Les origines de l’ouvrage remontent aux années 1990, avec la commande, par le ministère néerlandais des Transports, des travaux publics et de la gestion de l’eau, d’une étude historiographique sur le cyclisme en Europe [1]. Le désir de la réactualiser et de l’adapter aux lecteurs anglophones a conduit les auteurs à élargir le corpus et les visées de la recherche. C’est ainsi que les chercheurs de l’université technique d’Eindhoven, aidés de leurs collègues du groupe « Technologie, innovation et société », ont publié Cycling Cities en 2016.
Quatorze monographies sur l’histoire des processus décisionnels dans les villes européennes – Amsterdam, Utrecht, Enschede, Eindhoven, Copenhague, Anvers, Manchester, Hanovre, Bâle, Malmö, Stockholm, Budapest, Lyon et le Limbourg méridional (Pays-Bas) – constituent le corps principal de l’ouvrage. Si la propension monographique de cette publication ne va pas sans difficulté en termes de communication des résultats de recherche, elle permet de développer une narration à multiples niveaux. Le discours textuel et iconographique pluridisciplinaire permet aux auteurs de communiquer des contenus intéressants tant pour les chercheurs de l’urbain, que pour les professionnels de l’aménagement, les décideurs politiques, les enseignants en urbanisme, ou encore tout historien amateur intéressé par l’articulation du quotidien et de l’exceptionnel dans l’histoire européenne du dernier siècle. L’originalité de Cycling Cities se situe dans la capacité des auteurs à expliciter, d’une manière accessible au grand public, les différents facteurs endogènes et exogènes ayant influencé la pratique quotidienne du cyclisme dans les villes.
Les auteurs commencent par retracer l’évolution des mentalités des décideurs politiques et des professionnels de la ville, mais aussi des citadins, qui va de pair avec certaines pratiques d’aménagement. Une iconographie riche et originale témoigne de la baisse de l’acceptation des risques dus aux pratiques de mobilité, pour la santé et pour l’environnement : plans infrastructurels, photographies de scènes urbaines, affiches publicitaires et documents administratifs rendent compte d’une quête de compromis, souvent difficiles, entre la fluidité de la circulation automobile et la sécurité des piétons et des cyclistes. L’action des parents d’élèves, à travers toute l’Europe, est révélatrice des différences d’un contexte territorial à l’autre. Leur voix n’a nulle part été plus efficace politiquement qu’aux Pays-Bas où, dès les années 1970, la campagne « Arrêtez le meurtre des enfants ! [2] » a « forcé le gouvernement néerlandais à mettre en place des mesures de ralentissement de la circulation dans les quartiers résidentiels » (p. 189).
Dans un second temps, l’ouvrage propose un questionnement sur les manières dont différents champs d’expertise ont contribué aux politiques de mobilité urbaine. Dans nombre de contextes spatio-temporels, les ingénieurs des transports des services d’urbanisme municipaux ont été remplacés, à partir des années 1970, par d’autres profils : des organismes de lobby du cyclisme, des associations pour la protection de l’environnement ou encore des institutions chargées de renforcer la sécurité routière. L’étude comparative de la comptabilité des déplacements urbains dans les 14 villes conduit les auteurs à dénoncer les lacunes dans la collecte de données. Par le biais d’un ensemble d’éléments iconographiques créés spécifiquement pour cette recherche, l’ouvrage met en évidence le désintérêt de certaines catégories professionnelles pour les déplacements non motorisés, de petite masse et de petite vitesse.
Suivre la transformation des usages d’une même infrastructure est une troisième stratégie à laquelle les auteurs ont recouru pour révéler les conflits d’intérêts sur la scène urbaine. Les pistes cyclables en sont l’exemple le plus illustre car elles révèlent un paradoxe intéressant. Bien que ces infrastructures fussent initialement conçues pour libérer les rues des cyclistes, souvent considérés comme « indisciplinés » et « dangereux » (p. 111), le principe de séparation des flux par masse et vitesse fut progressivement admis par différents organismes. Aujourd’hui, de nombreuses associations nationales et européennes pour la promotion du cyclisme ne cessent d’exiger l’extension et la densification du réseau de pistes cyclables qu’elles font valoir comme un des meilleurs « indices de durabilité urbaine » (p. 118). Le sentiment de sécurité renforcée semble avoir permis un changement des mentalités, même si la relation absolue de ces aménagements avec la mortalité routière n’a pas été démontrée [3]. L’ouvrage révèle aussi que la place de la bicyclette dans les débats politiques a changé : d’un mode de déplacement parmi d’autres elle est devenue, avant tout, « un outil de distinction des positions idéologiques » (p. 158).
