Durant les années 1990, un consensus a émergé au sein des milieux du développement autour de la nécessité de « faire participer les habitants », aux politiques urbaines notamment (Cornwall et Brock 2005), sans que cela soit toujours suivi d’une transformation effective de ces politiques (Legros 2008).
C’est que produire des politiques urbaines avec, pour, voire par les habitants ne va pas de soi.
Dans les pays et villes des Suds, ces politiques sont souvent contraintes par les programmes des bailleurs de fonds et leurs impératifs de « décaissement [1] », ou par la difficulté à articuler les impératifs des politiques publiques aux attentes des habitants (Deboulet et Navez-Bouchanine 2012). En outre, sous l’effet du changement climatique et des catastrophes environnementales qui affectent de nombreuses villes à travers le monde, des programmes urbains, ou de développement, insistent sur la nécessité de « co-construire » des politiques urbaines « d’adaptation ». Les projets de développement sont alors « climatisés » (Barthel et Zaki 2011) pour répondre à la nécessaire « résilience » des territoires. Dans un contexte de prolifération des solutions en kit, de construction de la ville par projets (Pinson 2020) et de célébration des « bonnes pratiques » isolées de leur contexte de production (Montero et Baiocchi 2021), l’ambition de « co-construire » la ville interroge. En nous appuyant sur un travail de capitalisation effectué pour trois ONG (urbaSEN, urbaMonde, Gret), nous proposons d’apporter un éclairage sur cette « co-production » de la ville en analysant des initiatives habitantes dans la banlieue de Dakar, au Sénégal, touchée par des inondations récurrentes.
Co-produire : quand les habitants passent de l’initiative personnelle au projet urbain collectif
Depuis 2015, la Fédération sénégalaise des habitants (FSH) rassemble des groupes d’épargne, majoritairement féminins, dans les quartiers populaires de Dakar. Cette initiative est née en 2005 de groupes d’habitants qui se mobilisent contre les inondations qui affectent de façon récurrente, et avec une ampleur croissante, leurs quartiers. En partenariat avec l’ONG suisse urbaMonde, certains se lancent à partir de 2010 dans un projet de planification participative qui débouche sur des propositions concrètes de restructuration urbaine. Ces groupes d’habitants créent une ONG sénégalaise en 2013 : urbaSEN (Leclercq 2017). À partir de 2015, ce collectif se donne pour objectif de co-construire la ville et opère pour cela un double mouvement : d’internationalisation d’abord en s’alliant avec le réseau Slum Dwellers International (SDI), qui promeut des méthodes basées sur l’épargne collective et devant permettre aux habitants, notamment des quartiers précaires, d’orienter, voire d’intervenir directement dans les politiques urbaines qui les concernent (Mitlin et Satterthwhaite 2013) ; de dissémination locale ensuite, par la mise en place d’une fédération, la FSH, ayant vocation à s’approprier ces méthodes en vue de participer concrètement à la production de leur quartier.
Cette méthode d’épargne collective fonctionne sur un système de prêts rotatifs : en épargnant ensemble, les habitants de ces quartiers parviennent à la fois à produire de la connaissance sur les problèmes de leurs quartiers, à reconstruire leurs maisons affectées par les inondations, à produire des moyens pour mener des projets urbains et à gagner en légitimité auprès des acteurs locaux et internationaux du développement urbain (Chabot et al. 2018). Le diagnostic est simple : face aux inondations, les habitants ont besoin de reconstruire et de réparer les maisons affectées. Réunis au sein de la FSH, les quelque 15 000 membres peuvent accéder à des fonds issus de l’épargne mise en commun, complétés par les bailleurs internationaux pour rénover leurs maisons, à condition de rembourser ensuite le prêt qui leur a été consenti par l’intermédiaire de leurs groupes d’épargne. Entre-temps, ils bénéficient de l’appui de professionnels du développement urbain et de la construction d’urbaSEN pour cette rénovation. L’argent ainsi remboursé permet d’alimenter le fonds rotatif et bénéficie à de nouveaux membres de la FSH. Par cette forme d’organisation collective, les membres propriétaires de la FSH parviennent à intervenir directement à la fois dans la définition, le financement et la gestion d’un projet de reconstruction de leurs propres maisons. Mais le collectif voit plus loin : l’objectif serait de dépasser l’échelle de la parcelle individuelle pour imaginer une co-production à l’échelle d’une rue, d’un quartier, voire de la ville. Autrement dit, d’aller au-delà des projets individuels pour définir un véritable projet urbain collectif.
