Le Sud-Est fait aujourd’hui figure de bastion de la droite républicaine et de terre de prédilection de l’extrême droite. Lors de la dernière élection présidentielle de 2012 en France métropolitaine, Nicolas Sarkozy a réalisé au premier tour son meilleur score dans les Alpes-Maritimes (37,2 % des suffrages exprimés). Pour sa part, Marine Le Pen a atteint dans ce département (23,5 %) et dans le Var voisin (24,8 %) des scores bien supérieurs à sa moyenne nationale (17,9 %). Dans ces deux territoires, tous les députés appartiennent à l’opposition parlementaire. Dans la conjoncture actuelle de défiance à l’égard du gouvernement, tout laisse donc présager un scrutin municipal largement favorable à la droite. Néanmoins, le tableau politique est plus complexe. Les enjeux conflictuels du développement territorial et les rivalités personnelles émaillent cette hégémonie, moins uniforme qu’il n’y paraît. Ils constituent dès lors la trame de fond des scrutins municipaux sur laquelle se penche cet article.
Une hégémonie locale sans partage ?
La « droitisation » du Sud-Est n’est pas récente. Le conseil général et la plupart des villes d’importance des Alpes-Maritimes sont gérés de longue date par la droite. Les bases de cette domination se sont principalement constituées le long du littoral méditerranéen, de telle sorte que désormais, de Toulon à Menton, peu de communes échappent à l’UMP et l’UDI. Ces bases s’étendent également dans de nombreuses communes périurbaines et rurales de l’arrière-pays maralpin, où s’affirme l’emprise du conseil général à travers le financement de projets locaux d’aménagement et d’infrastructures de voirie. Mais ces constats ne peuvent faire oublier l’implantation, souvent ancienne, de la gauche. Si le Var a connu un ancrage du socialisme (Sawicki 1997 ; Girault 1995), dans les Alpes-Maritimes c’est le Parti communiste (PCF) qui a pendant longtemps dominé la gauche. Implanté aux marges de l’agglomération niçoise (vallées du Paillon et du Var) ou dans certains quartiers de la ville-centre (Nice-Est), le PCF est parvenu, parfois jusqu’à aujourd’hui, à gérer des petites et moyennes communes comme Contes, Drap et Gattière (De Pena et al. 2009).
Le renforcement de la droite est contemporain d’un déclin du PCF que la progression du Parti socialiste n’est pas parvenue à remplacer (comme dans les communes de Cap-d’Ail et de La Trinité, conquises en 1995 et 2001 par l’UMP au PCF). Depuis les années 1970, le PS a connu des succès municipaux qui sont restés limités à des communes moyennes de la zone technopolitaine de Sophia Antipolis (Valbonne [1], à laquelle on peut ajouter la commune de Mouans-Sartoux gérée par l’écologiste André Aschieri depuis 1974) ou de la zone industrielle du Var (Carros). Ces succès n’ont guère freiné l’emprise de la droite, qui dirige aujourd’hui quatorze des quinze communes les plus peuplées des Alpes-Maritimes. La forte progression du Front national, notamment dans les zones urbaines du littoral et dans les communes périurbaines populaires, n’a pas plus entravé l’hégémonie politique des partis de droite (ni supplanté le communisme municipal au demeurant). À partir des années 1990, elle a néanmoins conduit à multiplier les situations de triangulaires, mais sans déboucher sur la conquête de municipalités par le parti d’extrême droite [2]. Parfois plus que la droite, cette montée du FN a davantage pénalisé la gauche, écartée du second tour de certains scrutins locaux (comme lors des cantonales de 2011 où elle est absente de quatorze des vingt cantons donnant lieu à un second tour).
Un mode de développement… peu durable
Les évolutions politiques maralpines sont indissociables des changements socio-économiques caractéristiques du développement méridional. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les Alpes-Maritimes ont connu une forte croissance démographique (avec un doublement de sa population), stimulée par un solde migratoire largement positif. Ce dynamisme a reposé sur la valorisation d’une rente territoriale (c’est-à-dire la valeur d’usage du cadre de vie) ayant permis d’attirer des entreprises tertiaires (aéronautique, hautes technologies, banques et finance) et des populations allogènes (retraités, vacanciers, travailleurs immigrés et riches clientèles étrangères, cadres…). Dans le même temps, les activités industrielles ont décliné et se sont délocalisées dans des zones périphériques. Dans les centres urbains, le développement résidentiel a favorisé les activités touristiques (hôtellerie, restauration), commerciales, immobilières. Il a structuré un tissu social fortement différencié avec, notamment, une couche de petits propriétaires spéculateurs côtoyant une vaste classe moyenne de petits indépendants et d’employés (plutôt que d’ouvriers) qui ont bénéficié de l’économie résidentielle et du développement du secteur public. Cette structure sociale, plutôt fragmentée et vieillissante [3], a été moins favorable à l’organisation de solidarités de classes. De surcroît, les élites locales ont cultivé un clivage spatial, plutôt que social, à travers l’opposition au centre étatique.
