serait davantage caractérisée par la tentative de synthèse d’innombrables influences et imitations qui, dans le seul domaine des arts décoratifs, donnera le « style Empire », incarnation éclectique de la volonté de la nouvelle classe bourgeoise d’affirmer un goût propre contre le pouvoir esthétique de l’aristocratie revenue aux manettes avec la Restauration.

L’idéal réformateur, la vraie révolution napoléonienne

Si innovation il y a, elle se situerait dans un autre champ que celui des modifications visibles de l’espace urbain et monumental de Paris ou des grandes villes françaises comme Lyon, Bordeaux, Nantes ou Le Havre, et italiennes comme Milan, Venise, Turin, Gênes et Lucques (qui font chacune l’objet de chapitres de l’ouvrage). Plus que les villes elles-mêmes, ce sont les institutions, les règles, les pratiques, les techniques, les idées et les acteurs de leur « embellissement » (le terme désigne à l’époque ce que nous appellerions aujourd’hui les programmes urbanistiques et architecturaux) qui connaissent des changements majeurs, créant les conditions de l’émergence de ce que seront l’aménagement, l’urbanisme et l’architecture aux siècles suivants. La deuxième partie du livre y est consacrée, tant du côté français (Basile Baudez, Antoine Picon) qu’italien (Fabrizio Di Marco, Luigi Gallo).

Si la Révolution abolit les institutions et les règles de l’Ancien Régime (académies, architecte du Roi, commande royale) et en crée de nouvelles (l’École des beaux-arts, l’Institut), le Consulat et l’Empire distribuent les rôles, édictent les règles, cristallisent les pouvoirs – non sans hésitations et conflits, bien sûr. En France comme en Italie, les projets de constructions publiques, lancés à l’initiative de l’État, des municipalités ou même d’entrepreneurs privés (s’ils sont d’intérêt public, ou liés à un programme public), sont soumis à une « commission d’embellissement » (commissione d’ornato en Italie) composée d’architectes, d’ingénieurs, de fonctionnaires préfectoraux et de représentants des différentes disciplines artistiques de l’Institut (peinture, sculpture, ornementation, etc.). La Commission peut donner son aval ou exiger des modifications, tant à partir de critères techniques et financiers qu’esthétiques, mais aussi vérifie la bonne exécution selon les réglementations, les « règles de l’art », les plans et devis proposés – le contrôle des budgets est une exigence sans cesse répétée.

Figure 5. « Projet de Régularisation et d’Ampliation de la Commune de Turin… », 1802, détail

Bâtir pour Napoléon…, p. 488.
« Projet de Régularisation et d’Ampliation de la Commune de Turin dans lequel sont ponctuées les anciennes fortifications actuellement démolies, fait par le Citoyen Bossi Adjudant Commandant dans les Troupes Fra[n]çaises cy-devant Chef du Génie Piémontais ».
Source : Turin, Archivio di Stato, Sezioni Riunite, Fonds Franco Rosso, cartella 17.

Figure 6. Achille Quinet, vue de l’Arc de Triomphe du Carrousel devant le Palais des Tuileries avant l’incendie du palais lors de la Commune, vers 1865

Bâtir pour Napoléon…, p. 231.
Source : Paris, coll. particulière.

Par rapport à celle de l’Ancien Régime, la gestion impériale des projets urbains est ainsi beaucoup plus administrative et technique, donnant la part belle aux ingénieurs, mais aussi plurielle, rompant le tête-à-tête entre le commanditaire et « son » architecte pour laisser à d’autres disciplines artistiques et à d’autres professions, techniques et comptables, la possibilité d’intervenir sur le contenu même du programme.

Les nominations aux Commissions sont principalement décidées, pour ce qui est de l’Institut, par les « maîtres » issus des académies royales d’Ancien Régime. Il existe ainsi une forte continuité et une grande unicité dans les programmes qui « embellissent » les villes de l’Empire – ce qui vaudra d’ailleurs critiques et moqueries. L’autre continuité d’Ancien Régime est l’arbitraire du souverain – empereur, roi ou princesse impériale, comme Élisa à Lucques (Paola Betti) – dont les choix et les goûts s’imposent à tous.