Réalisation : Momar Diongue, 2021.
Co-définir : collectiviser des ouvrages de lutte contre les inondations
Sur la base des trois aspects du projet urbain – définition, financement et gestion, le projet PING-GIRI entend « co-construire » la ville résiliente aux inondations, à l’échelle cette fois de l’espace public. Les inondations, d’ampleur variable mais se répétant à chaque saison des pluies, dont souffrent certains quartiers de la ville (Diongue et Diouf 2019 ; Leclercq 2020) se sont en effet imposées ces vingt dernières années comme un enjeu majeur des politiques de gestion urbaine, attirant de nombreux projets et financements entendant « adapter » la ville au changement climatique (Bottazzi et al. 2019). Le premier enjeu réside dans la co-définition de projets urbains pertinents pour lutter contre les inondations, mais aussi dimensionnés pour permettre aux habitants de le financer et de le gérer. L’intervention sur la cité « Hamo 4 » révèle les différents problèmes auxquels sont confrontés les membres du projet dans le passage de l’échelle des maisons à celle de la rue. Cité de classes moyennes, fondée par une coopérative d’habitat dans les années 1980, Hamo 4 subit des inondations répétées, amplifiées récemment par le pavage des rues dans la cité voisine. L’artificialisation de rues autrefois uniquement ensablées réduit l’infiltration des eaux et accélère leur ruissellement en direction des quartiers situés en contrebas, en l’occurrence la cité Hamo 4. Le groupe de propriétaires de cette cité s’est engagé dans une réflexion collective sur le type d’aménagements à réaliser, accompagnés par un représentant du Gret, par la FSH et des membres d’urbaSEN qui, à l’aide d’une modélisation topographique du quartier par drone, proposent deux solutions au groupe d’habitants. La première envisage le pavage des rues d’Hamo 4, la seconde la réalisation d’arrêtoirs d’eau, demandant très peu d’entretien et barrant l’entrée de l’eau dans la cité à des points stratégiques. Bien que la première option semble la plus appropriée aux habitants, le pavage des rues requiert une somme d’argent considérable. Par conséquent, la seconde option est retenue (figure 2), mais suscite des conflits puisqu’elle ne prend pas en compte l’une des rues de la périphérie de la cité, pourtant particulièrement exposée. Elle sera intégrée au projet après que le groupe de propriétaires a commencé à consulter les autres habitants à propos du financement. Le projet se voit en outre confronté à un troisième problème, celui de l’évacuation des eaux de ruissellement ainsi réorientées par les arrêtoirs, qui sont en l’état dirigées vers une station de pompage de l’Office national d’assainissement du Sénégal (ONAS). Sous-dimensionnée, cette dernière apparaît peu à même de supporter un tel apport d’eaux supplémentaire. S’engage alors une négociation entre la FSH et cette institution publique autour de la gestion des eaux pluviales de la zone. La co-définition des ouvrages interroge ainsi à la fois la constitution du groupe d’habitants représentatif de la cité, le périmètre de l’intervention, le montant et la nature des fonds dédiés au projet, et la manière de mobiliser au fur et à mesure les institutions intervenant dans le quartier.
Situé à une entrée stratégique de la cité, le « dos d’âne » doit empêcher l’écoulement des eaux depuis la rue goudronnée vers l’intérieur du quartier.
Photographie : Momar Diongue, 2021.
Co-gérer : quel service pour quelle communauté technique et politique ?