Dans plusieurs villes, comme Nice, les ressorts de l’hégémonie de la droite ont alors reposé sur la capacité à fédérer un bloc social composite auquel ont été intégrés les retraités et les rapatriés d’Algérie, deux catégories traditionnellement plus conservatrices. Les municipalités Médecin, de père en fils (de 1947 à 1991), ont ainsi bénéficié d’une assise sociale élargie, à la fois bourgeoise et populaire, en invoquant une identité « nissarde » contre le pouvoir central, en déployant une action publique mêlant de grands projets immobiliers et des régulations clientélistes, ou encore en contrôlant le territoire grâce à l’appui de nombreux relais institutionnels, associatifs et notabiliaires (Amiot et de Fontmichel 1971). Mais le déclin de ces ressources (avec la liquidation des associations para-municipales et le contrôle renforcé des budgets publics) et l’arrivée de nouveaux actifs ont progressivement déstabilisé ces pratiques gestionnaires municipales. Ce mouvement a constitué un terreau favorable à un renouvellement partiel des élites politiques locales du département. Ainsi, en 1995, l’ancien frontiste Jacques Peyrat parvient à conquérir la municipalité de Nice à la tête d’une liste comprenant plusieurs représentants des milieux socio-économiques locaux contre l’appareil discrédité du RPR.
Parallèlement aux répercussions politiques, le mode de développement résidentiel paraît de moins en moins durable. Il s’avère, en effet, consommateur d’espaces (+ 140 % de 1970 à 2000), sur un territoire déjà fortement contraint (mer, collines, montagnes, fleuve Var à risques), dessinant une conurbation ininterrompue de Menton à Cannes, mais aussi un mitage diffus des espaces du Moyen Pays (Jourdan 2003). Il a également suscité une forte pression foncière et une augmentation des prix, repoussant toujours un peu plus loin les populations les moins nanties. Malgré des velléités de maîtrise de leur croissance démographique, les petites communes ont dû composer avec une hausse de la demande de logement de ces populations urbaines, avec pour conséquence la transformation de leur tissu social (comme dans certaines municipalités communistes de la vallée du Paillon). À l’inverse, les communes périurbaines (Biot, Tourettes-sur-Loup…), ayant misé sur l’accueil de cadres et de salariés du privé grâce à une offre d’habitat pavillonnaire, se sont développées.
La quête effrénée d’attractivité territoriale bute aujourd’hui sur une série d’obstacles : rareté foncière, déficit de logements accessibles, engorgement des déplacements, érosion des terres agricoles, risques naturels et environnementaux, compétition entre zones d’activités. Autant de problèmes épineux qui ont nourri des conflits localisés à l’occasion de projets particuliers (contournement autoroutier, ligne ferroviaire à grande vitesse, extensions portuaires, implantation d’Ikea, préemption foncière pour la construction d’un grand stade). L’évocation convenue par la plupart des édiles de la thématique du développement durable ne parvient pas à désamorcer les contestations associatives (comme le mouvement citoyen de remise en culture de terres fertiles dans la plaine agricole niçoise, Terra Segurana).
