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Débats

Le contrôle des loyers empêche-t-il l’investissement dans l’immobilier ?

Après avoir encadré la location de logements pendant une grande partie du XXe siècle, le contrôle des loyers connaît depuis les années 1950 un rejet massif, au motif qu’il découragerait l’investissement immobilier. À partir d’une enquête historique inédite, Loïc Bonneval montre le caractère très discutable de ces critiques, le contrôle des loyers n’ayant pas empêché par le passé la rentabilité de l’investissement locatif.


Dossier : Les nouvelles politiques du logement

La question de l’encadrement des loyers dans le secteur privé est dans l’air du temps. La proposition du Parti Socialiste, dans le sillage d’associations comme la Fondation Abbé Pierre, de limiter les hausses de loyer à la relocation (et pas seulement en cours de bail) a ainsi remis cette question sur le devant de la scène. Les arguments en faveur de ce type d’intervention reposent assez largement sur le constat de la hausse de la part du logement dans le budget des ménages ainsi que sur celui d’une augmentation très forte des loyers à la relocation ces dernières années [1].

Le consensus sur les effets pervers du contrôle des loyers

Il est toutefois probable que ce regain d’intérêt réveille également les critiques axées sur l’effet pervers de la réglementation sur les loyers et sur le précédent du contrôle des loyers de l’entre-deux-guerres et de la loi de 1948. De telles critiques sont solidement ancrées, aussi bien parmi les associations de propriétaires (ce qui n’est guère surprenant) qu’au sein du monde académique. Il s’est forgé, dès sa mise en place dans l’entre-deux-guerres, une vision extrêmement négative du contrôle des loyers et de ses effets sur l’investissement immobilier [2] : en dégradant la rentabilité des placements immobiliers, l’encadrement des loyers aurait des conséquences néfastes sur la construction neuve, sur l’investissement locatif et sur l’entretien des immeubles. La concomitance, pendant l’entre-deux-guerres puis après la loi de 1948, du contrôle des loyers, d’une lente dégradation du parc immobilier ancien et d’une pénurie durable de logements a conféré à cette vision la force de l’évidence, alors même qu’elle ne repose que sur un faible nombre de recherches et de données empiriques et que ces problèmes ne sont pas apparus après la Première Guerre mondiale.

Il ne s’agit pas ici de tenter une réhabilitation du régime spécial de l’entre-deux-guerres, ni de la loi de 1948, qui reposent chacun sur des dispositifs spécifiques et discutables (cf. encadré 1), mais, en apportant quelques données plus précises issues d’une recherche récente, de questionner ce quasi-consensus [3] sur l’équation qui lie contrôle des loyers, rentabilité du placement et investissement immobilier. À partir des résultats d’une enquête sur le suivi d’immeubles d’un administrateur de biens sur la période 1860-1968 à Lyon (cf. encadré 2), l’argumentaire de l’effet pervers du contrôle des loyers habituellement admis nous apparaît ainsi relativement discutable. Nous n’approfondirons pas non plus la discussion sur les effets du contrôle des loyers sur la construction neuve et la rénovation, qui demanderaient des développements assez longs, pour nous concentrer sur ce facteur clé qu’est la rentabilité du placement immobilier et son évolution durant le contrôle des loyers.

Encadré 1 : les dispositifs d’encadrement des loyers

En France, le XXe siècle est marqué par une longue période de réglementation des loyers. Elle commence en 1914 avec un moratoire sur les loyers des personnes mobilisées (étendu progressivement à d’autres catégories de locataires). Le régime spécial des loyers qui lui succède après la guerre ne répond pas à une orientation et à une politique clairement assumées. Il est constitué d’un empilement de mesures (36 décrets et lois entre 1919 et 1936), présentées comme provisoires et parfois contradictoires entre elles, répondant à une situation continuellement perçue comme exceptionnelle. Les loyers étaient limités par un coefficient appliqué au loyer de 1914 (par exemple, en 1926, le loyer ne pouvait dépasser le double de celui de 1914). Les coefficients dépendaient des catégories d’appartements (les plus petits loyers sont les premiers concernés) et étaient continuellement révisés et étendus à d’autres locaux. À partir du début des années 30, les plafonds s’appliquent également à la relocation.

La loi de 1948 organise la sortie de ce régime spécial. Également fort complexe, dans la mesure où elle introduit différentes catégories d’appartements et impose le calcul d’une « surface corrigée », elle est présentée, selon les auteurs, comme un nouveau carcan législatif ou comme un moyen de retour au marché libre. Elle est en fait les deux : les logements reloués sortent du cadre de la loi, tandis que les autres restent sous ce régime pendant une période parfois très longue. Au début des années 50, les loyers encadrés par la loi ont connu une importante reprise mais l’écart entre loyers libres et loyers sous la loi de 1948 s’est rapidement creusé. C’est l’écart entre les deux qui sera la principale cause des effets négatifs de la loi.