Outre la question de l’échelle d’intervention, la réalisation d’infrastructures et d’ouvrages de drainage pose la question de leur entretien. D’un point de vue légal, ces infrastructures entrent dans le patrimoine de l’État, lequel est responsable de leur entretien et maintenance en l’absence de délégation du service public dans le sous-secteur de l’assainissement. L’Office national d’assainissement du Sénégal est reconnu comme la principale institution en charge des infrastructures de drainage, responsabilité qu’elle partage avec les communes, voire les riverains en fonction de la taille et des caractéristiques de ces ouvrages. Le coordinateur du projet PING-GIRI regrette de ne pouvoir signer une convention avec l’ONAS qui exigerait l’intégration des coûts d’entretien dans la convention de partenariat. Or, cet interlocuteur rappelle les faibles moyens mis à disposition (26 000 euros pour chacune des communes ciblées par le projet) : confronté à une absence de financements pérennes (Theven de Gueleran 2019), l’ONAS négocie l’intégration des ouvrages dans son patrimoine au coup par coup. En l’occurrence, une convention de partenariat sera finalement signée en juillet 2021 entre l’ONAS et la FSH, en échange d’un travail de cette dernière sur la communication auprès des riverains quant à l’utilisation des ouvrages d’assainissement et la gestion des déchets (qui bloquent souvent les canalisations). Lorsque le raccordement est difficile, les membres du projet recourent à une gestion communautaire, comme dans le cas des puisards collectifs réalisés par PING GIRI dans la Cité Sentenac, un autre quartier inclus dans le projet. En vue de limiter le rejet des eaux usées dans les canalisations, ou simplement dans la rue, lesquelles ressurgissent à la première inondation, des puisards filtrants ont été construits. L’entretien revient à la charge de leurs utilisateurs qui en contrôlent l’accès en les cadenassant. Il s’agit par là d’éviter la surutilisation et donc la dégradation de ces derniers en réservant son accès aux riverains capables de l’entretenir, faute de quoi, en l’absence d’institutions en charge, les puisards peuvent rapidement être bouchés et se transformer en dépotoirs d’ordures ménagères.
Co-financer : périmètre, équité et logiques de financement
Dans la banlieue de Dakar, la capacité des ménages à payer un service est souvent faible. Partis sur une hypothèse de financement de 25 % des ouvrages de mitigation des inondations dans l’espace public par les groupes d’épargne de la Fédération sénégalaise des habitants, les promoteurs du projet PING-GIRI se sont vus opposer une fin de non-recevoir par certains de ces groupes, trouvant ce montant trop élevé. Se posent dès lors des questions d’équité au sein de la Fédération (si tel groupe d’habitants paye effectivement 25 % de l’ouvrage, pourquoi tel autre ne le ferait pas ?) et de périmètre de l’intervention (pourquoi devrait-on en tant que groupe prendre la charge des ouvrages qui bénéficient à tout le quartier ?), contribuant à alimenter le débat sur le co-financement de services collectifs au sein du réseau d’habitants et dans leurs quartiers (Baron et Bonnassieu 2011).
En outre, le co-financement suppose de rassembler des acteurs aussi divers que des municipalités et des collectifs d’habitants autour d’un même projet. Ce qui peut paraître a priori assez simple suppose en réalité une grande flexibilité quant aux méthodes d’engagement des ONG partenaires, elles-mêmes contraintes par leurs bailleurs de fonds, avec les institutions publiques. Au Sénégal et dans l’agglomération de Dakar en particulier, les municipalités sont fortement dépendantes de l’État pour l’exécution de leur budget, sous-doté, si bien que certains maires se voient contraints de payer personnellement les contributions aux projets non prévues dans les budgets municipaux. Dans la commune de Ndiarème, où des arrêtoirs d’eau sont prévus par urbaSEN et la FSH, le maire alors en tournée pour sa réélection débourse ainsi 2 millions de francs CFA (environ 3 000 euros) pour « aider les habitants » dans le financement de ces ouvrages. Cela n’a pas été sans provoquer des interrogations au sein des ONG et du groupe d’habitants concerné pour savoir ce qu’il convenait de faire de cet argent : faut-il le considérer comme la part de la municipalité au co-financement ou comme une aide personnelle ? Et donc qui, de la mairie ou des habitants, est censé gérer l’entretien des ouvrages sur le long terme ?
Co-construire : le projet comme modalité d’action pertinente ?
Dans une optique de co-construction de la ville avec les habitants menacés par les inondations, le projet PING-GIRI suppose une institutionnalisation par le bas d’une maîtrise d’ouvrage et d’une maîtrise d’œuvre qui engagent les acteurs institutionnels locaux et les collectifs d’habitants dans la co-définition, le co-financement et la co-gestion des ouvrages communautaires. Le micro-projet devient ainsi un lieu d’apprentissage et d’ajustement des logiques et des procédures d’intervention des différents acteurs à l’échelle correspondante.
