La carte scolaire [1] est un marronnier. Pas plus tard que le 18 septembre 2017, le directeur adjoint de Libération publiait un billet intitulé « À mes amis qui trichent avec la carte scolaire [2] », accusant les familles la contournant de contrevenir à leurs convictions de gauche. Le texte a donné lieu à une petite polémique, à travers notamment la « Lettre d’un tricheur » d’un père se justifiant de se soustraire à la carte scolaire dans des contextes où les établissements sont « difficiles [3] ». Cet exemple donne à voir combien la carte scolaire et les attitudes des familles se trouvent au cœur de jugements moraux qui sont partie prenante de stratégies de distinction très répandues, en particulier dans les milieux dotés culturellement et intéressés par les enjeux politiques. En creux, c’est la question de la « mixité », de la ségrégation et de la cohabitation de groupes sociaux hétérogènes qui est posée par ces débats. À les suivre, tout se passe comme si la carte scolaire et les pratiques des familles étaient réductibles à ces enjeux de « mixité ». Au-delà des luttes de définition autour de ce que devraient être les « bons » comportements des familles, les recherches en sciences sociales donnent à voir la carte scolaire autrement [4]. Le « choix » de l’école n’a pas échappé à l’extension historique du domaine d’intervention étatique (De Swaan 1988) : la carte scolaire est d’abord un dispositif d’action publique, contrôlé par l’État (et diverses collectivités territoriales selon le niveau [5]) et, comme pour toute politique publique, ses objectifs officiels sont loin d’éclairer la complexité du phénomène. En matière de carte scolaire, les débats autour de la « mixité » constituent plutôt des obstacles à l’analyse de ce qui se joue dans ce mode de régulation politique des comportements scolaires des différents groupes sociaux.
Genèse et critiques néolibérales de la carte scolaire
Un retour sur l’histoire permet de contourner les obstacles liés à la manière dont les débats autour de la carte scolaire sont aujourd’hui construits. Il montre que la catégorie de « mixité » ne constitue qu’un objectif politique assigné tardivement – à la fin des années 1990 – à la carte scolaire. Celle-ci est mise en place au début des années 1960 [6] dans une perspective de planification et d’aménagement du territoire, prenant place dans un ensemble de réformes éducatives (entre autres l’abandon de la séparation filles/garçons au profit de ce que l’on nomme à l’époque la « mixité » sexuelle dans les classes à partir de 1962). Elle est peu débattue publiquement et ce n’est qu’à la fin des années 1970, suite à l’instauration du « collège unique » accueillant désormais toutes les classes sociales, que la carte scolaire est mise au cœur des débats publics.
Les controverses portent alors sur « la liberté des familles » et c’est dans cette perspective que des dérogations sont mises en place par le gouvernement RPR par un décret du 3 janvier 1980. C’est aussi au nom de la « liberté » que la carte scolaire est critiquée dans les années 1980, en particulier par des acteurs politiques néolibéraux [7]. Dans ce contexte et suite à l’échec du projet de « grand service public unifié et laïc de l’Éducation nationale » (SPULEN) [8], la carte scolaire des collèges est l’objet de premiers « assouplissements [9] » en 1984 (avec un principe de libre choix de l’établissement) et en 1987 (avec certaines zones de libre choix dans 77 départements, puis 89 l’année suivante). Ces réformes s’inscrivent dans une double tendance à la territorialisation des politiques éducatives (Charlot 1994) et à la spatialisation des problèmes sociaux (Tissot et Poupeau 2005). Elles sont évaluées plusieurs fois (Ballion et Théry 1985 ; Ballion et Œuvrard 1990) et, dès cette période comme dans la plupart des travaux conduits jusqu’à aujourd’hui (par exemple François et Poupeau 2008 ; Van Zanten 2009), le constat est sans appel : ce sont très largement les familles des classes moyennes et supérieures, notamment celles les plus dotées culturellement, qui sont aussi les plus dépendantes de l’école pour assurer leur reproduction (en particulier les enseignants) qui contournent la carte scolaire [10]. Les catégories populaires, malgré leurs investissements éducatifs, recourent moins aux dérogations et aux diverses stratégies permettant de s’accommoder de la carte scolaire. Sans surprise, la « liberté de choix » accentue les inégalités.
La « mixité » par la carte scolaire ?