Depuis quelques années, le traitement de ces enjeux politiques s’appuie sur de nouveaux outils de gouvernement, que les candidats ont préféré jusque-là occulter lors des échéances électorales. D’une part, malgré les résistances localisées de plusieurs maires (notamment dans la Roya et le bassin cannois), l’intercommunalité s’est imposée avec beaucoup de retard [4]. À la suite de la réforme territoriale de 2010, elle a structuré le territoire départemental autour de sept établissements de coopération (dont une métropole de 49 communes allant de Nice jusqu’aux montagnes du Mercantour) qui fonctionnent, ici comme ailleurs, sur la base d’arrangements discrets entre maires pour orienter et réguler les politiques publiques. D’autre part, le territoire stratégique de la Plaine du Var (couvrant quinze communes, soit 11 % de la population des Alpes-Maritimes et rebaptisé « Éco-Vallée »), qui offre encore de rares espaces fonciers disponibles, s’inscrit aujourd’hui dans le cadre d’une OIN (opération d’intérêt national). Il est dès lors géré par un établissement public d’aménagement au conseil d’administration (dont les séances ne sont pas publiques) composé de représentants de l’État et des différentes entités territoriales (conseil régional, conseil général, intercommunalités). Ces structures intergouvernementales, aux moyens importants, révèlent donc un déplacement des lieux de décision pour les principaux projets d’action publique. Leur maîtrise constitue dès lors un enjeu croissant qui pèse sur les stratégies et les soutiens politiques dans le cadre des élections municipales, à défaut de structurer les programmes (Cadiou et Grégory 2009). Le contrôle de ces structures tend à conditionner les investitures partisanes aux élections locales, fragilisant les récalcitrants à l’intercommunalité et aux grands projets (tels René Vestri, l’ex-maire de Saint-Jean-Cap-Ferrat, décédé en 2013, dont la contestation de la métropole niçoise lui a valu la concurrence de candidats soutenus par l’UMP).
Des histoires de famille
L’homogénéité politique du département ne signifie pas que les luttes municipales y soient moins âpres. Aux clivages politiques nationaux s’ajoutent, bien souvent, des rivalités internes à la droite. Celles-ci confèrent un aspect personnalisé aux joutes électorales et témoignent de la difficulté des formations politiques (en l’occurrence, ici, de l’UMP) à réguler la compétition locale dominée par la droite. Déchirements, divisions et exclusions au sein d’une même famille politique intensifient alors l’incertitude des résultats. Ces tensions contribuent à la rotation – certes relative – du personnel politique local : en effet, dans bien des cas, des candidats dissidents ou indépendants sortent victorieux d’un scrutin municipal, mais sont enclins, une fois les élections passées, à intégrer les formations de droite pour renforcer leur position. Dans cette perspective, les élections municipales de 1995 ont ouvert un nouveau cycle, avec un taux de renouvellement des maires s’élevant à 46 % dans les communes de plus de 3 500 habitants (contre 35 % et 23 % lors des élections de 2001 et 2008). Plusieurs outsiders de droite furent ainsi élus en 1995, contre les candidats sortants et investis par les partis politiques : Louis Nègre à Cagnes-sur-Mer, Jean-Pierre Leleux à Grasse, Michelle Tabarot au Cannet, Hervé Revel à Saint-Laurent-du-Var, Jacques Peyrat à Nice, etc. Depuis, ces édiles sont devenus les principaux leaders départementaux de l’UMP (à l’exception de Jacques Peyrat, exclu depuis les municipales de 2008, où l’UMP lui préféra Christian Estrosi). En 2014, l’usure municipale, traditionnelle au terme de trois mandats (Martin 1996), ouvrira-t-elle une nouvelle séquence politique ? Sans présumer des résultats dans les 163 communes du département, force est néanmoins de constater que les prochaines batailles municipales n’échapperont pas aux divisions.
Ainsi, dans la cinquième ville de France, Nice, le maire sortant (Christian Estrosi) sera concurrencé dans son propre camp par deux listes : l’une conduite par l’ancien maire, Jacques Peyrat, esseulé et enclin à se tourner vers ses attaches originelles à l’extrême droite ; l’autre, plus hétérogène, par des adjoints dissidents en rupture de ban, contestant la pratique du pouvoir du maire et revendiquant l’ouverture vers quelques personnalités de gauche isolées. Comme en 2008, les divisions n’épargneront pas la gauche avec, cette fois, deux listes : l’une du Front de gauche, l’autre dirigée par le premier secrétaire fédéral socialiste et premier vice-président du conseil régional, Patrick Allemand, contesté par certains rivaux de son camp pour n’avoir pas organisé des primaires localement. À cette configuration s’ajoutera une liste du FN conduite par une candidate parachutée (Christine Arnautu), au sein d’une section niçoise divisée et incapable de faire émerger un leader local malgré les scores élevés du parti. Cette tête de liste est, d’ailleurs, aujourd’hui vivement contestée, tant par des militants frontistes que par les extrémistes identitaires [5]. Dans ce contexte concurrentiel, les efforts du maire Christian Estrosi de concilier, tant bien que mal, les références à une ville « verte » et « sûre » risquent de ne pas suffire pour neutraliser d’autres questions portées par ses opposants : l’endettement croissant de la métropole, le projet de tramway souterrain, l’inauguration d’un grand stade à l’accessibilité très problématique ou un parc de logements sociaux insuffisant (environ 12 % des résidences principales).
