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Eugène Hénard, une pensée en prise sur son époque

Dans son dernier ouvrage sur Eugène Hénard, Jean-Louis Cohen renouvelle l’approche de ce pionnier, homme de chantier et penseur éclairé de la transformation de Paris. Il dévoile un architecte attentif à la protection du patrimoine parisien et un visionnaire qui a contribué à la naissance de l’urbanisme en France.

Inventeur du rond-point, de la séparation verticale des circulations et des boulevards à redans, l’architecte Eugène Hénard (1849‑1923) n’est en général connu que par ses Études sur les transformations de Paris, parues en huit fascicules entre 1902 et 1909, où il expose ses visions d’une capitale transformée pour accueillir l’automobile et la vie moderne. Issu d’une famille d’architectes au service de la ville de Paris (Bruant 2008), peu chanceux dans une carrière qui attendra une promotion qui ne viendra jamais, il conserve l’image d’un visionnaire largement incompris d’une époque voyant naître l’urbanisme comme discipline.

En 1982, l’architecte et historien Jean‑Louis Cohen développait cette thèse dans son introduction à la première réédition en français d’un choix de textes d’Eugène Hénard. S’appuyant sur les renouvellements de la recherche depuis trente ans, le présent ouvrage n’est pas une simple reprise du précédent. Il nous invite, par une sélection élargie d’écrits, à considérer l’épaisseur et la complexité de la pensée d’un des pionniers de l’urbanisme dans un temps long, parfois au rebours des images convenues. On découvrira ainsi un architecte moins adepte de la table rase que les Congrès internationaux d’architecture moderne (Ciam) des années 1930 dont on le considère parfois comme un précurseur. À l’heure de la ville recyclable et du renouvellement urbain, cette relecture de l’œuvre d’Eugène Hénard donne à voir une période où l’urbanisme moderne cherchait à s’accorder à la ville existante. Un débat centenaire encore d’actualité.

Démythifier le pionnier de l’urbanisme ?

Ayant eu une carrière plutôt limitée au sein des services de la ville de Paris, Eugène Hénard n’a pu réaliser ses projets pour une capitale modernisée. Peu connue en dehors des cercles spécialisés avant les années 1960 voire 1970, son œuvre maîtresse – les Études – a pourtant eu une influence considérable sur les milieux de l’urbanisme : Le Corbusier s’est ainsi manifestement inspiré des idées de l’architecte parisien pour établir en 1928 son Plan Voisin ou sa théorie des « 7 V » hiérarchisant les circulations. Il y a trente ans, rééditer les Études permettait de rétablir ces filiations peu connues. Cependant, limiter la pensée d’Eugène Hénard à un seul ouvrage a certainement contribué à en réduire la complexité. C’est pourquoi Jean‑Louis Cohen choisit de rompre avec son parti pris de 1982, en élargissant le choix de textes édités. Dans son premier recueil, il n’avait retenu que quatre articles, tous postérieurs à 1909, pour compléter les Études. L’unité de la pensée de l’urbaniste autour des « visions métropolitaines » futuristes s’en trouvait renforcée : hiérarchisation des voies de circulation, stricte séparation des fonctions urbaines, immeubles modernes permettant de garer les avions individuels que chacun ne manquerait pas d’avoir dans un proche avenir... tout contribuait à faire de l’architecte le spécialiste des questions de circulation modernes.

Le présent ouvrage ajoute huit textes supplémentaires qui, cette fois-ci, dialoguent avec l’œuvre maîtresse plus qu’ils ne la complètent. Trois permettent de découvrir Eugène Hénard durant la décennie 1890, autour des Expositions universelles de 1889 et 1900, auxquelles il prit une part active. On lui doit, par exemple, la perspective reliant les Champs-Élysées aux Invalides par le pont Alexandre III et le Palais de l’électricité de l’Exposition de 1900. Les cinq autres textes sont contemporains ou postérieurs aux Études : trois d’entre eux se rattachent directement aux réflexions « visionnaires », mais les deux derniers permettent de découvrir, bien loin des projets futuristes, l’activité de l’urbaniste auprès de la Commission des perspectives monumentales de la ville de Paris. Créée en 1909 pour veiller à la préservation et la mise en valeur des lieux pittoresques de la capitale, cette institution traduit alors les débuts d’une prise en compte de la ville comme patrimoine. On appréciera la présence de l’architecte dans ses rangs.