La carte scolaire est toutefois repolitisée à partir de 1997-1998 par l’importation dans le domaine scolaire d’une nouvelle catégorie d’action publique. En quelques mois, produire de la « mixité » – catégorie importée depuis les politiques de la ville au cours des années 1990 (Tissot 2007) – et lutter contre les ségrégations (sociales, ethno-raciales, entre établissements, entre classes) sont érigés en objectifs politiques majeurs pour la carte scolaire, de manière relativement consensuelle dans les milieux politiques, médiatiques et scientifiques [11]. Les variations des prises de position ne renvoient dès lors pas à l’objectif de « mixité » mais au sens des causalités : la carte scolaire doit-elle être « resserrée » (voire étendue) pour limiter les « fuites » des familles favorisées des quartiers populaires, comme le proposent divers acteurs à gauche du champ politique ? Ou la carte scolaire doit-elle être « assouplie » (voire supprimée) pour permettre aux familles populaires de s’extraire des quartiers les plus ségrégués, position plutôt défendue à droite du champ politique et incarnée par les promesses de N. Sarkozy en 2007 ? Par sa grande polysémie [12], la catégorie de « mixité » peut donc servir à justifier des orientations très contrastées.
Un des non-dits de ces controverses est l’existence de ségrégations socio-spatiales et ethno-raciales (Felouzis, Liot et Perroton 2005) bien au-delà de la carte scolaire, qui sont pour partie entretenues par les politiques de peuplement et les logiques du marché du logement, comme s’il suffisait de tenter de créer de la « mixité » via la carte et les affectations scolaires indépendamment des inégalités sociales et territoriales préexistantes. Le problème de la non-mixité ne se réduit de fait pas à la carte scolaire mais est structurellement lié aux ségrégations résidentielles sur lesquelles viennent se greffer d’importantes inégalités d’offre scolaire : on sait notamment que les territoires à la composition sociale la plus favorisée sont aussi ceux où l’offre d’enseignement publique et privée est la plus diversifiée (Oberti 2007), cet état de fait étant lié aux politiques très inégales territorialement d’ouverture et de fermeture d’écoles publiques (Barrault-Stella 2016).
La réforme de 2007 et l’accentuation des inégalités
C’est dans ce cadre d’intelligibilité qu’une réforme est annoncée en 2007, au nom d’une « liberté » de choix qui favoriserait la « mixité » en permettant aux familles populaires de sortir de leurs quartiers. Au-delà des promesses non tenues de suppression, le gouvernement UMP généralise les possibilités de solliciter des dérogations qui sont désormais encouragées politiquement. Le nombre de demandes est alors en hausse (+ 8 % entre 2008 et 2009), particulièrement en milieu urbain (où l’offre scolaire de proximité est diversifiée). Le « taux de satisfaction » officiel est toutefois rapidement en baisse au niveau national (78,5 % en 2008, 73,7 % en 2009) du fait des capacités d’accueil limitées des établissements. Toutes les évaluations menées (par exemple Merle 2011 ; Fack et Grenet 2012 ; Oberti, Préteceille et Rivière 2012) confirment les résultats des enquêtes antérieures : la réforme a accentué les inégalités, la hiérarchisation des établissements et les ségrégations, suscitant beaucoup de ressentiment dans les familles des milieux populaires dont les demandes ont été refusées (Oberti et Rivière 2014). Suite à l’alternance politique de 2012, ces travaux ont aussi servi au diagnostic d’« échec de l’assouplissement » formulé par la nouvelle majorité [13], qui n’a pourtant pas introduit de modifications majeures de la carte scolaire si ce n’est quelques expérimentations locales au nom de la « mixité » : en 2016-2017, quelques collèges « multi-secteurs [14] » ont été mis en place, suscitant parfois des résistances de la part des parents de la bourgeoisie locale [15].
Une politique entretenant les inégalités sociales
Ce détour par l’histoire rappelle combien l’objectif de « mixité » est une invention récente et floue qui permet de justifier tout et son contraire en matière de carte scolaire. Le risque est grand que cette catégorie politique fasse écran. On objectera que des travaux sur les school mix effects (c’est-à-dire relatifs aux effets de l’hétérogénéité sociale dans les classes sur les résultats scolaires) soulignent qu’un certain degré de « mixité » favorise la progression scolaire des élèves de milieux populaires (par exemple Monseur et Crahay 2008). Mais ces travaux soulignent aussi que les meilleurs élèves ont tendance à moins progresser dans ces contextes que dans des situations d’entre-soi (on peut le déplorer mais ce n’est pas l’objet ici), et ils concluent en outre que la « mixité » n’est pas l’élément le plus central pour expliquer les inégalités scolaires, étroitement dépendantes des milieux sociaux d’appartenance et des ressources culturelles inégales des familles. Si l’on pose comme prémisse à l’analyse scientifique la rupture avec les catégories de pensée étatiques et militantes, force est alors de laisser de côté la question de la « mixité ». En suivant cette piste, on se rend compte que la promotion politique des dérogations après 2007 par le gouvernement UMP a conduit à un déclin relatif de l’efficacité – du fait d’un aléa croissant dans leur attribution (Barrault-Stella 2011) – d’une des pratiques de scolarisation (l’usage d’une dérogation) particulièrement répandue dans le pôle culturel des classes moyennes-supérieures, favorisant de fait les familles qui s’accommodent de la carte scolaire en mobilisant leur capital économique [16], par le recours à l’enseignement privé ou à des stratégies résidentielles.