Bien d’autres communes, au sein de la métropole niçoise, ne seront pas épargnées par les déchirements internes à la droite locale, telles Saint-Laurent-du-Var, Villefranche-sur-Mer, La Gaude, Vence. Les rivalités seront également fortes dans les autres villes d’importance, comme Grasse, Menton ou encore Cannes, où l’UMP – sans doute en l’absence de tout risque de victoire de la gauche – s’est bien gardée de trancher parmi les prétendants en s’abstenant de toute investiture. Dans les plus petites communes rurales de l’arrière-pays, l’importance moindre des étiquettes partisanes favorise, là aussi, le pluralisme des candidatures – parées du label « divers » – et génère, de fait, des scrutins tout aussi disputés (Saint-Martin-de-Vésubie [6], Spéracèdes, Saint-Étienne-de-Tinée…).
Stimulées par l’anticipation de victoires promises à la droite, les divisions se nourrissent également de la diversité des ressources pertinentes localement. L’autorité partisane doit, en effet, composer avec des logiques d’enracinement territorial (comme à Villefranche-sur-Mer avec la candidature des sortants Jean-Pierre Mangiapan et Gérard Grosgogeat contre un candidat UMP jugé peu disponible) et des logiques d’héritage, familial ou cooptatif (comme à Grasse avec la candidature du petit-fils de l’ancien maire, Hervé de Fontmichel, contre le candidat UMP, coopté par le maire sortant). La dynamique de ces rivalités dépasse bien souvent le seuil des communes concernées. Elles mettent en jeu l’autorité et l’influence des chefs politiques départementaux (Éric Ciotti, député et président du conseil général ; Christian Estrosi, député-maire de Nice ; et Michelle Tabarot, député-maire du Cannet et secrétaire générale de l’UMP). À travers les soutiens apportés à tel ou tel candidat, ceux-ci peuvent, en effet, s’y disputer des affidés potentiels pour affirmer un leadership politique particulièrement convoité au sein de la droite locale. Ils y rejouent parfois la primaire de l’UMP (Copé/Fillon) qui a déchiré les barons locaux en lutte pour le contrôle de la troisième fédération départementale de France.
Souvent caricaturées comme l’expression d’un microcosme particulariste, les élections municipales dans les Alpes-Maritimes sont pourtant porteuses de leçons plus générales sur la vie publique locale. Elles invitent à réfléchir, entre autres, sur les contradictions d’un mode de développement résidentiel désiré aujourd’hui par de nombreux édiles mais coûteux écologiquement et socialement, sur les formes d’intégration au sein de sociétés fragmentées et frappées par la démobilisation électorale ou, encore, sur la difficulté des partis politiques à réguler les rivalités personnelles au sein d’une droite locale hégémonique.
Bibliographie
- Amiot, Michel et de Fontmichel, Hervé. 1971. « Nice : un exemple de monarchie élective au XXe siècle », Ethnologie française, n° 2, p. 49‑63.
- Cadiou, Stéphane et Grégory, Marie-Ange. 2009. « De la discrétion à la célébration : l’intercommunalité niçoise », in Le Saout, Rémy (dir.), L’Intercommunalité en campagne, Rennes : Presses universitaires de Rennes, p. 115‑136.
- De Pena, Jean, Salles, Pierre-Olivier et Troupel, Aurélia. 2009. « Qu’est la gauche devenue ? Comprendre les dynamiques électorales des Alpes-Maritimes », in Gombin, Joël et Mayance, Pierre (dir.), Droit(es) aux urnes, Paris : L’Harmattan, p. 111‑137.
- Girault, Jacques. 1995. Le Var rouge. Les Varois et le socialisme de la fin de la Première Guerre mondiale au milieu des années 1930, Paris : Publications de la Sorbonne.
- Jourdan, Gabriel. 2003. Transports, planification et gouvernance urbaine : étude comparée de l’aire toulousaine et de la conurbation Nice–Côte d’Azur, Paris : L’Harmattan.
- Martin, Pierre. 1996. « Existe-t-il un cycle électoral municipal ? », Revue française de science politique, vol. 46, n° 6, p. 961‑995.
- Sawicki, Frédéric. 1997. Les Réseaux du Parti socialiste, Paris : Belin.