La présentation de Jean‑Louis Cohen, largement réécrite et triplée en volume par rapport à celle de 1982, revendique un changement de focale jusque dans son titre, confrontant désormais « visions d’avenir et regard historique ». L’auteur reconnaît l’orientation trop « téléologique » (p. 40) de son texte antérieur. Il cite particulièrement deux recherches récentes (Bruant 2008 ; Lemas 2008) qui permettent de dessiner l’« épaisseur » (p. 10) de la pensée de Hénard, et il inscrit plus largement sa réflexion dans le champ des travaux sur les « débuts de l’urbanisme à Paris » (p. 11) (notamment Flonneau 2005 ; Fiori 2009 ; Topalov 1999). On l’aura compris, il ne s’agit pas de remettre en cause le statut de « pionnier » de l’homme, mais de révéler les autres facettes de sa pensée en privilégiant davantage « la temporalité longue » (p. 11) d’une œuvre qui s’est développée sur plus de vingt ans et ne s’est pas réduite à un seul ouvrage.

Une « figure autrement complexe »

La figure du visionnaire est déjà connue. Jean‑Louis Cohen montre néanmoins qu’Eugène Hénard n’était pas un penseur solitaire mais que, sa vie durant, il s’est lancé dans les débats de son époque. Les relations ambiguës entretenues par Eugène Hénard avec le « cénacle du Musée social » (p. 27), institution fondée en 1894 et prônant la réforme sociale et urbaine, en sont témoins. Le milieu qui devait théoriquement lui servir d’outil pour diffuser enfin ses idées les plus novatrices et passer à « l’action politique » (p. 28) s’est finalement retourné contre lui lors du concours de 1908 pour la requalification de la zone des fortifications de Paris, le Musée social soutenant in fine le projet concurrent de Louis Dausset. Le grand public découvrira donc un architecte certes visionnaire mais en prise directe sur les débats de son temps. Plus encore, les nouveaux textes réunis ici dessinent au moins deux autres facettes majeures de l’œuvre de l’architecte et rarement mises en avant.

L’ouvrage nous invite tout d’abord à considérer, à la suite de Catherine Bruant, que, avant d’être un penseur visionnaire, Eugène Hénard est d’abord un architecte au service de la ville de Paris. La réédition pour la première fois depuis 1891 de l’Exposition universelle de 1889, le seul ouvrage publié par Hénard en dehors des Études, constitue un témoignage concret de l’activité de l’homme de chantier (il a dirigé les travaux du Palais des machines de l’Exposition). Le long récit, extrêmement minutieux et précis – et, comme toujours, abondamment illustré – révèle l’admiration de l’architecte pour les constructions en fer à une époque où l’acier apparaît, pourtant, comme le matériau de l’avenir. L’exaltation de l’auteur pour cette construction emblématique souligne d’autant plus la limitation de sa carrière à des postes relativement subalternes des services de la ville de Paris, Jean‑Louis Cohen rappelant que les commandes municipales à l’architecte se résument à trois écoles. Le second article, daté de 1896, porte sur la perspective des Invalides prévue pour l’Exposition de 1900. Il fait revivre les débats autour de cette composition urbaine en grande partie due à Eugène Hénard. Les deux textes pris ensemble permettent de mieux saisir l’attachement particulier de l’architecte pour le Champ de Mars et l’esplanade des Invalides dans ses pages les plus virulentes des Études.

La seconde facette, moins connue encore et qui pourra surprendre les lecteurs habitués à l’image d’un architecte précurseur de l’urbanisme moderne, est celle d’Eugène Hénard attentif à la protection des secteurs anciens et des monuments historiques dans la ville. Jean‑Louis Cohen relève l’apparente « contradiction » (p. 33) d’une pensée qui est tout à la fois réformatrice et conservatrice. La préoccupation apparaissait, certes, dans les fascicules des Études par le refus affirmé des percées rectilignes ravageuses : l’architecte veut améliorer la circulation sans entamer l’esthétique générale de la ville. La publication dans le présent ouvrage de deux rapports remis à la Commission des perspectives monumentales de la ville de Paris en 1911 souligne la volonté d’Eugène Hénard d’articuler plutôt que d’opposer la préservation et la modernisation de Paris. L’architecte alerte ainsi la Commission de la nécessité de protéger certains lieux pittoresques (place Sainte-Geneviève (5e), devant l’église Saint-Étienne-du-Mont) et en dresse la liste hiérarchisée selon l’urgence. Une série de croquis appuie le texte. Or ils évoquent davantage l’approche « culturaliste » de l’architecte autrichien contemporain Camillo Sitte (1843‑1903), défenseur des qualités de la ville médiévale, que la modernité des fameuses coupes de rues modernes qui sont associées au nom même d’Eugène Hénard et où ce dernier présente son système de circulations superposées. Il propose, en outre, la création d’une « servitude artistique » permettant de limiter l’élévation de nouvelles constructions autour des monuments et d’éviter ainsi l’écrasement déjà provoqué sur Notre-Dame ou Saint-Nicolas-des-Champs par des immeubles de rapport nouveaux. Hénard n’est pas un utopiste demandant la table rase. Sa pensée tente d’articuler les différentes réalités présentes dans une époque de bouleversements urbains : techniques modernes face au bâti préexistant ; vie moderne face à la mémoire des lieux. Somme toute, une pensée qui se situe « entre innovation et continuité » (p. 10).