Il n’est en effet pas possible de saisir les effets de la carte scolaire sans penser ensemble les pratiques des familles des différentes classes sociales, qu’il s’agisse de celles respectant la carte scolaire – conduite pouvant être tout aussi stratégique à travers des choix résidentiels en amont ou un déménagement (Korsu 2004) –, de celles la contournant – via les dérogations [17], l’enseignement privé [18] ou de fausses déclarations d’adresses (Barrault-Stella 2017) – ou encore de celles obtenant des arrangements par des négociations avec les autorités locales. Dès lors que l’on met en relation tous ces comportements – très inégalement répartis socialement et selon l’offre scolaire disponible – avec les diverses actions publiques autour de la carte scolaire – la fabrique des cartes, la gestion des dérogations et affectations, l’exclusion de l’enseignement privé du dispositif, le laisser-faire étatique face aux tricheries – cette politique apparaît comme un dispositif assurant l’entretien des asymétries qui structurent l’accès à l’école (Barrault-Stella 2013).
La focalisation des débats sur la « mixité » laisse ainsi de côté le fait que les agents de l’État organisent et légitiment, par des règles bureaucratiques relativement rationalisées, la scolarisation de la plupart des élèves dans les établissements publics de secteur tout en laissant d’importantes marges d’adaptation dont les groupes sociaux les plus dotés parviennent le mieux à tirer parti. La carte scolaire est de ce point de vue une politique qui, tout en permettant aux acteurs étatiques de planifier et d’organiser la scolarisation du plus grand nombre, laisse perdurer les inégalités sociales autour du « choix » de l’école en offrant aux groupes disposant des ressources adéquates diverses latitudes pour s’accommoder des contraintes étatiques. Elle est partie prenante des structures contemporaines du système de reproduction sociale en France : les réformes des gouvernants ces dernières années, indépendamment de leur étiquette politique, constituent des ajustements à la marge, des politiques symboliques visant à entretenir la croyance dans la capacité d’action du politique (Edelman 1964). Ou comment faire mine de satisfaire les aspirations scolaires croissantes des différents groupes sociaux tout en permettant aux mieux dotés de consolider leurs positions.
Que faire ?
Au lieu de traiter prioritairement des « territoires » ou des « établissements » et de rester prisonnier d’un mode de pensée focalisé sur la « mixité » que la carte scolaire est censée produire – mode de pensée conduisant à spatialiser les phénomènes sociaux et à occulter la dynamique des rapports de classes dans leur ensemble – on pourrait repenser les fondements structurels des stratégies socialement différenciées des familles. Au risque que le propos soit jugé naïf ou hétérodoxe, l’un des leviers politiques est la production d’une offre scolaire plus homogène et égalitaire, contre l’individualisation des politiques éducatives et l’accroissement de la hiérarchie entre les établissements, impulsés notamment par les milieux économiques (Tanguy 2016). Homogénéiser l’offre scolaire en supprimant l’enseignement privé financé par l’État pour réintégrer ses établissements dans le giron public constitue de ce point de vue une possibilité aujourd’hui oubliée. À tout le moins, harmoniser les conditions d’accès aux écoles publiques et privée (par exemple en soumettant l’enseignement privé à la carte scolaire) et, surtout, le contenu qualitatif des apprentissages proposés (ce qui supposerait une réforme d’ampleur des moyens alloués à l’école) serait un début. Ces leviers – dont, avouons-le, la mobilisation est improbable au regard des rapports de force actuels – ne seraient peut-être pas suffisants et il est possible que les groupes les mieux dotés parviennent malgré tout à entretenir leurs avantages par diverses stratégies de reconversion.
Mais on ne saurait trop en demander politiquement à un dispositif comme la carte scolaire. Il est à dire vrai probable que seule une crise politique de grande ampleur, aboutissant à une remise en cause de la position des groupes dominants (Dobry 1986), soit à même de contrarier le penchant structurellement très inégalitaire du système de reproduction dont l’État est partie prenante. Dépourvues d’intentions moralistes, de telles réflexions n’incitent aucunement au fatalisme ou à la démobilisation. Elles visent à contribuer à une réorientation vers le champ politique et les sommets de l’État – et non uniquement par le biais de mobilisations localisées, comme c’est aujourd’hui le plus souvent le cas dans le domaine scolaire – des modalités d’action contre les inégalités sociales.
Bibliographie
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