En amont, l’unicité des conceptions, mais aussi des goûts et des styles, est aussi progressivement bâtie par la mise en place d’un enseignement d’architecture et de construction soigneusement calibré. Cet enseignement se déroule d’une part au sein des écoles des beaux-arts, d’où sortiront les architectes, mais aussi les sculpteurs, peintres, décorateurs qui proposeront leurs services aux porteurs de projets, d’autre part de l’École polytechnique, dont les écoles d’application, en particulier l’École des ponts et chaussées, forment les ingénieurs qui, dans chaque ville, piloteront les programmes retenus par la Commission – dont ils sont d’ailleurs les principaux acteurs. Les formations de l’École des beaux-arts sont structurées par les concours de projets, basés sur l’imitation des « maîtres », et dont le couronnement est le grand prix de Rome offrant au lauréat un long séjour dans la capitale italienne – confirmant ainsi le bicéphalisme culturel déjà évoqué.

Ces enseignements, mais aussi les nombreux ouvrages théoriques, plans, relevés et « recueils de modèles » qui circulent à travers l’Empire, forment un corpus que les membres des commissions promeuvent, voire imposent, aux commanditaires et aux entrepreneurs. Directement issu des Lumières, ce corpus est pour ainsi dire résumé par cette formule de Jean Nicolas Louis Durand, dans son Précis des leçons d’architecture données à l’École Polytechnique 1802-1805, où il forme des générations d’ingénieurs des Ponts et Chaussées de 1797 à 1833 (!) : le but de la construction, écrit-il, est « l’utilité publique et particulière, le bonheur et la conservation des individus et de la société ». Cette prégnance de l’utilité sur le « beau » peut certes être jugée – certains auteurs de l’ouvrage ne manquent pas de le faire – comme un étouffoir de l’innovation et de l’art de l’architecte. Mais il explique aussi que les « commissions d’embellissement » examinent et pilotent, selon les mêmes règles techniques, financières, et selon les mêmes canons esthétiques que les monuments à la gloire de l’empereur, des projets d’adduction d’eau, de voirie, d’abattoirs, d’égouts, de marchés, d’hôpitaux, de jardins, de promenades et de bains publics, de lotissements d’immeubles de rapports ou de maisons individuelle, de palais de justice et de prisons, de casernes et d’arsenaux, de routes et de ponts (« Habiter à Paris sous l’Empire », Claire Ollagnier).

Se mettent ainsi en place les institutions, les principes et les acteurs professionnels d’un urbanisme utilitaire, et non plus seulement monumental, qui apporte des services à la population et construit « l’image d’un espace public et d’un décor urbain comme biens publics partagés », comme l’écrit Francesco Repishti. C’est selon ces nouvelles modalités que sont mis en œuvre des projets, certes pour la plupart imaginés, voire amorcés sous l’Ancien Régime et la République.

L’apport essentiel de cet ouvrage est de mettre en cohérence des innovations institutionnelles et intellectuelles, qui ont déjà pu faire l’objet de monographies, pour montrer comment leur articulation crée le cadre de la transfiguration des villes européennes au XIXe siècle.

Figure 7. « Plan Général du Projet de la Nouvelle Ville à construire à la Roche-sur-Yon, conformément au Décret Impérial du 5 Prairial an XII », 1804

Bâtir pour Napoléon…, p. 312.
Source : Paris, Archives nationales de France, F14 10263-4.

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Pour citer cet article :

Antoine Reverchon, « Ce que Napoléon a fait aux villes françaises », Métropolitiques, 14 juillet 2022. URL : https://metropolitiques.eu/Ce-que-Napoleon-a-fait-aux-villes-francaises.html

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