Au cœur des critiques : la faiblesse des rendements locatifs

Au début des années 20, face aux mesures de contrôle des loyers, les propriétaires s’indignent surtout des atteintes au droit de propriété mais, rapidement, apparaissent des appréciations plus économiques. Elles consistent principalement à pointer le décalage entre les hausses autorisées par la législation et celles des prix, qui affectent notamment les charges de gestion [4]. Dans sa critique virulente du régime spécial des loyers, M.-M. Pitance [5] y voit un des principaux facteurs de l’atonie de la construction et du sous-entretien des immeubles. Sans oublier, certes, le rôle de la hausse des taux d’intérêt et des coûts de construction, ni celui de la « concurrence déloyale » que les HBM font aux entrepreneurs classiques, elle rend le contrôle des loyers responsable de la faible rentabilité de la construction, bien qu’il ne concerne pas les logements neufs. Pour expliquer l’évolution du logement dans les bouleversements économiques de l’entre-deux-guerres, la réglementation des loyers est ainsi placée au premier plan alors qu’elle n’est qu’un élément parmi d’autres, dont la pénurie de logements populaires depuis le XIXe siècle [6].

Les arguments portés par les associations de propriétaires sont en place dès le début de l’entre-deux-guerres. Mais c’est surtout après la Seconde Guerre mondiale, notamment avec le travail, pourtant moins à charge, de l’économiste Françoise Carrière en 1957 [7], que se structure l’approche critique du contrôle des loyers dans le monde académique. L’accent est mis sur la chute du rendement des placements immobiliers. L’ouvrage de Carrière a été souvent repris par la suite, sans que des données supplémentaires aient été apportées à l’élément central, le rendement locatif (ratio loyer/prix) [8] : Carrière estime que si les rendements bruts ne se sont pas effondrés après la Première Guerre mondiale, les rendements nets (c’est-à-dire tenant compte des charges) auraient connu une chute vertigineuse. La hausse des charges de gestion et d’entretien par rapport aux loyers serait la cause du sous-investissement dans les immeubles. Le livre est caractéristique des travaux sur le sujet : sa méthode repose sur des comparaisons de séries (par exemple la série des prix et celles des loyers) et non sur la mesure directe des rendements. La différence entre les deux est importante : dans le premier cas, plus approximatif, on rapporte le loyer moyen au prix moyen tandis que dans le second on calcule le ratio moyen, les deux calculs étant différents [9]. Or, la seconde solution suppose de disposer de sources difficilement accessibles. Et dans l’ouvrage de Carrière, les rendements bruts ne sont ainsi connus que par des dires d’experts et aucune donnée n’est apportée sur les rendements nets [10].

Encadré 2 : méthodologie, le suivi longitudinal d’un échantillon d’immeubles [11]

Les résultats présentés ici proviennent d’une recherche financée par l’ANR qui repose sur le dépouillement des registres de comptabilité d’immeubles d’un administrateur de biens lyonnais privé, datant des années 1860 et encore en activité, qui a donné accès à ses archives. 64 immeubles gérés pendant plus de 50 ans (avec des baux classiques) ont été retenus, en privilégiant la période 1890-1968. L’échantillon choisi est suffisamment diversifié pour offrir une représentativité acceptable des quartiers centraux de Lyon, même s’il s’agit plutôt d’immeubles pour catégories moyennes ou supérieures. Les phénomènes liés à la rentabilité évoqués ici sont encore plus patents pour les immeubles populaires très dégradés (garnis, taudis) qui présentent des taux de rentabilité très élevés et un sous-entretien endémique. Les registres donnent des informations sur les loyers par appartements (ainsi que leurs caractéristiques : étage, surface, nombre de pièces), les sommes perçues par les propriétaires et les charges (incluant les charges fiscales comme l’impôt foncier). Ces données ont été complétées par la reconstitution des historiques de propriété des immeubles, essentiellement basée sur les transcriptions des actes de vente conservés aux hypothèques. Cette source permet de traiter la période récente, ce que le délai de consultation des archives notariales n’autorise pas. En plus de la succession des propriétaires, on a ainsi pu retrouver tous les prix de vente de ces immeubles et calculer les ratios de rentabilité.

Malgré le contrôle des loyers, le maintien de rendements élevés...

Or les résultats de notre enquête ne confirment pas cette théorie de la chute du rendement immobilier. On observe au contraire que les rendements nets sont restés élevés, car les prix des immeubles se sont ajustés à ceux des loyers. Pour étayer cette analyse, nous nous appuyons sur les mesures des rendements bruts et nets qu’il a été possible de réaliser. Mais cela ne représente encore qu’une première étape. En effet, le rendement observé à l’instant de la vente peut être trompeur pour plusieurs raisons : une hausse des loyers l’améliore, d’importantes réparations le détériorent, tout comme une hausse relative du prix à la vente par rapport au loyer. Le recul historique permet de mesurer la rentabilité ex-post, de façon rétrospective, c’est-à-dire en prenant en compte l’ensemble des revenus perçus par le propriétaire sur la période où il détient l’immeuble (on l’appellera « rentabilité différée »). On l’a fait de deux façons : d’abord sans tenir compte du prix de revente (rentabilité différée nette), puis en l’intégrant au calcul (rentabilité différée nette majorée) [12].