Les auteurs rappellent cependant que de nombreuses municipalités dans lesquelles la part modale de la bicyclette est importante l’ont promue pour des raisons économiques, s’étant tout simplement retrouvées dans l’incapacité d’investir dans les transports collectifs et dans le maintien des infrastructures de modes motorisés. Alors que la pénurie financière est aujourd’hui récurrente dans les villes européennes, la diminution des fonds accordés par les gouvernements nationaux et fédéraux a contribué à quelques innovations sociales. Les auteurs de Cycling Cities font l’éloge d’initiatives locales au Danemark, aux Pays-Bas et en Belgique, où l’apprentissage de la bicyclette est devenu « un outil d’aide à l’assimilation des populations issues de l’immigration récente » (p. 99). Il y a quelques années, le cyclisme a même été suggéré comme l’un des critères d’analyse dans l’évaluation de la satisfaction générale des ménages aux Pays-Bas [4]. Rappelons toutefois que les vélo-écoles françaises ont, elles aussi, assez tôt abordé la question de l’insertion sociale et professionnelle. En 2009, le Club français des villes et territoires cyclables souligne que le financement des vélo-écoles par le Fonds social européen témoignait de la foi, à différents niveaux politiques, dans les bienfaits de ce mode de déplacement en tant qu’outil pédagogique [5].
Enfin, l’ouvrage permet de prendre conscience d’une vérité bien connue mais insuffisamment diffusée, selon laquelle les transports en commun ont été les véritables concurrents de la bicyclette. Les auteurs mettent l’accent sur la nécessité d’intégrer toutes les offres de mobilité spatiale pour diminuer la part modale des transports individuels motorisés. Dans la majorité des territoires ouest-européens, parmi les opérateurs et les autorités organisatrices des transports, il existe un consensus à ce sujet. Pour autant, les efforts sur le plan de l’intermodalité ne dépassent que très rarement les centres-villes et les hubs interurbains. L’exemple d’Amsterdam, et de bien d’autres cités dans l’ouvrage, révèle qu’il existe un décalage important entre les politiques de déplacements à l’échelle régionale et urbaine. Pour cette raison notamment, l’usage de la bicyclette est aujourd’hui en déclin dans les quartiers de banlieue, alors même que le cyclisme gagne du terrain dans les centres urbains. S’y ajoute la question (culturelle) des distances admissibles pour la course à vélo, situées, presque unanimement, aux alentours de 7,5 kilomètres.
Depuis plusieurs dizaines d’années, la bicyclette à assistance électrique est l’une des solutions proposées à cette problématique. Or, les ventes sur le marché européen n’ont décollé que lors des cinq dernières années. La bicyclette électrique est aujourd’hui expérimentée pour la livraison de marchandises et les déplacements quotidiens dans les villes européennes comme dans les territoires périurbains et ruraux, que ce soit à travers des initiatives nationales, tel le Schaufenster Elektromobilität (« Vitrine de la mobilité électique ») allemand, ou dans le cadre de programmes européens pour le financement de la recherche et de l’action innovante. Bien que les statistiques dont on dispose à l’heure actuelle ne permettent pas de tirer de conclusions fiables et valables pour l’ensemble des territoires européens, les auteurs de Cycling Cities ne s’en désintéressent pas. En conclusion de l’ouvrage, le lecteur retrouvera un complément sur l’état de l’art mettant en évidence le manque de connaissances sur les transformations sociotechniques que permettent les nouvelles possibilités techniques de cet objet familier qu’est la bicyclette. N’oublions pas de mentionner que le groupe conduit actuellement une étude sur ce sujet [6].