Une pensée évolutive, en prise sur son temps

En couvrant deux décennies de réflexion d’Eugène Hénard, l’ouvrage permet, davantage que la publication de 1982, de saisir le lent changement d’échelle de sa pensée, révélatrice de l’évolution des domaines traités par l’urbanisme naissant. Si la décennie 1890 et les premières années du XXe siècle privilégient les cas particuliers (perspectives des Invalides, du Champ de Mars), certaines des Études sur les transformations de Paris envisagent déjà des plans à l’échelle de la ville. Mais la réédition d’un article publié en Allemagne en 1910, « Les banlieues de Paris et la nouvelle ceinture verte », laisse entrevoir les amorces d’une analyse régionale du phénomène urbain et anticipent les réflexions sur un éventuel Grand Paris. La reproduction de deux plans d’aménagement effaçant toute limite entre Paris et la petite couronne est ainsi tout à fait intéressante.

Jean‑Louis Cohen décrit aussi Hénard en « expert européen » (p. 11), en insistant davantage sur la double relation de l’architecte avec l’étranger : tout d’abord comme sujet d’étude à travers les analyses déjà connues de Londres, Berlin ou Moscou que l’on retrouve dans de nouveaux textes ; mais aussi comme terrain de diffusion de ses idées. Trois articles réédités confirment ce qui transparaissait dans la publication de 1982 : Eugène Hénard a su « s’exporter » (p. 34). Au total, il est ainsi l’invité de trois colloques internationaux (aux États-Unis en 1906 où il envoie un texte ; à Londres en 1906 et 1910) et publie à deux reprises dans la revue allemande Der Städtebau en 1910. Jean‑Louis Cohen achève sa présentation par un rappel détaillé des influences directes et indirectes de la pensée d’Eugène Hénard sur les spécialistes de la ville et les architectes en Europe jusqu’en 1945. Il s’agit ici de nuancer l’image d’un penseur tombé dans l’oubli jusqu’aux années 1960 où ses écrits seront redécouverts, notamment par Françoise Choay (Choay 1965), lorsque l’on a commencé à s’intéresser à l’histoire de l’urbanisme moderne. En 1982, Jean‑Louis Cohen traçait déjà un nombre important de filiations. Il complète ici la liste et dessine une aire d’influence s’étendant jusqu’aux architectes russes tels Vladimir Semionov ou Viktor Chklovski. On découvrira ainsi avec intérêt des reproductions de schémas tirés des publications de ces derniers, respectivement en 1912 et 1938, et manifestement inspirés du travail de l’architecte parisien.

Cette réédition des textes d’Eugène Hénard, augmentée et repensée, permet de saisir l’évolution intellectuelle de l’une des figures majeures de la naissance de l’urbanisme en France sur un temps long. Elle offre par là même un éclairage nouveau sur l’émergence complexe d’un nouveau champ disciplinaire entre les années 1890 et 1914. À l’image d’un architecte « visionnaire », Jean‑Louis Cohen ajoute l’idée convaincante d’un penseur réaliste, essayant d’articuler les données contraires de l’existant et du souhaitable, en prise permanente sur les débats de son temps.

Bibliographie

  • Bruant, C. 2008. « Eugène Hénard, l’invention de l’avenir. L’infortuné destin d’une famille d’architectes de la Ville de Paris », fabricA, n° 2, p. 68‑185.
  • Choay, F. 1965. L’Urbanisme, utopies et réalités. Une anthologie, Paris : Seuil.
  • Fiori, R. 2009. La Construction d’une conscience patrimoniale parisienne à la fin du XIXe siècle : acteurs, pratiques et représentations (1884‑1914), thèse de doctorat, université Paris‑1.
  • Flonneau, M. 2005. Paris et l’automobile, un siècle de passion, Paris : Hachette.
  • Hénard, E. 1982. Études sur les transformations de Paris, et autres écrits sur l’urbanisme, présentation de Jean‑Louis Cohen, Paris : L’Équerre.
  • Lemas, N. 2008. Eugène Hénard et le futur urbain. Quelle politique pour l’utopie ?, Paris : L’Harmattan.
  • Topalov, C. (dir.). 1999. Laboratoires du nouveau siècle : la nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880‑1914, Paris : Éditions de l’EHESS.

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Eugène Hénard. 2012. Études sur l’architecture et les transformations de Paris, et autres écrits sur l’architecture et l’urbanisme, introduction de Jean‑Louis Cohen, Paris : Éditions de la Villette, 351 p.

Pour citer cet article :

Cédric Feriel, « Eugène Hénard, une pensée en prise sur son époque », Métropolitiques, 14 juin 2013. URL : https://metropolitiques.eu/Eugene-Henard-une-pensee-en-prise.html

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