Rendements moyens par période

Période
Taux d’intérêts longs
Rendement instantané
Rentabilité différée
Brut
Net
Nette
Nette majorée
1860-1890
4 %
4,5 %
3 %
2,5 %
5 %
1891-1914
3 %
7 %
4,5 %
3 %
5,5 %
1915-1948
4,5 %
6,5 %
3,5 %
4 %
6,5 %
1949-1968
6,5 %
12 %
6 %
7 %
 [13]

Lecture : dans les ventes réalisées entre 1860 et 1890, les acheteurs auraient obtenu en moyenne un rendement de 4 % s’ils avaient placé la somme en rentes. Ils obtiennent en moyenne un rendement instantané brut (revenu locatif total/prix) de 4,5 %, net de 3 % si l’on tient compte des charges et des droits de mutation.

Ces résultats montrent d’abord que les rendements nets de l’entre-deux-guerres ne sont pas aussi bas que l’on aurait pu l’attendre, se situant même à des niveaux comparables à ceux du début de la IIIe République. Si l’écart entre les rendements nets et bruts s’accroît (et encore plus après 1948), la principale différence avec la période précédente réside plutôt dans le fait que les taux d’intérêt dépassent le niveau des rendements immobiliers.

...et une rentabilité supérieure aux taux d’intérêts

L’observation des rentabilités différées complète ce tableau. Elle montre tout d’abord que les immeubles achetés à la Belle Époque ont été particulièrement touchés par le régime spécial des loyers et par l’inflation. Mais elle montre également que les acheteurs de l’entre-deux-guerres ont en moyenne obtenu une meilleure rentabilité que ce à quoi ils pouvaient s’attendre. Certes, cela s’explique en partie par le fait qu’ils sont revendus après 1948, mais une partie non négligeable de leur période de gestion s’effectue durant le régime spécial des loyers. L’apport de cette mesure de la rentabilité est double. Elle confirme, dans un premier temps, l’assez bonne résistance du placement immobilier sur longue période, contrairement à l’idée généralement répandue d’un effondrement de la pierre consécutif au contrôle des loyers. C’est d’autant plus vrai que l’on tient compte de la valeur de revente.

La mesure après coup de la rentabilité montre également que le rendement instantané net (et a fortiori le rendement brut) peut se révéler assez trompeur. Certes, certains événements comme le moratoire de 1914, la législation sur les loyers ou l’inflation de l’entre-deux-guerres ne peuvent être anticipés mais certains d’entre eux sont, au moins en partie, prévisibles. L’appréciation des loyers, en particulier si les hausses en cours de bail sont indexées, en est un exemple. La rentabilité réelle mesurée a posteriori se révèle fréquemment supérieure à ce qui est anticipé par le rendement instantané net à l’instant t, ce qui signifie que la rentabilité de l’immobilier est tout aussi fréquemment sous-évaluée. Il y a là un argument intéressant à mettre en avant dans un contexte où le soutien et les mesures incitatives à l’investissement locatif suscitent un certain nombre de critiques quant à leur coût et à leur ciblage.

Faut-il contrôler les loyers ?

Les remarques développées ici conduisent à relativiser l’impact du contrôle des loyers sur le sous-investissement dans l’immobilier. Certes, elles concernent des contextes historiques spécifiques dont les caractéristiques ne se retrouvent pas à l’époque actuelle. Les effets du contrôle des loyers ne se comprennent que rapportés à un faisceau de facteurs caractérisant les marchés du logement lors des périodes successives. De plus, les dispositifs antérieurs sont critiquables : le caractère chaotique du régime spécial des loyers dans l’entre-deux-guerres ne peut pas plus servir de modèle que la loi de 1948 et la constitution, de fait, d’un double marché, l’un réglementé et l’autre « libre ».

Il n’en reste pas moins que le postulat d’un effondrement de la rentabilité consécutif au contrôle des loyers est erroné. La proposition de limiter les hausses de loyer à la relocation ne semble donc pas non plus devoir provoquer de chute importante du rendement du placement immobilier. Elle évite également l’écueil de la loi de 1948 (et qui caractérise la situation actuelle, quoique de façon moins forte) en rapprochant les hausses à la relocation et en cours de bail. Au-delà même de cette proposition, il convient de ne pas s’en tenir à une vision réductrice de l’investissement immobilier, uniquement centrée sur le ratio loyer/prix, vision qui peut altérer l’effet des politiques publiques visant à agir sur l’investissement locatif.

Pour poursuivre le débat sur le contrôle des loyers, voir aussi :

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Pour citer cet article :

Loïc Bonneval, « Le contrôle des loyers empêche-t-il l’investissement dans l’immobilier ? », Métropolitiques, 12 octobre 2011. URL : https://metropolitiques.eu/Le-controle-des-loyers-empeche-t-il-l-investissement-dans-l-immobilier.html

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