Les modèles de co-financement et de co-gestion basés sur l’implication d’une diversité d’acteurs dans la co-production des ouvrages de mitigation des inondations à l’échelle des espaces publics en sont au stade de l’expérimentation. La réussite du projet consiste néanmoins dans sa capacité à susciter un débat entre les parties prenantes, groupes d’habitants, ONG et municipalités, à la fois sur les projets de mitigation et sur la manière de les mener. Dans les quartiers, l’organisation promue par la FSH s’articule, et parfois se confronte, à d’autres formes d’organisations « communautaires », ou aux autres projets déjà menés sur ce territoire (Olivier de Sardan 2021). L’administration centrale, pourtant particulièrement mobilisée sur le sujet des inondations, apparaît cependant relativement absente, non pas de ces débats, mais des possibles collaborations qu’ils suscitent. Fragmentée entre directions ministérielles, agences parapubliques et services déconcentrés issus des programmes d’ajustement structurel des années 1990, cette administration est aussi financée par différents programmes internationaux en plus de l’État, ce qui implique à la fois des disparités de traitement des fonctionnaires, mais aussi des enjeux et des objectifs différents, rendant chaque collaboration unique et difficile à établir.
Alors que les transformations socio-environnementales sont majeures et vont aller en s’amplifiant, la temporalité et le mode de financement des projets issus de l’aide au développement apparaissent donc comme les principaux obstacles à une collaboration sur le long terme entre ces différents acteurs, appelant à une transformation des formes d’engagement de leurs porteurs avec les institutions publiques.
Bibliographie
- Baron, C. et Bonnassieux, A. 2011. « Les enjeux de l’accès à l’eau en Afrique de l’Ouest : diversité des modes de gouvernance et conflits d’usages », Mondes en développement, n° 156, p. 17-32.
- Barthel, P -A. et Zaki, L. 2011. Expérimenter la « ville durable » au sud de la Méditerranée, Paris : Éditions de l’Aube.
- Bottazzi, P., Winkler, M. et Ifejika Speranza, C. 2019. « Flood Governance for Resilience in Cities : The Historical Policy Transformations in Dakar’s Suburbs », Environmental Science and Policy, n° 93, p. 172-180.
- Chabot, L., Keita, P. A. et Varnai, B. 2018. « Le programme d’appui à la reconstruction de la Fédération sénégalaise des habitants. Vers un urbanisme participatif et solidaire », Urbanités, « Urbanités africaines ».
- Cornwall, A. et Brock, K. 2005. « Beyond Buzzwords : “Poverty Reduction”, “Participation” and “Empowerment” », Development Policy, Overarching Concerns, Programme Paper, n° 10, Genève, United Nations Research Institute for Social Development [UNRISD], Development Policy Review, vol. 24, n° 1, p. 51-73.
- Diongue, M. et Diouf, S. 2019. « Urbanisation des périphéries urbaines et risques d’inondation à Dakar (Sénégal) : le cas de la commune de Yeumbeul Nord », in O. Cissé (dir.), Les Inondations urbaines à Dakar. Gestion des risques et adaptations locales, Dakar-Paris : Karthala-IAGU, p. 31-75.
- Leclercq, R. 2017. « The Politics of Risk Policies in Dakar, Senegal », International Journal of Disaster Risk Reduction, n° 26, p. 93-100.
- Leclercq, R. 2020. Dakar, proie des eaux. Sociologie de la ville catastrophée, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis.
- Legros, O. 2008. « Observer la participation à partir des villes d’Afrique et d’Orient », in O. Legros (dir.), Participations citadines et action publique. Dakar, Rabat, Cotonou, Tunis, Jérusalem, Sanaa, Adels : Yves Michel, p. 7-14.
- Montero, S. et Baiocchi, G. 2021. « A Posteriori Comparisons, Repeated Instances and Urban Policy Mobilities : What “Best Practices” Leave Behind », Urban Studies, vol. 59, n° 8.
- Mitlin, D. et Satterthwaite, D. 2013. Urban Poverty in the Global South. Scale and Nature, Londres-New York : Routledge.
- Navez-Bouchanine, F. et Deboulet, A. (dir.). 2012. Effets sociaux des politiques urbaines. L’entre-deux des politiques institutionnelles et des dynamiques sociales. Algérie, Maroc, Liban, Mauritanie, Paris : Karthala.
- Olivier de Sardan, J.-P. 2021. La Revanche des contextes. Des mésaventures de l’ingénierie sociale, en Afrique et au-delà, Paris : Karthala.
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- Theven de Gueleran, S. 2019. « Le contexte institutionnel de la gestion des inondations à Yeumbeul Nord », in O. Cissé (dir.), Les Inondations à Dakar. Gestion des risques et adaptations locales, Paris-Dakar, Karthala-IAGU.